Miaou

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La main levée, je m’apprête à lui foutre dans la gueule. Mais il ne bronche pas. Je cache mon étonnement par un masque de rage, mais rien n’y fait.

« J’irai. Que tu le veuilles ou non, Logan. »

Son calme et sa détermination me font sortir de mon état second. Ou bien y suis-je de nouveau rentré. Je hais les uraniens, tous, jusqu’au dernier. On m’a toujours appris à les détester. Qu’est-ce qui a changé pour que ma vision se transforme ? Le fait qu’il me sauve la vie bien évidemment, mais ça a commencé bien avant. C’est à cause d’un doute qui a pénétré mon bouclier de foi et s’est installé dans ma tête. Il me rend de plus en plus faible.

J’étais fort parce que je faisais tout ce qu’on me disait. J’écoutais ma foi. Sans poser de questions, sans me demander à un seul instant si ce que je faisais était réellement bon ou mauvais. Peut-être vaut-il mieux être faible en cherchant le bon chemin, que fort en fonçant droit dans le mur.

Shuruï n’est pas si faible que je le pensais. Lui aussi semble suivre sa foi. Sa foi qui l’incite à être bon envers son prochain, peu importe son espèce, et peu importe si cela peut lui coûter la vie. Ma foi a beau mépriser son être, elle respecte sa capacité à m’affronter pour ses convictions.

Je soupire. Ma fierté m’insulte de laisser tomber face à lui. Mais je crois qu’il a gagné mon respect. Au moins pour un moment.

« Tu viendras pas te plaindre quand on crèvera de faim… »

Il sourit et s’essuie la lèvre puis prend le sac et court dehors. Enfin, courir c’est un bien grand mot.

Je m’écroule dans le canapé plein de doutes, à côté de Chance qui me regarde. Je pose ma main sur sa petite tête toute douce et son ronronnement, en plus de me détendre, me conforte dans mon choix. Quelqu’un qui a un chat aussi mignon est forcément une bonne personne.

« Pas vrai p’tite bestiole ?

— Miaou. »

Une partie de moi sait. Bien sûr qu’elle sait. Si elle ne savait pas, je n’aurai pas quitté mon poste ni ma planète.

Je sais que les uraniens sont des êtres humains. Même ces parasites contaminés par la kihada. Mais dès que je réalise ça, je ne peux pas m’empêcher de revoir le visage de tous ceux qui ont été exécutés sous mes ordres. Tous ceux qui hurlaient mon nom pendant que nos soi-disant docteurs expérimentaient des vaccins –ou des armes– sur eux. Qu’est-ce que je suis censé faire de toutes ces âmes que j’ai fauchées, si elles s’avèrent être… bonnes ?

Qu’est-ce que j’ai comme excuse ?

Qu’est-ce que j’ai comme excuse pour avoir tué tous ces innocents ?

Qu’est-ce qu’on a comme excuse pour avoir commencé cette guerre ? Pour la continuer aujourd’hui.

Et si on n’a pas d’excuse, de réelle raison de commencer cette guerre.

Je suis censé dire quoi à Shuruï à propos de son mari…

« Fais pas chaud dehors, j’peux te le dire. »

Il est revenu, couvert de neiges. Sa lèvre est toujours ouverte, et son écharpe en porte les stigmates.

« C’est la deuxième écharpe que je te bousille.

— J’en ai des dizaines sur une dizaine de générations. T’en fais pas, les plus précieuses sont bien cachées.

— Mmhm… »

Bordel. Des regrets.

« Ils étaient contents, tu sais. Que je leur amène à manger.

— …

— T’aurais dû voir, les gosses sautaient partout. Ils n’avaient rien avalé de la journée.

— Tu veux me faire culpabiliser ?

— Non. Je veux te montrer que tu as fait le bon choix en écoutant ton cœur. »

Roh putain.

Je crois que je préfère les regrets à sa morale de tarlouze.

« J’imagine. De toute manière je bouffe presque rien, c’est surtout pour toi que ça craint.

— Si on fait des stocks, c’est pour être capables de moins manger. T’en fais pas pour moi, j’vais pas mourir de faim. »

Je regarde son ventre.

Nan, ça c’est sûr.

Un silence s’installe. Le même silence qui nous entoure lors de nos journées entières consacrées à la lecture. Même si silence n’est pas le mot exact, puisque le vent siffle et frappe la bâtisse en permanence, comme pour nous rappeler qu’on n’est pas enfermé par choix. Comme un gardien de prison qui frappe à la cellule de ses prisonniers nuits et jour avec une certaine fierté sur son visage. Bordel que je hais cette planète. Quelle idée d’aller vivre ici sans chauffage digne de ce nom.

Shuruï se lève et va chercher du tissu à se mettre sur les lèvres ainsi que de l’antiseptique. Je pose mes yeux sur mon livre puis le reprends dans mes mains comme si rien ne s’était passé. Je préfère oublier cet incident le plus vite possible et–

« Tu m’as jamais répondu Logan. »

Et merde.

« Ce que tu fais ici. Sur Uranus. Je sais que tu es un soldat, c’est clairement écrit sur ton visage. Et je te parle même pas du béret… »

Nous y revoilà. Je crois que c’est la toute première question qu’il m’avait posée, quand j’suis rentré dans son bar. Compréhensible, un Neptunien sur Uranus, c’est comme une vache dans un berceau. Difficile de ne pas se demander ce qu’elle fout là.

« Et tu as l’air très attaché à ta planète. À ta culture. Et surtout, tu nous haïs plus que tout au monde. »

Il est debout, face à moi tandis que je suis affalé sur son canapé. Je dois donc lever la tête pour le regarder dans les yeux, ce qui a le don de m’agacer. Je lance un regard sur la place qu’il prend habituellement dans notre petite routine et il s’assoit. Je voulais juste qu’il soit de nouveau inférieur à moi, mais du coup je me retrouve obligé de répondre à sa question.

Je lâche un long soupir.

« Qu’est-ce que ça peut te faire ? C’est quoi cette curiosité maladive ? Pose-moi des questions sur des truc sympas genre…

— Genre ? »

Je baisse les yeux comme pour réfléchir. Il y en a, des choses sympas qui me viennent à l’esprit. Ma maison. Mon ancien renard. Ma femme. Mon fils…

« Bon d’accord d’accord ! Je me suis enfui de Netpune ! J’ai déserté.

— Pourquoi ?

— J’ai commencé à douter. À me poser des questions. Sur ce qu’on faisait à ton peuple. Sur cette guerre et ces enjeux. J’ai commencé à me demander si Dieu voulait vraiment qu’on massacre autant de monde. Et surtout si elle l’aurait voulu… Heh, je sais très bien qu’elle ne voulait pas ça… Elle a toujours été plus pacifiste et optimiste quant à la beauté de l’être humain. »

Il ne dit rien et me regarde. Il reste silencieux pour me laisser parler. J’ai l’impression d’être en face d’un putain de psy, manquerait plus qu’il sorte un calepin et une paire de lunettes pour me poser des questions sur ma mère.

« Alors je me suis enfui. J’ai pris un vaisseau militaire, je me suis mis en camouflage puis aie atterri ici avant de le faire exploser. C’était la planète la plus proche à cette période de l’année. Puis je me suis caché, d’hôtel en hôtel. Mais les bombes ont continué de me suivre. Je crois qu’ils arrivent à savoir à peu près où je suis. Ou alors je suis parano, difficile à dire.

— Les bombes pleuvaient déjà avant ton arrivée, crois-moi.

— Si tu le dis… »

De nouveau un silence. J’ai plus rien à dire, mais je sens que lui est en pleine réflexion pour me poser une question embarrassante. Je sais pas si c’est le manque de conversation qui le pousse à essayer de m’emmener dans mes retranchements ou une envie plus globale de m’emmerder.

« T’es pas un simple soldat, n’est-ce pas ? »

Oh oh.

« Tu parles en dormant… Et… Enfin, tu cries plutôt… »

Bon bah on y est.

« Et tu criais des insultes. Mais pas le genre que tu me dis. Le genre qu’un uranien dirait à quelqu’un. "Monstre", "Sans-coeur", "Meurtrier",… Je dois avouer que le "nazi de l’espace" m’a bien fait rire. »

Les coins de ses lèvres se plissent un court instant pour baisser la pression, mais elles reprennent rapidement leur forme initiale. Neutre et sérieuse. Beaucoup trop à mon goût.

« T’étais pas un simple soldat Logan, pas vrai ? »

J’essaye de garder le dos droit. De planter mes yeux dans les tiens. De ne pas montrer plus de doutes que je ne l’ai déjà fais. Mais c’est difficile à faire parce que ce connard essaye de me mettre en face de tous les putains de crimes contre l’humanité que j’ai commis !

« Écoute… Je veux pas vraiment savoir ce que tu as fait là-bas. Je crois aux secondes chances. Je crois que tout le monde peut changer. Pourquoi est-ce que j’ai nommé mon bar "Redemption" à ton avis ?

— Je sais pas, parce que tu es un violeur d’enfant qui veut se repentir d’avoir troué plus de culs qu’un acteur porno ? »

La meilleure défense, c’est une bonne droite dans le nez. Bon là c’est figuratif, mais au sens propre ça marche mieux.

« Non. C’est parce qu’un jour, Sora est entré dans mon bar. Et que ce jour-là je suis tombé fou amoureux de lui alors qu’il venait de passer quelqu’un à tabac pour de l’argent ! »

Je perçois quelque chose d’étrange. Et Chance aussi visiblement. Quelque chose que je n’ai jamais senti dans cette pièce. Shuruï monte la voix :

« Il voulait changer ! Et je l’ai aidé ! Je l’ai aidé à changer ! À devenir un homme meilleur, à devenir le mari idéal ! »

Il me hurle dessus désormais. C’est la première fois qu’il hausse le ton depuis que je l’ai rencontré. C’est la première fois que ses sourcils se froncent et qu’une once de colère émane de son âme. Et je dois avouer que… sans aller jusqu’à dire que cela m’effraie, ça m’inquiète.

« J’ai passé tant de temps à le faire devenir quelqu’un de bon Logan ! Tu comprends ça ?! Et cette putain de guerre s’est déclenchée quand il avait enfin réellement changé ! Que ses chakras et toutes ces conneries s’étaient enfin stabilisés ! »

Il s’approche de moi et appuie ses mots avec des gestes rapides et fluides. Tout l’inverse de l’homme que j’avais côtoyé depuis plusieurs jours. Chance bondit du canapé et s’enfuit. Il doit pas avoir l’habitude de voir son maître dans un tel état.

« Alors Logan. Pour l’amour du ciel. J’ai besoin de savoir ! »

Il m’attrape au niveau du col avec une poigne qui me surprend de la part d’une boule de graisse pareille. Je continue de le regarder dans le blanc des yeux, neutre, en sachant pertinemment que je ne pourrais pas mentir à la prochaine question qu’il va poser.

« Logan. Dis-moi. Dis-moi s’il est mort. »

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