Chapitre 8

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Gordon tourna son attention vers Christobald, le plus à même de combler les attentes de Katy. Lilith l’imita avec ostentation. Suivant le mouvement, Kathy le fixa à son tour. Signe de la tension qui l’habitait, ses jointures blanchirent sur les accoudoirs. Christobald la contempla une poignée de secondes en silence, comme pour savourer l’intérêt dont il faisait l’objet. Pourtant doué pour interpréter l’attitude des gens, Gordon se trouvait incapable de savoir à quoi il pensait ou ce qu’il s’apprêtait à dire. Il pesta intérieurement en se rendant compte qu’il était lui aussi suspendu aux lèvres du bellâtre, tout comme Lilith, d’ailleurs. Il crevait d’envie d’entendre ces fameuses explications. Son auriculaire lui hurlait pourtant qu’il risquait d’en être pour ses frais.

Christobald daigna enfin briser la tension d’un ton dur :

— Nous ne te devons rien, Kathy, bien au contraire. La dette est de ton côté. Sans Gordon, tu ne serais pas installée dans ce fauteuil confortable.

Ses mots résonnèrent contre les murs, convaincants et porteurs d’un avertissement à ne pas ignorer. Les défenses mentales de Gordon entrèrent immédiatement en action. Christobald avait utilisé la Voix, que ceux de son espèce maîtrisaient à la perfection. Gordon haussa un sourcil. Tudieu ! Le soudard n’y allait pas de main morte. Cela devenait de plus en plus intéressant. Kathy grimaça, désarçonnée autant par l’effet de la Voix que par le passage au tutoiement. Était-elle sensible aux vibrations hypnotiques ? Difficile à dire sans connaître son exotype précis.

Christobald embraya d’une voix plus douce avant qu’elle ne réagisse :

— Ceci précisé, ton désir de comprendre ce qui t’arrive est légitime. Je suis certain que tu as réalisé que les événements que tu avez vécus sortent de l’ordinaire. (Quand elle eut un infime hochement de tête, il esquissa un mince sourire.) Cependant, nous ne pouvons prendre le risque que ton esprit cède sous un afflux massif d’informations… dérangeantes. Tu t’exposerais à…

— Je ne suis pas du genre à craquer facilement ! le coupa-t-elle.

Gordon soupira intérieurement : qu’elle aille dire cela à l’homme qu’elle avait momifié quelques heures plus tôt, lorsqu’elle ne contrôlait plus rien. Elle avait alors tout d’un garou sans meute chassant sous l’influence d’une lune de sang. Au cours de la dernière, il avait d’ailleurs dû démantibuler la mâchoire du frénétique qu’il avait croisé près de la gare Cornavin et qui venait de dévorer un clochard. S’il l’avait abandonné dans une ruelle avec un souffle de vie, ce n’était pas par solidarité exogène, mais parce que nettoyer après élimination lui répugnait. Pas sûr par contre que le métamorphe pourrait remanger correctement : vu la vitesse de régénération de son exotype, il y avait fort à parier que la mandibule s’était ressoudée complètement de travers. Il aurait besoin d’un « démolisseur », comme on appelait les médecins des garous dans leur dos : leur principale méthode consistait à réduire les os en fragments à coups de marteau pour rétablir ensuite un semblant de rectitude. Chez les moins talentueux, le résultat ressemblait plutôt à une ligne tracée par un dessinateur atteint de Parkinson.

— Quant à ma soi-disant dette, poursuivit Kathy en croisant les bras dans un geste défensif, tu (elle insista lourdement sur le pronom) peux t’asseoir dessus tant que je n’aurai pas compris ce qui se passe ici. Je doute d’ailleurs d’en avoir une.

Le sourire de Christobald se transforma. Il ressemblait à présent à celui qu’on adresse à un enfant capricieux.

— Tu es inapte à en juger, petite fille. Tu ne saisis ni les tenants ni les aboutissants de ce qui se joue ici. Cette histoire ne concerne pas que toi. Pour tout avouer, si tel avait été le cas, tu ne te tiendrais pas devant nous aujourd’hui. Ceux qui nous ont envoyés ont pris un risque majeur en te gardant en vie. Ils estiment que moment est venu de recevoir un retour sur investissement.

Réagissant à sa condescendance teintée de menace, Kathy se raidit et ses joues s’empourprèrent. Gordon décela la tempête d’émotions contradictoires qui faisait rage sous son crâne. À sa place, il aurait formé le dessein d’écarteler Christobald après lui avoir arraché la langue et réduit ses doigts en miettes à coup de masse d’arme. On n’est jamais trop prudent.

— Tu peux être plus clair ? demanda Kathy d’un ton glacial.

Cette jouvencelle épatait Gordon. Il l’avait imaginée fondant en larmes ou piquant une crise d’hystérie aussi aberrante que celles des morveux humains. En l’occurrence, elle se comportait avec la dignité d’un exogène de haut rang. Lilith aussi semblait ravie du tour que prenait la conversation.

— Moyennement, dirons-nous, lâcha Christobald. Tant que nous ignorons ta fiabilité, tu devras en savoir le moins possible.

— Alors comment pourrais-je te faire confiance ? Ou plutôt, vous faire confiance à tous les trois.

— Tu ne le peux pas, intervint Gordon d’un ton égal.

Christobald le foudroya du regard. Il avait encore du travail pour égaler celui des gorgones.

— Ce que ce cher Gordon veut dire, c’est que tu viens de quitter le monde tel que tu le connaissais depuis ton adolescence, pour pénétrer sur la pointe des pieds dans une réalité dont nous ne pouvons te montrer que des bribes pour les deux raisons que je viens d’évoquer : petit un, une surcharge cognitive pourrait déclencher une hyperréaction de ton cerveau et petit deux, nous ne pouvons pas te faire confiance. Je conviens que c’est frustrant, mais c’est ainsi.

Kathy secoua la tête.

— Je ne crois pas que c’est ce que Gordon voulait dire. Je me trompe ?

Le concerné réagit avant Christobald. Il s’approcha de Kathy, ôta ses lunettes teintées et plongea son regard dans le sien. Il était temps de faire avancer les choses.

— Tu ne te trompes pas. Écoute-moi. Je sais que tu te rappelles de bribes de la nuit passée, même si ton cerveau lutte contre la résurgence des images.

— Gordon, je ne crois pas que… objecta Lilith.

Il l’ignora. Si les membres du Cercle maîtrisaient la Voix, ceux de la Colonie avaient aussi quelques talents psychiques. Elle avait le droit de comprendre où elle mettait les pieds.

— Kathy, je sais que tu m’as vu.

Les pupilles de la jeune femme s’écarquillèrent. Elle ravala son air.

Gordon avait forcé la remontée des images qu’elle avait captées au moment où elle s’était penchée sur lui, alors qu’il luttait encore contre le poison. Il savait exactement à quoi il ressemblait : ses yeux injectés de sang, sa mâchoire allongée pour libérer ses canines déployées, sa peau si tirée sur son visage qu’en ses jeunes années, il redoutait qu’elle ne se déchire. À cette époque-là, il aurait adoré que la légende qui voulait que les vampires n’aient pas de reflet soit véridique. Il lui laissa le temps d’absorber le choc, puis recula pour la laisser respirer.

— Tu es un… vampire ? chuchota-t-elle.

— Depuis une éternité.

Il vit les rouages de son cerveau se mettre en branle. Un humain aurait refusé d’accepter l’impossible. Elle, elle en tirait déjà les conclusions qui s’imposaient.

— Et vous, demanda-t-elle à Lilith et Christobald, vous êtes quoi ?

Gordon se réjouissait d’entendre leur réponse.

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