Prologue

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PROLOGUE

— Inspire, Sam, inspire !

— C'est bon Enzo, laisse cette tapette dégobiller, tu ne vois pas qu'il fait semblant pour ne pas nous suivre ?

Lucas Auriel observait les deux adolescents aux mines inquiètes et aux fronts surmontés de lampes torches. Le plus jeune, Samuel Dubois, vomissait son dîner dans une farandole de gargarismes dégoûtants. D'un an son cadet, Enzo Riveri tentait de l'aider par quelques gestes maladroits. Lucas, dressé sur son rocher, les toisait d'un air dédaigneux.

— Je crois qu'il ne pourra pas continuer Lucas, reprit Enzo.

— On va voir ça !

Le garçon sauta de son perchoir et rejoignit les deux amis à grandes enjambées. D'une main franche, il écarta Enzo qui se tenait près de Sam et attrapa celui-ci à l'épaule pour le relever.

— T'as fini ton cirque ? Écoute, si tu ne viens pas avec nous, je pète ta lampe et on te laisse tout seul dans les bois. Tu crois que tu auras moins peur que là où on va ?

Sam, entre deux sanglots, bougea la tête pour signifier son désaccord.

— Bon ! Tu as fait ton malin en disant que tu ne craignais pas le monstre, et maintenant tu te chies dessus. T'es un homme ou un pédé, Sam ?

Le garçon se tut. Lucas le secoua de nouveau.

— Je n’ai rien entendu Sam ! T'es un homme ou un pédé ?

— Un...un homme.

— Je préfère ça. Si tu me refais un coup pareil, je dirai à tout le monde à l'école que tu t'es fait dessus comme une sale tafiole. Allez, on bouge !

Lucas pivota et se remit en marche. Très vite, sa silhouette se fraya un chemin entre les arbres denses. Derrière lui, il entendit Enzo le talonner, suivit par les claquements de dents de Sam.

Le capitaine du trio commençait à s'agacer de ce rite de passage que des grands avaient instauré bien avant lui à l'école. Il avait trouvé ça amusant au début, de voir les petits se pisser dessus à l'idée de croiser le légendaire monstre de l'ancienne fabrique de jouets. Avec quelques amis, ils avaient même installé quelques pièges pour rendre l'expérience plus vraie que nature. Un authentique Escape Game ! Un projecteur de fumée dissimulé parmi les décombres, une enceinte Bluetooth qui s'active à distance et quelques tâches de confiture de cerise placée à des endroits stratégiques. Une fois, Lucas s'était affublé d'un masque à la fourrure synthétique et aux crocs en plastique que l'on trouve dans des magasins de farce et attrapes pour finir d'achever les pauvres bizuts. Malgré tous ces stratagèmes pour épicer la blague, le jeune Auriel en avait assez de cette tradition débile.

Il devait jouer le dur, mais au fond, voir le petit Sam dans cet état le rendait tout aussi malade que lui. Lucas connaissait assez de souffrance dans son quotidien. Pourtant, il devait le reconnaître, être loin de sa maison en pleine nuit lui procurait une forme de soulagement, un plaisir grisant d'enfreindre les règles, de sortir de ses soucis. Ajouter à cela la jouissance égocentrique d'être jugé comme un grand aux yeux de ces deux garçons finissait de le convaincre de continuer ces rites de passage. À bien y penser, ils allaient se coller une bonne frousse, sûrement cauchemarder quelques nuits, et ils oublieraient. Lucas ne se souvenait que très vaguement de son initiation où il avait vu le « monstre ». Un plus âgé de l'époque avait caché un épouvantail dans la demeure en ruine, le gamin des Auriel avait sursauté de terreur avant d'entendre des rires tout autour de lui. Il valait toujours mieux quelques secondes de moqueries à des années de honte pour ne pas avoir eu le courage d'aller au bout.

— Baissez-vous !

Les deux autres restés en retrait s'arrêtèrent brusquement. Ils rejoignirent Lucas à pas de loup, les visages blafards, scrutant le moindre bruissement dans la nuit.

— Nous y sommes.

Les mots de Lucas résonnèrent comme une sentence. À quelques mètres devant eux se tenait un grand immeuble dévasté par le temps et l'oubli. Les ronces et le lierre avaient percé au travers la structure. Les vitres des fenêtres étaient soit brisées, soit  manquantes. Dans l'obscurité, l'ancienne fabrique de jouets dégageait quelque chose d'étrange, comme si brusquement les trois garçons avaient glissé dans une faille temporelle, projetés trois mille ans en avant sur une terre détruite par de multiples guerres. L'une des portes, pareille à la bouche d'une créature ancestrale, aurait vomi une horde de zombies que les enfants n'auraient pas été tout à fait surpris. Lucas sentit ses deux jeunes recrues partir dans les méandres de leur imagination, aussi reprit-il la parole avec fermeté.

— Maintenant, écoutez bien. Vous savez pourquoi la ville s'appelle Montmal ?

Tels deux frères siamois, Sam et Enzo dodelinèrent de la tête, les yeux écarquillés par l'appréhension.

— Son histoire remonte au XVIe siècle. À l'époque, les catholiques et les protestants se faisaient la guerre. Pour fuir le christianisme, certains habitants de la région se cachaient dans les montagnes, là où maintenant il y a Laroque, Saint-Bauzille et Montmal. On raconte qu'un groupe de protestants s'est retrouvé perdu, et a découvert une grotte un peu plus au nord d'ici. Le trou était creusé à même le sol, comme une sorte d'antre souterraine, assez grande pour y loger plusieurs personnes.

Les tremblements de Sam s'accentuèrent. Enzo se rapprocha de son ami, davantage peut-être pour se rassurer lui-même que pour apporter un quelconque soutien. Lucas jubilait.

— La nuit venue, le groupe qui s'était installé remarqua des choses étranges dans la grotte. Des murmures, des raclements, un grondement. Au début, ils crurent qu'il s'agissait d'un ours, alors le plus courageux des hommes commença à l'explorer en profondeur, un fusil à la main. Il ne revint jamais. Et à dire vrai...

Une branche craqua derrière eux. Enzo et Sam se retournèrent d'un bond comme si quelqu'un venait de poser un glaçon dans leur dos.

— C'était quoi ça ?

— Oh, probablement rien, susurra leur leader d'un plaisir sadique. Je disais donc, on ne revit jamais le soldat parti en éclaireur. En fait, on ne revit jamais personne.

Lucas voyait bien ses deux victimes cernées par la peur. Enzo tentait de faire bonne figure. Sam, lui, avaient les yeux embués de larmes.

— On fait un bond dans le temps. Le hameau de Montmal est bâti. En 1764, la France est secouée par les meurtres de la Bête du Gevaudan, mais ce que peu de gens savent, c'est qu'il y a un autre monstre encore plus terrible qu'un simple loup, une abomination terrée dans les entrailles de la région, attendant patiemment son heure, se nourrissant de quelques chèvres ou biches de la forêt. Parfois, quand un villageois s'égare, elle en fait son repas. Une créature si terrifiante que le hameau décide de mettre en garde les nouveaux arrivants en appelant leur bourgade Montmal, le Mont du Mal.

— C'est n'importe quoi ton histoire, dit Enzo dont la négation semblait être sa dernière défense.

— Ah oui ? Alors comment tu expliques que la fabrique de jouets la plus prolifique des années 80, celle qui a permis à toute une région de trouver du travail, fasse subitement faillite et que personne ne veuille la reprendre ?

— T'as entendu parler de la mondialisation ?

Discrètement, Lucas appuya sur un petit bouton qui enclencha l'une des enceintes Bluetooth dissimulées dans un arbre. Un grognement lourd et glaçant en sortit. Sam vira au blanc livide, Enzo serra sa mâchoire. Alors que la température fraîche de la nuit les enveloppait, les fronts des deux garçons suaient à grosses gouttes.

— La vérité, c'est que la bête a quitté son trou. Certains pensent que la chasse l'a affamée et qu'elle a été obligée de se rapprocher des villes. Toujours est-il que des gens qui travaillaient dans la fabrique ont dit avoir vu une ombre roder autour des bâtiments. Un jour, la femme d'un employé, accompagnée de son bébé, est venue déjeuner avec son mari. La mère et l'enfant ont disparu. On les a retrouvés quelque temps plus tard, ou plutôt ce qu'il en restait. Des os et quelques lambeaux de chair accrochés dessus.

À nouveau, Lucas pressa le mécanisme et les grondements retentirent de plus belle. Malgré sa lassitude, l'adolescent devait bien reconnaître que raconter cette histoire débile lui procurait toujours une divine sensation. Il se sentait tellement mystérieux et captivant, avec sa voix grave, et ses effets théâtraux marchaient du tonnerre. Le petit Sam était décomposé et même le courageux Enzo n'en menait pas large.

— À présent, la bête se cache dans les ruines de la fabrique. Plus personne n'ose y aller, de peur de se faire dévorer. Tout ce que vous avez à faire, c'est prendre le monstre en photo avec votre portable, et vous serez officiellement des hommes, des vrais.

— Tu l'as prise ta photo, toi ? demanda Enzo.

— Moi ? Bien sûr ! Je vous la montrerai à la fin, je ne veux pas vous gâcher la surprise. Et puisque Sam, tu es celui qui a le plus à prouver ce soir, je te suggère de passer devant.

L'enfant tourna la tête lentement vers l'immeuble qui, à leurs yeux, devait prendre la forme d'un monstre.

— Allez le péteux, et sors ton appareil dès maintenant, la bête est drôlement rapide.

Le jeune homme extirpa de sa poche son smartphone, ouvrit l'application photographie et s'avança hors de la forêt en direction des ruines. Quand il fut à bonne distance, Enzo se glissa vers Lucas et se pencha vers lui.

— J'ai vu la télécommande. En fait, tout ça, c'est du cinéma ?

— Tu croyais quoi, que c'était vrai ? T'es con ou quoi ? Bien sûr que c'est du flan. T'es plutôt malin, ce n’est pas le cas de tout le monde. Alors tu fermes ta gueule, et tu laisses le petit affronter ses peurs. Si tu dis quoi que ce soit, tu vas en faire le bouc émissaire de l'école.

— On n’est pas obligé de le dire, non ?

— C'est traditionnel, Ducon.

Lucas s'élança pour suivre Sam, abandonnant Enzo au milieu de la nuit.

L'adolescent rentra dans l'entrée principale dont il ne restait des grandes portes coulissantes que les charnières rouillées. Des toiles d'araignées dansaient sous la lumière de sa lampe torche telle les guenilles d'un spectre. Les nombreux courants d'air soufflaient une complainte inquiétante. Le décor était parfait. Sam s'était figé au milieu de la pièce, le corps secouait de frissons.

— Ce n’est pas le moment de rêvasser le péteux, il y a du bruit à l'étage. La bête doit dormir, avec un peu de chance elle n'aura même pas senti notre présence.

Lucas entendit Enzo passer derrière lui. Une fois à sa hauteur, il lui décrocha un regard empli de haine.

— Je vais chercher dans la pièce d'à côté. Plus vite on prendra cette photo, plus vite on quittera cet endroit.

Enzo poursuivit sa route parmi les décombres, posa une main sur l'épaule de Sam qui n'osait bouger, puis disparut dans la salle voisine.

Lucas observait la scène dans un mélange de plaisir et de honte. Peut-être devrait-il tout arrêter ? De dos, Samuel ressemblait à un arbre chétif et malade. L'adolescent hésita. Après tout, à quoi tout ça rimait ? Il lui suffisait de mentir à l'école et le calvaire de son pauvre camarade s'arrêtait.

Soudain, un cri résonna entre les murs. Enzo venait de hurler dans la pièce d'à côté, une plainte de terreur, un sursaut d'angoisse. Sam se précipita vers lui et Lucas suivit.

— Qu'est-ce qui se passe ? demanda le chef de la bande.

Enzo s'était accroupi derrière un bureau chargé de poussière et dont les tiroirs jonchés le sol tout autour. Le garçon tremblait.

— J'ai vu une silhouette passer. Je te jure je l'ai vu ! cria-t-il en désignant une ouverture au fond de la salle.

— Tu me fais quoi là ?

— Je te jure Lucas, j'ai vu quelque chose !

— Je t'ai prévenu pourtant, je t'ai dit de ne pas tout faire foirer. Tu te crois drôle espèce de connard ?

Enzo se redressa et toisa son aîné le regarde pétrit de rage.

— Putain, mais tu penses que je mens ? Je n’en ai rien à foutre de ton petit jeu de merde. Je te dis qu'il faut se tirer, tu comprends ?

Excédé par son ami, Lucas eut le mauvais réflexe de lui asséner un coup de poing au visage. Enzo s'écroula de tout son corps, évitant de peu le coin du bureau, la joue meurtrie. Lucas aurait voulu s'excuser, mais au même moment, quelque chose se brisa dans la salle à côté, comme une vitre que l'on explose. La colère de Lucas s'évapora.

— C'est quoi ça ?

— Qu'est-ce que je te disais connard ?

— Hé ! C'est bon, arrêtez votre cirque, ce n’est plus drôle !

Sam posa son index devant sa bouche pour faire comprendre à ses deux compagnons de la boucler. Le silence installait, ils purent les entendre distinctement. Des pas. Ils s'approchaient vers eux. Lucas ne pigeait plus rien. Ce n'était pas du tout prévu dans son scénario. Qui avait osé interférer ? Pour sûr, une fois qu'il aurait trouvé le petit malin, l'adolescent lui ferait passer un sale quart d'heure. Trop occupé à pester contre cet imposteur, Lucas ne vit qu'au dernier moment Samuel Dubois empoigner le bras d'Enzo pour le relever. Les deux se mirent à cavaler en direction de la sortie. Lucas, étonné par cette fuite, resta figé à hurler contre les deux garçons.

— Bande d'enculés ! Revenez ! Tout ça, c'est du flan bordel, c'est moi qui aie tout manigancé ! Putain si je vous rattrape vous allez voir ! À l'école demain, je ferai en sorte qu'on vous jette de la merde sur la gueule !

Lucas Auriel hurlait à s'en arracher les cordes vocales. En crachant sa rage et sa frustration, il n'entendit pas les pas se rapprocher peu à peu de lui, ne perçut qu'au dernier moment le souffle froid se poser sur sa nuque et quand il se retourna, il était trop tard.

La gueule du monstre se referma sur lui.

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