La gloire en time-lapse

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 Hernán a douze ans lorsque son père lui offre son premier appareil photo, un Casio QV-10. L’adolescent commence alors à immortaliser tout ce qui passe sous ses yeux ; les repas familiaux, les facéties de Smug, le dogue argentin de la famille, les visages fripés de ses grands-parents, Julieta, la petite voisine pour qui il en pince, les rues colorées de Buenos Aires ; tout ce qui vit sous son objectif y est capturé. Le paternel se félicite que son fils préfère appuyer sur un déclencheur que sur les boutons d’une Game Boy. Pour ce médecin austère, la photographie est sans aucun doute un hobby plus vertueux. L’homme a une aversion au risque incroyable. Il se lave les mains une dizaine de fois par jour, refuse de prendre l’avion et passe son temps à vérifier l’état des fusibles chez lui. Ça ne l’empêche pas de mourir bêtement, un beau matin de mai, en avalant la capsule d'un tube d'aspirines. Hernán a alors quinze ans et son apparente désinvolture cache mal sa peine. Il délaisse son Casio quelque temps pour ne pas trop penser à son père, puis pour batifoler avec la petite Julieta. Il passe brillamment ses classes et entame des études de droit ; il se destine à une carrière d’avocat. Son paternel aurait sans nul doute approuvé ce choix. « Il te faut un métier sûr mon fils. Notre époque est si incertaine. » Alors Hernán ingurgite des pages et des pages de code pénal et se rêve déjà en orateur de talent, défendant avec passion la veuve et l’orphelin. Mais à vingt-et-un ans, une leucémie s’immisce dans sa vie et inhibe ses ambitions en même temps que son énergie. Le crabe a beau gagner du terrain et tout dévorer sur son chemin, il n’arrive pas à avoir la peau du bel Argentin. Après des mois de convalescence, ce-dernier reprend du poil de la bête et arrache une à une les pinces de l’envahissant crustacé. La maladie s’éloigne, la vie reprend ses droits, le monde est à nouveau plein de possibilités. Finit le droit, Hernán veut parcourir le monde et combattre tous les cancers du monde, tous les maux qui gangrènent la planète. Un projet colossal, pour ne pas dire vain. Comment combattre un mal qui se niche discrètement dans le cœur de milliard d’hommes et de femmes et qui leur dicte l’individualisme, l’intolérance, l’avarice ou la colère ? Hernán le sait mais s’en moque. Pour lui, il n’y a qu’une façon de lutter contre ces fléaux, d’enrayer les guerres, les famines et la destruction des océans : rendre l’Homme meilleur. Comment ? En l’informant. Connaissance et partage, voilà son crédo. Il ressort son vieux Casio et embarque pour New-York. Il y passe six mois en immersion dans le monde des travestis et transsexuels qui font le trottoir du Meatpacking district, dans le sud de Manhattan. Le New-York Times publie ses photos. Un début en fanfare qui le propulse sous les radars des meilleures banques d’images et des revues les plus prestigieuses. Voilà son histoire, telle qu’il la relate lui-même, et telle qu’elle est reprise par les journalistes du monde entier.

Fort de son premier fait d’armes à Big Apple, il investit dans un appareil photo de pro et part à l’assaut de nouveaux mondes à explorer. Son style est brut, ses photos semblent animées. Ce dompteur d’images n’a pas peur d’arpenter les zones de combat, de faire danser son Leica sous les balles du Front al-Nosra et rapporte même quelques clichés de la bataille de Mossoul. La bande de Gaza, la Syrie, l’Irak… autant de terrains minés qu’il arpente avec une dextérité de gazelle. Il ne perd jamais de vue la mission qu’il s’est fixé : rendre compte de l’état du monde et faire éclater la vérité. Il zoome sur les visages en pleurs, sur les habitations en ruine, sur les émeutes, les champs de batailles, la poudre des fusils, les regards perdus des exilés, les effusions de ceux qui se retrouvent et parfois sur les paysages grandioses qui se moquent des conflits et sur les sourires de ceux qui sont tout étonnés d’être encore debout. Il mitraille tout ce qu’il voit et se construit une belle notoriété sur les réseaux sociaux. 230 000 abonnés sur Instagram, 65 000 sur Twitter, notre héros 2.0 fait sauter les compteurs. Il faut dire qu'au-delà de son indéniable talent, Hernán Cortès a d’autres solides arguments. 32 ans, une carrure d’athlète et un visage de playboy. Sur Instagram, sa photo de reporter apollonien est parfaite. Une crinière dorée de surfeur, une chemise bleue d’aventurier raffiné assortie à des yeux couleur lagon. Ce mec est un piège à fille, un fantasme ambulant. Mais il n’a pas le temps d’en profiter. Quelques tatouages recouvrent ses avant-bras et provoquent une furieuse envie de les décoder. Comme d’autres avant lui, il est allé chercher anticonformisme et originalité dans le fond d’un encrier. Sur cette photo, même son attitude est idéale : sa joue appuyée sur une main, le regard assuré, l’air songeur, voire inquiet, c’est l’attitude d’un homme qui se soucie d’autre chose que de sa propre beauté. Il ne faut pas oublier que notre Phébus défie tour à tour les vagues et le tsunami des affrontements armés avec pour seules armes, deux Leica M6. Hernán a parcouru plus de quatre-vingt-quatre pays et couvert la majorité des grands conflits qui ont endeuillé la planète au cours de la dernière décennie. Du Liberia à la Colombie, en passant par l’Irak, l’Afghanistan, le Rwanda, le Sri Lanka ou le Liban, il photographie les conflits les plus sanglants et risque sa vie pour rapporter des clichés sur les coins les plus inaccessibles de la planète. Sur son compte Instagram, les photos de guerre côtoient les selfies à la plage. Casquette à l’envers, lunettes de soleil, combinaison de surf replié sur ses hanches, laissant entrevoir son torse parfait. Mais même dans des décors paradisiaques, sa planche de surf à ses côtés, il semble soucieux, le regard perdu au loin. Il est encore sur les champs de bataille, c’est évident. Marc-Henry Levy, Kouchner et le compte officiel des Nations unies le suivent et lèvent leurs pouces virtuels à son courage et à son œuvre photographique. Avec sa photo d’une petite fille réfugiée dans une cabine téléphonique, seule droite au milieu d’un paysage apocalyptique de terre battue, de carcasses de voiture en feu et de fumée, il remporte Visa pour l’image. Une exposition est consacrée à sa série sur les réfugiés syriens. Il accède rapidement au titre de reporter de guerre pour les Nations unies. Le Buenos Aires Herald, le Wall Street Journal, la BBC, Al-Jazeera, Le Point et National Geographic s’arrachent ses photos. Sur les réseaux sociaux, Hernán légende ses photos et fait part de son quotidien « Moi qui ait été témoin de tant de guerres, de tant d’horreur, je sens que je flanche aujourd’hui. Je suis à Misrata, en Libye, l'un des tortionnaires les plus zélés du régime de Kadhafi est sur le point d'être exécuté par des miliciens. L'homme, menotté, le visage boursouflé, dégage une odeur fétide. Alors qu’il est traîné vers son lieu d'exécution, il crie I hate the bad man the Guide made of me, comme pour obtenir l’absolution. » Des anecdotes comme celle-ci, Hernán en a des centaines. Il est en bonne position pour remporter le prix Albert Londres 2018. Pour ce photographe au grand cœur, c’est la consécration.

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