Hi Honey

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Je tire la manette du broyeur à café vivement, place le porte-filtre dessous et d’un coup de poignet le visse à la machine pour faire couler un café. J’entends le tintement des pièces sur le comptoir que je fais glisser au creux de ma main pour les mettre dans la caisse. Je prends la monnaie pour le rendre au client puis pose sa commande en face de lui le tout agrémenté d’un sourire jovial. Je ne fais pas ça depuis longtemps mais assez pour ne plus entendre le bruit du lave-verre tourner ou la radio brailler au bout du comptoir. Je connais le nom de quatre-vingt dix pour cent des clients et chacune de leur voix m’est désormais familière. Pourtant, alors que je pose sans la moindre délicatesse un demi sur la table de l’un d’entre eux, je me fige une demi seconde. La porte claque et le voilà qui entre, un sourire sur le visage jusqu’à ce qu’il croise mon regard aux teintes noisettes.

Je fais mine d’être indifférente et me repositionne derrière le comptoir en attrapant quelques tasses au passage à laver. J’entends sa voix retentir et je ne peux m’empêcher de pincer les lèvres. Mon cœur s’affole lorsqu’il prononce mon nom. J’inspire un coup et, le sourire crispé, me tourne vers lui. Une vague de parfum parvient jusqu’à mes narines et j’en oublie comment avaler ma salive. Ses yeux noirs sont chargés de sous-entendus, pourtant il agit comme s’il ne me connaissait pas. Je connais l’excuse par cœur à force de l’entendre. Au café, les rumeurs vont plus vite qu’une traînée de poudre.


Je sais ce qu’il prend, ses habitudes n’ont plus de secrets pour moi. Pourtant, je fais mine et demande confirmation. Une noisette avec deux sucres. Evidemment. Je retiens un sourire trop évocateur et lance la machine. Le café coule. Je ne prend pas la peine de mettre une sous-tasse et la lui donne avec simplicité, le sucre dilué et la cuillère dedans, sans plus de manières. Je sais à quel point il aime ça, lorsque j’agis avec lui comme s’il était plus spécial qu’un autre. S’il savait à quel point il l’est.


Je jette un œil sur l’ensemble de la salle. Tout le monde est servi et personne ne m’attend en caisse alors j’attrape une cigarette, un plateau et sort en terrasse. Il n’y a pas un client par ce temps hivernal excepté lui. Il me tend machinalement son briquet après l’avoir utilisé. Quelques secondes passent sans qu’aucun de nous ne parle. La tension est palpable. J’évite d’être la première à lancer la conversation mais il n’attend que ça. Je me mords la lèvre alors qu’il brise enfin le silence pesant. La conversation est sans intérêt et pourtant elle a l’air d’être la meilleure à laquelle j’ai participé depuis une décennie. Je suis incorrigible. Lui parler me donne une excellente excuse pour l’observer sans avoir l’air trop étrange. Son sourire est tellement craquant qu’il m’en fait toujours perdre mes mots. Mes réactions lorsqu’il est là me donnent réellement envie de m’enterrer six pieds sous terre. Chacune de ses phrases sont chargées en sous-entendu et aucun d’eux ne m’échappent. Il flirt avec moi à coup de remarques légères et compliments dérisoires. Je n’ai pas la moindre idée de sa sincérité mais je laisse ses paroles envoûtantes me faire penser qu’il l’est. Aucun de nous n’est dupe, l’atmosphère est saturée par cette tension insoutenable. Le désir charnel et interdit. Nous n’avons pas le droit, et pourtant dans des circonstances différentes, nous n’avons pas le moindre doute sur la finalité de ces conversations anodines.


Bien qu’il tende à me faire croire le contraire chaque jour durant, je sais bien ce qu’il en est, entre nous. L’illusion pourrait rapidement trouver sa place mais chaque personne ayant du recul sur notre courte histoire tiendrait le même discours que moi. Je voudrai qu’il se remémore davantage de nos conversations tard le soir, lorsque la lune éclaire les rues et que, devant nos portables, nos envies sont purement et simplement les mêmes. Mais rien ne doit être su alors nous préférons se mentir et prendre chaque seconde de la distance supplémentaire afin d’éviter le point de non-retour.
J’écrase mon mégot dans le cendrier bancal et retourne à mes tâches de barista. Il met peu de temps à m’emboîter le pas, ramenant sa tasse. Il la pose, nos regards se croisent une énième fois et sans un au revoir il reprend le chemin de la sortie. Son 4×4 noir brillant s’éloigne du parking et mon cœur se serre.


A chaque fois qu’il part j’ai l’impression que c’est la dernière fois que je le vois.
Pas un seul de ses messages ne fait vibrer mon téléphone depuis des semaines. Il ne me reste que l’espoir que la porte s’ouvre de nouveau le lendemain et que notre petit jeu recommence. Mais les secondes, les minutes, les heures puis les jours passent et j’oublie son sourire jovial et sa voix rauque. J’oublie la sensation que ça me fait de le savoir dans la même pièce que moi et mes journées se ressemblent toutes.


Puis, un jour, alors que ma vie semble devenir plus calme et agréable, j’entend ces mots qui me figent.


« Bonjour ma chérie. »


A cet instant, je comprend que rien ne pourra jamais remplacer la sensation que provoque sa présence. Rien au monde.

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