Chapitre 7

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Agacé, Gordon serra les doigts sur les accoudoirs. Il s'apprêtait à répliquer quand un grincement imperceptible attira son attention. Kathy avait quitté son lit, et le parquet ancien l'avait trahie. Les deux autres ne s'étaient encore rendu compte de rien. Avec son audition hyperdéveloppée, lui était capable de décrire les mouvements de la jeune fille. Elle rejoignit à pas de loup la porte de la chambre, sans doute pour y coller l'oreille. Lentement, elle appuya sur la poignée.

L'ouïe de Lilith était à peine moins fine que la sienne. Dès que le pêne cliqueta dans la serrure, sa tête se tourna vers le bruit. Sa réaction alerta Christobald qui se redressa dans son fauteuil, prêt à accueillir la visiteuse. Quittant le sien pour aller se poster à l'entrée du couloir, Gordon lança d'une voix de stentor :

— Rejoins-nous, Kathy. Mes « collègues » sont arrivés.

Au bout du corridor, la porte pivota lentement. Kathy émergea de la pièce, les cheveux en bataille, des cernes sous les yeux et les vêtements froissés et tachés. De là où elle se trouvait, elle ne pouvait voir ni Lilith ni Christobald. Gordon lut l'hésitation dans sa posture. Il ne bougea pas, se contentant de l'observer. Sa manière de réagir en dirait long sur sa résistance et ses facultés d'adaptation. Elle quitta timidement l'abri de la chambre, puis s'immobilisa, la main toujours sur la poignée de la porte. Ses yeux paraissaient immenses dans la semi-obscurité. Elle tira sur son pull d'un geste nerveux. Elle évoquait à Gordon une biche aux abois. En réponse réflexe, ses canines pulsèrent dans ses gencives. Les proies attirent les carnassiers. Ça s'annonçait mal. Il pinça les lèvres. Remarquant sa désapprobation, elle se redressa, carra les épaules, ferma le battant derrière elle d'un geste très calme et s'avança vers lui d'un pas mesuré. Gordon contint son sourire. Brave petite ! Sa vraie nature remontait sous le conditionnement humain qui lui avait été imposé.

Il s'écarta pour qu'elle ait une vue dégagée sur le duo qui patientait dans le salon. Kathy s'immobilisa un instant sur le seuil. Ses yeux volèrent de Christobald, toujours assis avec l'élégance d'un dandy, à Lilith, appuyée contre le chambranle de la fenêtre. Le corps détendu, avec ses traits doux et son sourire affable, elle semblait presque inoffensive. Combien d'hommes étaient tombés dans le piège de cette innocence feinte avant de succomber à ses assauts ? Elle avait dû cesser de compter après 20 000.

Il se passa moins de trois secondes avant que Kathy continue d'avancer. Comme hypnotisée par Lilith, elle contourna les fauteuils pour s'approcher d'elle et lui tendre la main. Déstabilisée par sa conduite, celle-ci se décolla de son appui avant de lui rendre son geste. Gordon écarquilla les yeux. Il existait une règle de base chez les exogènes : pas de contact physique lorsqu'on ignorait la nature profonde de celui qui nous faisait face. Soit Lilith avait reçu un parpaing sur la tête, soit Kathy provoquait des réactions aberrantes. Christobald suivait la scène avec un détachement feint, mais la fixité de son regard trahissait sa fascination. Quand les paumes des deux jeunes femmes se touchèrent, les pupilles de Lilith se dilatèrent un instant avant de se recontracter. Si Gordon n'avait pas scruté son visage, prêt à intervenir, sa réaction physiologique lui aurait échappé. Il conserva son impassibilité, mais son esprit turbina à toute allure : que s'était-il produit au contact de Kathy ? Rien de bien méchant, à en croire le sourire qui perdurait sur les lèvres de Lilith. Avait-elle seulement remarqué son réflexe pupillaire ? Il était prêt à parier que non.

— Kathy Henniger, se présenta la jeune fille.

— Lilith.

Elle ne parut pas s'étonner de l'absence de nom de famille. L'espace d'un instant, Gordon se demanda comment réagirait leur « invitée » si Lilith énonçait son titre à la manière exogène : « Lilith d'Édom, fille de Tiamat, legatus démoniaque, succube millénaire, duchesse de Tartaros, tribun de la Légion ». S'enfuirait-elle à toutes jambes ou bien croirait-elle à une plaisanterie ? Et d'ailleurs, pourquoi donc avait-elle traversé la pièce pour échanger une poignée de main avec elle alors qu'il aurait été plus logique de saluer Christobald en premier ? Avait-elle ressenti une répugnance instinctive envers le membre du Cercle ou la raison était-elle autre ?

Kathy se détourna de Lilith pour accorder enfin de l'attention à celui qu'elle avait ignoré.

— Et vous êtes ? demanda-t-elle avec circonspection.

— Christobald Delancourt. J'ai été envoyé pour prendre soin de vous.

Elle le fixa longuement. Une ombre passa dans son regard. Gordon aurait donné l'un de ses esclaves de sang préférés pour savoir quels souvenirs il lui restait de la nuit passée et à quel point son conditionnement préserverait son équilibre psychique. Dans la jeune fille qui se dressait au milieu d'inconnus, il reconnaissait sans la reconnaître la Kathy qu'il avait suivie nuit et jour. L'étudiante en médecine provinciale disparaissait peu à peu. Si elle n'avait été qu'une humaine lambda, elle aurait montré son angoisse, sa confusion et son incompréhension ; elle aurait été beaucoup plus agitée ou au contraire paralysée par la peur.

Là, un calme profond semblait l'avoir gagnée. Ce changement incitait Gordon à la méfiance : il trahissait des failles grandissantes dans son conditionnement. Le regard de Lilith croisa le sien. Elle aussi se tenait sur ses garde. Ils appréhendaient tous deux ce qui se produirait lorsque le processus d'étouffement céderait. Car il céderait, tôt ou tard. Et selon les circonstances et l'exotype de Kathy, cela déclencherait une catastrophe. Il avait vu plus d'un exogène sombrer dans une folie meurtrière pour un oui ou pour un non. La remontée en bloc des souvenirs d'un étouffé centuplerait le phénomène. D'ailleurs, qui sait ce qui se serait produit la veille s'il n'était pas parvenu à l'assommer. Combien de passants aurait-elle asséché avant de s'arrêter ou de se faire abattre ? Il eut un frisson rétrospectif. Non de peur pour la population - après tout, il ne s'agissait que d'humains -, mais à l'idée de la chienlit qu'elle aurait pu semer derrière elle et qu'il aurait pu avoir à « nettoyer ».

Kathy réagit enfin aux paroles de Christobald, le tirant de ses pensées. Sans tourner le dos à aucun d'entre eux, elle rejoignit le fauteuil le plus excentré, qui lui permettait de les avoir tous trois dans son champ de vision, et s'y assit de manière à pouvoir en bondir si nécessaire. Gordon plissa les yeux. Un exogène sans entraînement tactique n'aurait pas agi ainsi. Il jeta un coup d'oeil au buffet massif situé à l'autre bout de la pièce. Le poignard de Vedra se trouvait dans le tiroir de droite. Préférant conserver un as dans sa manche, il s'était bien gardé de le mentionner à Lilith et Christobald. Après tout, il ignorait toujours les ordres qui leur avaient été donnés. Pourtant, à cet instant, il regrettait presque de ne pas l'avoir remis à Lilith. Il ne connaissait personne plus habile qu'elle à l'arme blanche.

Kathy brisa le silence d'une voix assurée :

— Je crois que vous me devez des explications.

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