Sac à patate

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Il continue de vouloir que je dorme dans son lit pendant que lui prend le canapé. J’ai refusé une bonne centaine de fois, mais à part en lui mettant mon flingue sur la tempe, j’arriverai pas à lui arracher son hospitalité maladive.

Quand j’me suis réveillé ce matin, il m’a encore préparé un petit-déjeuner. Les portions réduisent chaque jour, tout comme nos provisions. La perte de notion du temps me dérangeait au début, mais on finit par s’y habituer. Les journées sont rythmées par le léger faisceau de lumière qui passe entre les deux volets, augmentant en intensité jusqu’à midi, puis baissant jusqu’à disparaître vers dix-huit heures. J’ai fait cette estimation avec les bruits de mon ventre, plus habitué aux buffets dans la salle des officiers qu’au reste d’un vieux garde-manger.

Au pire on mangera le chat.

Je rigole bien sûr.

Y aurait plus à manger sur Shuruï…

À part le sifflement incessant du vent, le crépitement du feu, nos quelques conversations et les pages qui tournent, aucun bruit ne vient déranger notre quotidien digne d’un couple de centenaires. On entend quelques fois des explosions lointaines, mais leur nombre a grandement diminué depuis le début du blizzard. Vu le prix de ces gros joujoux, ils n’ont pas envie de les gâcher sur des quartiers vides. Et vu qu’il n’y a aucune visibilité…

On est posés sur le canapé, plutôt confortable je dois l’avouer, la tête plongée dans nos lectures pendant que Chance dort paisiblement sur le peu d’espace qu’il lui reste entre nous deux.

Toc Toc Toc.

On lève tous les trois la tête et on se regarde, comme pour vérifier qu’on a entendu la même chose. Nos oreilles sont tendues en direction de la vieille porte qui mène au petit commerce.

« Tu as fermé la porte qui amène dans le bar ?

— Non, si jamais quelqu’un a besoin de trouver refuge il peut rentrer. »

Difficile de lui en vouloir, je serai mort sans cette gentillesse.

Toc Toc Toc.

Trop régulier pour être un animal ou le vent. Il y a quelqu’un derrière cette porte.

Shuruï se lève en poussant un long soupir, montrant qu’il a atteint son quota de sport pour la journée. Un mauvais pressentiment s’empare de moi et de mon arme dans ma poche. Mais après tout, personne ne peut savoir que je suis ici. Et même s’ils savaient, ces lâches se contenteraient d’envoyer une bombe.

Mon sauveur ouvre la porte. Je reste à ma place pour ne pas effrayer l’inconnu. Car à en juger par le jour où mon hôtel a explosé, je suis aussi apprécié qu’un militaire à une soirée anarchiste… J’avais perdu 2 dents ce soir-là, mais qu’est-ce que je m’étais marré.

Les deux hommes semblent se connaître, mais vu qu’ils parlent en uranien je n’arrive pas à comprendre grand-chose. Ils font une accolade avec leurs grosses doudounes et leurs grosses écharpes, ce qui rend la scène un peu ridicule. Ils arrivent à peine à s’enlacer ces deux ballons de baudruche.

Shuruï lui demande ce qu’il fait là, son ami me jette un regard rempli de questionnement et d’une pointe de colère. Difficile de lui en vouloir, je suis pas vraiment le genre de locataire que les uraniens ont d’habitude.

Je les entends chuchoter des messes basses, ce qui a le mérite de m’agacer. Je comprendrai rien de toute manière, mais c’est une question de principe. J’hésite à intervenir pour lui apprendre la politesse, mais j’essaye de faire preuve d’une qualité qui me fait généralement défaut : le calme. Je reste alors assis sur le canapé, en imaginant toutes les saloperies que ce chien dit sur moi.

Puis ils recommencent à discuter normalement. J’ai essayé d’apprendre leur langue à l’époque. « Connais ton ennemi comme tu te connais toi-même. » J’ai quelques restes à l’oral, mais l’écrit est bien trop compliqué pour moi avec leurs alphabets et leurs kanjis. Ils n’ont pas choisi le plus simple quand même ces abrutis.

Et comme je m’en doutais, la raison de sa venue ne me plait pas. Je vois Shuruï passer devant moi et ouvrir la vieille porte trop basse du garde-manger et mettre des tonnes de conserves dans un vieux sac à patates.

Non, mais et puis quoi encore ?

« Je peux savoir ce que tu fais ? dis-je d’un ton difficilement calme

— Il a deux enfants à nourrir Logan. Il est hors de questions que je les laisse crever de faim. On sait pas combien de jours la tempête va continuer. »

Je regarde l’autre uranien qui attend sagement à la porte. Une épaisse écharpe orange aux motifs ronds autour du cou, une doudoune verte, un pantalon noir rembourré et un cruel manque de goût. Bon après je suis mal placé pour parler vu que je mets les habits immondes du mari de Shuruï. J’en ai presque la larme à l’œil, toutes mes chemises hors de prix qui ont disparu dans les flammes pour que je me retrouver à porter les pulls d’un gars à qui j’ai coupé les couilles.

« Comme tu l’dis, on sait pas combien de temps ça va durer. On n’a déjà pu grand-chose.

— Et bah on ira toquer chez les autres à notre tour. »

Je me lève et l’inconnu recule d’un pas, à deux doigts de se chier dessus. J’ai l’impression d’être un géant à côté de ces deux nains.

« Qu’il aille directement toquer chez les autres alors, ça nous évitera d’avoir à le faire.

— Logan, il a deux enfants. À cet âge ça a plus besoin de manger que toi ou moi.

— On n’a à peine de quoi tenir 3 jours en se retenant. »

Il est hors de question qu’on prenne ma bouffe pour la donner à un de ces chiens d’uranien bordel de merde.

« Logan, je te rappelle que c’est ma nourriture. C’est ma maison. Donc je fais ce que je veux. »

Je rêve ou ce bouffeur de bite intergalactique se permet de me contredire.

Mes poings me démangent. Sur Neptune j’en ai tabassé à mort pour un regard et cette truie galleuse remplie de merde se permet de me parler comme ça ? J’suis pas tombé assez bas pour me laisser faire, oh ça non.

Je m’approche de lui et je devine à sa tête que la mienne lui fait peur. Ce regard, je l’ai déjà vu des centaines de fois. De la peur. Peur d’avoir mal. Peur de ne pas savoir d’où viendra le coup. Peur de mourir. Peur de ne plus jamais revoir la lumière du soleil ou les yeux des gens qu’ils aiment.

L’autre uranien s’est enfui. Il ne reste plus que nous deux et Chance qui nous observe, curieuse de comprendre d’où provient la tension qui remplit désormais la pièce.

« Tu veux vraiment qu’on crève de faim ? C’est ça que tu veux ? Parce que si t’as envie de crever, va dehors, ça m’épargnera de voir ta sale gueule une minute de plus. »

Il avale sa salive et rentre son cou, comme pour s’éloigner de mes yeux qui sont prêts à sortir de leurs orbites pour l’étrangler. Et pourtant il trouve le courage de répondre :

« Je veux pas mourir. C’est pas moi qui me suis immolé y a quelques jours… »

Mais c’est qu’il se permet de jouer avec moi ce bouffeur de neige. Je le revois soudainement pour ce qu’il est réellement : une vermine d’uranien, un galleux qui plus est. Un moins que rien misérable. J’ai au moins un certain respect pour leurs soldats. Mais les civils… Trop gros pour courir, trop peureux pour se battre. Juste des sacs de frappes qui attendent patiemment de mourir.

Ils me dégoutent. Leurs sales gueules. Leurs mines déconfites. Leurs habits immondes. Mais surtout leur faiblesse.

Un être incapable de se battre pour sa survie ne mérite pas de vivre.

Mes doigts se contractent et mes mains me démangent. Plus le temps passe, plus il a peur. Plus il a peur, plus mes sourcils se froncent et mes dents grincent. On tremble tous les deux désormais, mais pas pour la même raison.

Je le vois qui ouvre la bouche pour dire quelque chose. Le simple fait d’imaginer sa voix me sort de mes gonds et mon poing droit finit dans sa mâchoire. Un filet de sang sort de sa bouche alors qu’il tombe contre le mur, désorienté et apeuré. Ses fesses touchent le sol et ses mains se posent devant son visage pour m’empêcher de le frapper davantage.

« Laisse tomber. Il trouvera de la bouffe ailleurs. Vous êtes comme des rats, capables de fouiller les poubelles pour vous nourrir des restes. »

Des gouttes rouges tombent de sa lèvre ouverte sur son écharpe aux couleurs extravagantes. Ses longs cheveux noirs ne sont plus cachés par sa capuche désormais et certains tombent devant ses yeux. Ses yeux. Ils ont changé. Il devrait y avoir de la peur ou des regrets. Mais étrangement non.

Il se relève en poussant un léger gémissement, sous ses innombrables couches de tissus qui sont censés le protéger de leur 2ème plus grand prédateur : le froid. Quant au 1er, sa faiblesse l’empêche d’avoir une quelconque protection contre ce dernier.

Ce chien reprend le sac de provisions. Ma main se prépare à asséner un autre coup pour le coucher pour de bon. Mais il ne bouge pas. Et pire, ce con me regarde dans les yeux.

J’en ai déjà vu. Des soldats qui m’observaient, les dents serrées pendant que je les brisais mentalement et physiquement. Qui ne crachaient pas le morceau, même avec les dents et les doigts d’arrachés. Son mari en avait fait partie, de cette élite que je respectais en tant qu’ennemi.

Lorsque je ne pouvais plus rien tirer d’eux, je les exécutais rapidement et brûlais leurs dépouilles proprement. La moindre des choses pour honorer leur force et leur courage. Dans un autre contexte, je serai probablement devenu ami avec eux. Je me rappelle même avoir rigolé avec son compagnon. Après le traditionnel passage à tabac, je lui avais sectionné 2 doigts, lacéré les jambes et tiré dans son genou. Il résistait bien, mais j’avais pas encore mes infos. Je devais mettre de noms sur ceux qui avaient tué la personne la plus importante de l’univers.

Alors j’ai sorti le chalumeau et j’ai commencé le poser contre son torse de gorille. Il a hurlé au début bien sûr, puis il s’est mis à rire. Intrigué, je lui ai demandé ce qui lui arrivait. Et là, il m’a répondu : « Au moins je vais mourir bien épilé. »

C’était pas très drôle, mais en pleine séance de torture où je devais froncer les sourcils et hurler comme un diable pour lui faire peur, ça m’a tellement détendu que je me suis mis à rire à gorge déployée. Et ça l’a détendu, donc il a commencé à rire de plus belle. Je ne sais pas si c’était ça ou la douleur, mais il s’est mis à en pleurer. On est bien resté là cinq minutes à rire comme des cons.

C’est là que j’ai compris qu’il ne dirait rien. J’ai souri en lui demandant s’il avait une dernière volonté.

« J’aurais bien voulu une pipe, mais j’préfère encore me faire sucer par un chat que par un Nept !

— De toute façon, crois-moi que si je m’approche de ta queue, tu risques pas de la revoir de si tôt. »

Et on a recommencé à rire aux éclats, comme deux vieux amis. Après quelques secondes, je lui ai tiré une balle entre les deux yeux. Mourir de rire, c’était ça sa dernière volonté.

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