Chapitre 1

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Agenouillé au milieu du jardin de son enfance, Albin respirait à plein poumon. L'odeur des roses que sa mère taillée avec une minutie presque maladive, le bois humide de la forêt qui encerclait la propriété et un lointain effluve des cigares de son père. L'homme ouvrit les yeux. Face à lui, l'imposante bâtisse où il avait grandi le fixait d'une ombre accusatrice. Il reconnut l'escalier qui menait au porche ainsi que la porte d'entrée aux petits carreaux jaunit par le temps. Son regard glissa en suivant la rambarde en sapin jusqu'à la balançoire où il avait l'habitude de jouer avec ses amis.

Quelque chose entre ses mains détourna son attention. Une boîte, grossière dans son ouvrage, épurée de tout artifice ; la largeur d'une cuillère à café et la hauteur d'un gros livre. Il la serrait de toutes ses forces sans en comprendre le sens, terrifié à l'idée de l'ouvrir. Albin Duval savait, par intuition, ce qu'il se trouvait en son sein.

Une petite voix murmurait de l'intérieur de l'écrin. D'abord un souffle, une complainte que le vent balaya. Puis des mots fouettés, comme si quelqu'un parlait à l'intérieur d'un tube. Le son qu'émit le coffret glaça le sang du jeune homme.

— Mauvais... tu es...père... mauvais, susurrait la chose à mesure que l'angoisse s’immisçait dans le corps d'Albin.

Il reconnut le timbre rond et chaleureux de son paternel, Jacques. Une autre plainte, d'une tonalité différente, se superposa à ces paroles qui se répétaient en boucle à travers le boîtier.

— Chérie... aide-moi... notre bébé... il est...

Albin sentit quelque chose percuter son genou. L'homme émergea en sursaut, la bouche pâteuse, les yeux éblouis par le soleil d'août. Sa joue collée sur la vitre du train émit un bruit de succion. Face à lui, une femme d'une quarantaine d'années au sourire gêné tentée de maintenir en place son garçon, une boule de nerf d'une dizaine d'années, le visage agaçant des petites terreurs de la cour de récréation.

— Je m'ennuie ! C'est quand qu'on arrive ! C'est quand qu'on arrive ! » criait-il en balançant ses pieds en avant comme pour se propulser hors de son siège. Deuxième coup dans la rotule. Albin grimaça avec contenu puis déplia son corps meurtri par une mauvaise posture.

— Je suis vraiment désolé, dit la femme en s'adressant à lui. Tu arrêtes Bastien ! Excusez-le, la patience ce n’est pas son fort. Il tient ça de son père ! 

Ses mots dégageaient un mélange de profonde fierté et d'immense gêne. Albin s'étonnait toujours de voir que même dans leurs pires actions, les parents vouaient un culte à leurs enfants. Serait-il comme ça avec sa future progéniture ? Il l'espérait. Quand Albin eut fini de s'étirer tout en esquivant les coups de chaussures de la petite peste, la mère avait dégainé l'arme ultime de tout adulte en détresse : autoriser son gamin à jouer sur le smartphone. La jeune femme esquissa un rictus soulagé à son voisin de voyage.

— D'habitude il n'a pas le droit, mais là je dois dire que je suis contente de faire une exception. Vous savez ce que c'est ! dit-elle comme pour se justifier.

— Pas vraiment.

— Profitez bien alors ! Non parce que c'est magnifique, mais ça change la vie.

En bien ou en mal ? se demanda Albin.

— Je dois dire, ces voyages en train c'est interminable ! Vous l'avez pris de Paris ?

— Oui, marmonna-t-il, la voix encore rauque du sommeil.

— Cinq heures, c'est long même pour nous les adultes, alors ces petites boules d'énergie, vous pensez ! Vivement qu'on arrive, je ne sais pas vous, mais j'ai hâte de profiter de mes vacances. Ah ça, le cocktail, la piscine, les doigts de pied en éventail, je ne les aurai pas volés ! Vous restez à Montpellier ou vous allez visiter la région ?

La femme passa une main attentionnée dans les cheveux en bataille de son fils qui, ignorant ce geste de tendresse, poussa des grognements d'excitation devant son écran.

— Je suis du coin.

— Ah d'accord !

Elle se redressa sur son siège, le visage illuminé. À cet instant, Albin comprit qu'il allait être difficile de poursuivre sa sieste.

— Et vous allez où en vacances ? J'imagine que pour quelqu'un de la région, vous connaissez les bons endroits ? Nous avec Bastien on adore la rivière, alors si vous affectionnez une destination particulière, sans vouloir vous la voler bien sûr, on serait très content ! Pas vrai mon chéri ?

Un gargarisme fit office de réponse.

— Je ne suis pas là pour des vacances.

— Ça sert à quoi de venir dans le sud si c'est pas pour des vacances ?

Le petit avait lâché ces quelques mots sans détourner les yeux du téléphone.

— Bastien ! Ce ne sont pas tes affaires. Excusez-le, il n'est pas comme ça d'habitude.

— Ce n'est rien.

Albin Duval sourit quelques instants aux deux voyageurs puis détourna son regard. Le paysage défilait depuis plusieurs heures déjà. Aux grands immeubles de la capitale encore endormie avait succédé les longues étendues de la Bourgogne, la gare de Lyon et à présent, la Camargue déployait ses étendus arides sous ses paupières fragiles. L'homme décolla son dos du siège et sentit les gouttes de sueur perler sous sa chemise. Il se souvint alors pourquoi, des années avant, il avait quitté le Sud pour tenter sa chance à Paris. Bien sûr, le travail était l'une des raisons de son exil, mais l'extrême chaleur pesa dans sa décision. Albin détestait cette pesanteur moite, l'impression de vivre dans un four géant lui paraissait de plus en plus insupportable. Heureusement, il ne restait pas, le temps de gérer cette affaire, et il serait de retour à Paris qui était devenue sa ville de coeur.

— C'est secret ? reprit Bastien.

— Tu arrêtes maintenant ! Vraiment, je suis confuse.

— Laissez. Moi aussi j'étais très curieux à son âge. Et pour te répondre Bastien, oui, c'est un secret.

— Ah oui ?

L'homme s'étonna de voir comme certains mots éveillaient un intérêt instantané chez les enfants.

— Et tu dois savoir que les secrets, les vrais, on doit les garder pour soi.

— Vous avez fait une promesse ?

— Voilà.

— Maman elle dit qu'il ne faut pas garder des secrets trop longtemps, après ça fait des soucis.

— Mon chéri, tu vois, des fois dans la vie, c'est important aussi d'être quelqu'un de confiance, sur qui tu peux compter, tu comprends ?

Bastien s'arrêta un instant. Albin s'imagina une tonne de petits mécanismes s'activer dans le cerveau du garçon.

— Je crois. Tous les secrets ne doivent pas être dits ?

L'enfant fixait l'adulte face à lui avec insistance. Les explications de sa mère ne lui suffisaient plus, il voulait un avis extérieur.

— Et bien, dès qu'on peut dire les choses Bastien, on doit le faire. Parce qu'après les secrets deviennent trop gros à porter.

— Comme mon chien Teddy ? Maman dit que je lui donne trop à manger, alors du coup maintenant je n'arrive plus à le soulever.

Albin s'amusa de la comparaison.

— Voilà, exactement, comme Teddy.

— Mais ça mange quoi les secrets ?

Le paysage continuait de glisser et l'homme y vit comme des milliers de polaroid.

— ça mange du silence.

*

La gare de Montpellier Saint-Roch était inondée de centaines de voyageurs coulants de sueurs. Malgré l'appréhension d'Albin, Bastien et sa mère ne s'attardèrent pas auprès de lui et un simple signe de main fit office d'adieu. La piscine n'attendait pas. Après quelques embouteillages sur les quais, Albin passa sous les brumisateurs avec plaisir et se dit que c'était à coup sûr la dernière grande innovation de l'être humain. Sa chemise se portait mal. La confondre avec une éponge aurait été le plus naturel des réflexes. Il poussait sa petite valise avec mollesse, et chaque pas semblait le rapprocher des enfers. Les portes coulissantes de la sortie déversèrent un torrent de fournaise qui lui donna un léger vertige. À l'horizon, les immeubles qui germaient comme des champignons ondulaient tels des feux-follets sous la chaleur. Albin jeta un coup d'oeil aux voitures garées aux alentours et aperçut une Peugeot 406 aux couleurs de la police. Il s'avança.

L'homme qui l'attendait avait la soixantaine, le visage fin et les rides tombantes. Son gros nez luisait sous la canicule. Il aplatit l'une des dernières mèches de cheveux à l'arrière de son crâne. À sa moustache de quelques jours, Albin comprit à quel point ce qu'il s'était passé l'affectait.

— Oncle Henry, dit le visiteur en enlaçant le flic en tenue de service.

Accolade brève, mais sincère.

— Je n’ai pas eu le temps de me changer, avec les travaux ici c'est le bordel, j'ai mis presque une heure et demie à venir te chercher. Allé, monte dans la voiture p'tit gars, faut pas faire attendre tante Hélène.

Albin Duval s'exécuta. Valise dans le coffre, bouteille d'eau fraîche dans la boîte à gant, ambiance glaciale dans le véhicule. Ils parcoururent quelques kilomètres à la sortie de Montpellier dans un silence aussi étouffant que la chaleur environnante, avant qu'Henry Petit ne se décide à parler.

— Je suis désolé p'tit gars. Je sais que c'est mal choisi pour te dire ça, mais on est très content de t'avoir à la maison avec Hélène. Victor a tenu à faire ton lit lui-même.

Sa voix tremblait.

— Comment il va ? reprit Albin.

— De mieux en mieux. Tu ne me croiras pas, mais quand j'ai dit que tu venais pour... Et bien il s'est souvenu de toi ! Hélène et moi on n’en revenait pas. Tu sais qu'après son accident, il ne se souvenait de rien, rien, rien ! Qu'est-ce que c'était une fourchette, un cheval, comment s’assoir, nada ! Et ben quand j'ai prononcé ton prénom, il a crié : "copain d'enfance ?".

— Incroyable.

— Excuse-moi p'tit gars. Moi j'te parle de tout ça alors que tu dois être dans un état.

— Ça va oncle Henry, je t'assure. C'est ça qui me fait le plus mal d'ailleurs.

Le conducteur se tourna vers le passager d'un air attristé.

— Albin. Je sais que ces dernières années, ce n’était pas facile entre vous deux.

— Pas facile ? Je ne lui ai pas parlé depuis vingt ans !

Le flic se gratta la tête comme pour effacer la gêne qui venait de s'installer.

— La rancœur, ça vous ronge un homme et...

— Sinon tout va bien au travail ?

— La routine. Ici c'est pas Paris. Les vols de chèvre c'est peut-être ce qu'on a de plus palpitant.

— J'imagine que c'est mieux comme ça non ?

La voiture venait d'atteindre le sommet d'un col. Les montagnes du sud s'offraient à eux dans un panorama somptueux. La climatisation avait adouci les peaux, pourtant, le cœur d'Albin se serra. Il savait qu' ils n'étaient plus très loin du village de son enfance. Oncle Henry se racla la gorge.

— C'est mieux comme ça, oui. 

*

Albin se sentait étrange. Revenir à Montmal avait fait renaître en lui des émotions enfouies. Un goût de déjà-vu, tenace et aigre, émanait de chaque ruelle, chaque maison, chaque jardin, chaque magasin, chaque visage. Ils défilaient au rythme du véhicule, et l'effet de vitesse les déformait à les rendre inquiétants. La Mairie n'avait pas bougé. Le boulanger fumait ces cigares immondes, le PMU accueillait ses habituels piliers de bar, l'école sonnait toujours cette cloche à moitié cassée. Si tout semblait si familier à ses yeux, rien n'était vivace dans ses souvenirs. Il se sentait en décalage avec cet endroit qui aurait dû être un foyer pour lui, une source de plaisir et de réconfort. Pourtant, à peine eut-il posé le pied à terre, que tout son corps voulut sauter dans le premier train en direction de Paris.

— On a fait quelques travaux depuis la dernière fois que tu es venu. On a aménagé une chambre au grenier, ce n’est pas le Ritz, mais tu y seras pas mal, dit Henry en manœuvrant la Peugeot dans le garage.

— Je ne suis jamais allé au Ritz, de toute façon. 

Le comité d'accueil se tenait droit devant la porte d'entrée. Dix ans qu'Albin n'avait pas vu Hélène Petit, et le temps semblaient avoir oublié cette personne. Hormis quelques rides sur son visage rond et enjoué, la femme d'un certain âge n'avait rien perdu de son aura. Grande, les hanches larges, un physique imposant qui dépassait d'une tête tous les hommes qu'elle côtoyait. Albin se souvenait que tout petit déjà, cette femme exerçait chez lui une forme d'attirante répulsion. Elle dégageait une envie primaire de se blottir entre les plis de ses courbes, non pas comme un amant, mais comme un nourrisson en quête de lait. Hélène Petit avait le corps et la prestance de ces saintes qui ornent tous les tableaux de la renaissance. Quand il allait au Louvre, Albin Duval ne pouvait s'empêcher de penser à elle en contemplant la vierge à l'enfant de De Vinci ou bien La Grande Odalisque d'Ingres. Encore aujourd'hui, hypnotique était l'adjectif qui définissait le mieux madame Petit, habillée pour l'occasion d'une longue robe noire et d'une coiffe transparente qui lui donnait des allures de sorcière.

— Albin. Je suis... toutes mes condoléances mon garçon.

— Merci Hélène.

Les immenses bras de la femme, tels des tentacules, agrippèrent Albin. L'homme parut disparaître dans le ventre d'une créature ancestrale. Henry, en retrait, vint poser une main réconfortante sur le dos de son neveu. D'un point de vue factuel, Albin n'était pas le sien. Henry Petit était le collègue de Jacques Duval, et les deux familles avaient très vite noué des liens en dehors du travail. Meilleurs amis dans le public comme dans le privé, les deux policiers habitaient dans le même village, fréquentés la même église, buvait dans le même bar. Avec le temps, Albin s'était amusé à appeler le co-équipier de son père « oncle Henry ». Les années passèrent, et l'aide précieuse qu'apporta l'OPJ à Albin ne fit que renforcer leurs attaches mutuelles.

— Albin ? lança une voix qui provenait de derrière la porte principale.

De Victor, Albin n'en avait qu'un triste souvenir. Enfant adopté, le fils des Petit avait lutté toutes ses jeunes années contre les moqueries dues à son retard mental. Instables et turbulents, ses parents avaient décidé de le placer dans un établissement spécialisé à quelques kilomètres de Montmal. Bien que plus âgé de dix ans, Albin l'avait toujours considéré comme un copain à protéger. Parfois, quand ils allaient chez les Petit, Victor le mettait mal à l'aise. Ses difficultés à s'exprimer, ses crises d'hystérie et son approche particulière d'interagir avec les autres avaient empêché les deux gamins de devenir de vrais amis. Quelques années plus tard, Albin apprit qu'un accès de violence de trop avait fait chuter leur fils du toit, provoquant à son cerveau de terribles séquelles. Le choc l'avait rendu amnésique au point que les médecins avaient dû lui réapprendre à respirer. Maintenant qu'il était face à lui, Albin s'en voulait de ne ressentir que de la pitié envers cet enfant piégé dans le corps d'un adulte en ruine.

— Bonjour, Victor, tu te soutiens de moi ?

— Albin, oui. 

En une fraction de seconde, le visiteur se retrouva enlacé par de puissants bras qui ne maîtrisaient pas leur force. Albin poussa un petit cri de surprise. Victor, le visage plongé dans son torse, riait et pleurait à ne plus savoir s'arrêter.

— Albin copain ! Albin copain ! Je suis si content de te voir ! 

Quand il desserra son emprise, l'homme constata que sa chemise était trempée de larmes. Avant qu'il n'eut le temps de répondre à son ancien camarade, celui-ci partit à l'intérieur de la maison en courant.

— Je suis désolé p'tit gars. Il est très perturbé depuis qu'on lui a dit que tu allais venir.

— Ce n'est rien, moi aussi ça me fait plaisir de le voir.

Hélène Petit scruta de la tête au pied.

— Rentre, je t'en prie. Je crois que tu as besoin d'une bonne douche !

La femme agrippa son épaule pour l'inviter à entrer. Sur le seuil, Henry adressa un regard gêné à Albin.

— P'tit gars, est-ce que tu veux... tu sais, après il sera trop tard, alors si tu souhaites le voir une dernière fois, c'est maintenant ou jamais.

— Jamais, oncle Henry.

— C'est ton père Albin, tu dois... 

Albin n'eut jamais la suite de la phrase. Parler de son père lui était insupportable. Aussi préféra-t-il s'engouffrer dans l'escalier.

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