Chapitre 1

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Note aux lecteurs : La version précédente a été effacée alors que je tentais de la transformer en chapitre... Merci à ceux qui l'ont déjà lue...

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Kathy empoigna la bandoulière de sa besace, ferma sa porte à clef et dévala l’escalier, manquant de renverser son voisin qui montait. Celui-ci n’eut que le temps de se plaquer contre le mur pour la laisser passer. Sans ralentir, elle lança :

— Bonne soirée, M. Dunand !

Comme à l’ordinaire, il ne répondit pas. Elle sentit le poids de son regard réprobateur dissimulé derrière ses sempiternelles lunettes rondes teintées. Avec sa barbe soigneusement taillée, ses chemises boutonnées jusqu’au cou et son Borsalino incliné sur le front, il semblait sorti d’un film de gangsters des années 30.

Sur le trottoir, elle ralentit à peine, n’accordant aucune attention aux nuages légers qui se teintaient de rose dans le soleil couchant. Si elle voulait nager son heure habituelle, elle avait intérêt à se dépêcher. Elle libéra son vélo des deux cadenas qui empêchaient les petits malins de piquer ses roues, sauta en selle et pédala avec l’enthousiasme de Jeannie Longo.

À 18 h 50, elle plongeait dans l’eau fraîche et entamait la première longueur d’un crawl parfait avec un bonheur indicible. Elle adorait nager depuis son enfance. Plaisir suprême, le lundi soir, la piscine olympique des Vernets était déserte. La ligne d’eau était rien qu’à elle. Son corps filiforme fusait ; elle oubliait parfois de respirer, sans jamais se sentir essoufflée. Elle évoluait dans son élément.

Gordon patientait, camouflé dans les ombres au fond du parking. Quatre fois par semaine, il passait une bonne heure debout, le regard dans le vague, à attendre que sa sirène daigne sortir de son aquarium chloré. À se demander pourquoi le Conseil l’avait envoyé ici. Cela faisait sept mois qu’il marchait dans les pas de Kathy, sans rien remarquer d’anormal. Elle partageait son temps entre son appartement, la Faculté de médecine et la piscine, dans laquelle il s’imaginait mal entrer en maillot de bain sans provoquer un incident.

Parfois, un blanc-bec un peu entreprenant la raccompagnait, lui souriait, lui proposait d’aller boire un verre, ce qu’elle refusait avec une régularité de métronome. Pour se donner bonne conscience, Gordon en avait suivi quelques-uns afin de s’assurer qu’ils étaient inoffensifs. À part des terrariums débordant de mygales chez l’un d’eux, il n’avait rien découvert de plus dangereux qu’un couteau à steak.

Dans ses rapports mensuels à l’officier de liaison, il insistait sur le fait qu’un gardien humain suffirait largement. Tout pour quitter la morne Genève et regagner son manoir anglais. Sauf que la réponse de l’officier ne variait pas d’un iota : Gordon poursuivrait sa surveillance tant qu’un exogène d’un rang équivalent ne serait pas disponible. Ça avait le don de l’agacer. Il en connaissait des dizaines qui seraient ravis de reprendre son poste ! À croire qu’on le voulait, lui, auprès de cette inintéressante maigrichonne.

Un regard à sa montre gousset le rasséréna : elle sortirait bientôt. Il la suivrait jusqu’à son immeuble, patienterait jusqu’à ce qu’elle éteigne les lumières et s’octroierait une courte partie de chasse. Cela faisait trop longtemps qu’il ne s’était pas dégourdi les jambes.

*

Comme d’habitude, à vingt heures tapantes, les surveillants demandèrent à Kathy de sortir du bassin. Elle nagea vers l’échelle avec un sourire d’excuse auquel ils ne répondirent pas, lassés de ses tentatives de prolongation. Elle empoigna les montants métalliques sans enthousiasme. Se hisser hors de l’eau lui procurait toujours une sensation désagréable, qui s’atténuait sous la douche, sans doute grâce à son savon liquide à la « fraîcheur naturelle océanique ». Tu parles, plus synthétique, tu meurs !

Une fois propre et enroulée dans sa serviette azur, elle récupéra ses affaires dans son casier, puis se dirigea vers les cabines. Des miettes de chips jonchaient le sol de la première, un mouchoir roulé en boule avait été oublié sur le banc de la seconde. Décidément, cette piscine était plus fréquentée par des truies que par des naïades. La troisième fut la bonne. Elle s’enferma dans le minuscule espace qui sentait le désinfectant pour enfiler ses vêtements.

À la sortie des vestiaires, elle s’arrêta une poignée de secondes devant les miroirs pour donner un rapide coup de peigne à ses courts cheveux bruns humides. Il faudrait d’ailleurs qu’elle prenne rendez-vous chez le coiffeur : ils rebiquaient sur les oreilles. Elle se dirigea vers la sortie en sifflotant. Sans ces kilomètres de nage hebdomadaires, elle serait depuis longtemps retournée chez ses parents, dans la campagne jurassienne. Dire qu’elle avait dû les travailler au corps pendant des semaines avant qu’ils l’autorisent à étudier à Genève… Sa fierté lui interdisait de leur avouer qu’elle rêvait de tout plaquer pour regagner le nid. Allez ! Haut les cœurs ! Elle finirait bien par s’adapter.

Elle franchit les portes coulissantes pour se retrouver dans le passage qui menait au parking. Les ampoules des deux réverbères qui éclairaient le chemin avaient grillé. Elle piocha ses clefs de cadenas dans la poche de son jean et s’engagea sur les dalles. Les semelles de ses baskets ne faisaient aucun bruit. Un silence aussi parfait qu’étonnant régnait. Elle allongea le pas, mal à l’aise. Son vélo l’attendait de l’autre côté du bâtiment, au bord de la route. Pour chasser sa nervosité, elle se mit à réfléchir. Que mangerait-elle ce soir ? Des céréales dans un bol de lait ou une pizza surgelée ? À moins qu’elle fasse un détour par le MacDo de Plainpalais ? Non, ce ne serait pas raisonnable, quatre fois dans la semaine. Sa mère ferait une syncope si elle apprenait qu’elle n’avait pas avalé un fruit ou un légume frais depuis plus d’un mois. Elle grimaça.

Un souffle d’air passa sur sa nuque, un bras entoura sa gorge, se referma. Son cœur accéléra, l’obscurité envahit sa vision. Elle planta les ongles dans le biceps de son agresseur, voulut ruer, mais ses muscles ne répondaient plus.

Elle s’évanouit.

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