4. La hyène et le vautour

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J’ai appelé ma mère Valentine, et je ne sais pas si mon père est Edgar, Simon (que je soupçonne également d’être mon frère) ou ce trouillard de Popey ; chacun montre un total détachement à l’égard des petits de la troupe. Peut-être même était-ce le brave Léon, trop vieux pour courir, dévoré par les hyènes il y a peu. Je n’ai jamais assisté à un seul accouplement ; je crois les girafes un peu pudiques.

Quant à moi, eh bien, j’espère que vous l’avez compris : j’attends Myriam. Je sais que je la reconnaîtrai le moment venu, et lorsque nous croisons d’autres troupeaux, près des points d’eau ou au hasard de nos déplacements, je reste de longs moments à les observer.

Je suis maintenant un grand mâle. Je regarde la vie d’une hauteur impressionnante. Des femelles commencent à me tourner autour, à frotter leurs longs cous contre le mien et je les renifle avant de les ignorer, et rabrouer les moins farouches. J’ai conscience d’être adulte, mais ne peux dire depuis combien de temps j’espère et j’attends. Le temps est un concept qui se ressent de façon particulière. Disons qu’il s’agit de savoir quand c’est le moment, et quand ça ne l’est pas. Se reposer la nuit, aller s’abreuver au lever du jour. Ce genre de choses. Mais malgré moi, cette position encore lucide — même si elle flanche de plus en plus — mesure le désir à ma place, et je m’impatiente. On me l’a accordé, pourquoi pas à Myriam ?

Je réalise vraiment le temps passé lorsque je retrouve un matin Valentine étendue sur le côté. Je m’approche et la regarde longtemps, avant de coller mon museau sur le sien. Je comprends qu’elle est en train de nous quitter. A-t-elle prévu sa prochaine réincarnation ? Rêve-t-elle d’être humaine, ou bien un acacia ? Alors que les premiers vautours commencent à tourner dans le ciel azur du berceau du monde, les beaux yeux de Valentine, si immenses et bordés de longs cils, ont pris la teinte grise des grands au revoir. Je renifle une dernière fois son pelage aux motifs beige et orange afin d’emporter ce souvenir avec moi. Le troupeau se met en route, et pour la première fois depuis ma chute sur les brindilles piquantes, je me retrouve seul. Adieu, maman.

Elle a l’amble gracieux, quoique hésitant. Quelque chose me trifouille l’estomac, l’empoigne et serre fort. Je broute les ramures tendres d’un petit acacia à l’ombre d’un autre, majestueux, envahi par le reste de la bande. Je n’ai jamais aimé les restaurants bondés ni la promiscuité de la cantine, et la réincarnation ne m’a pas ôté cette envie de mastiquer tranquillement. Pourtant je la laisse approcher et prendre place. Voir ses lèvres attraper le feuillage vert clair fait naître une drôle de sensation, comme lorsque ma femme s’enfuyait dans la salle de bain, non sans m’avoir préalablement gratifié d’une œillade entendue. Regarder cette girafe femelle aspirer une feuille d’acacia ne réveillerait sans doute pas grand-chose dans votre esprit, mais pour moi, c’est comme un appel à la timidité maladive de mon espèce. Aucun mâle ne vient jouer de la massue avec sa tête pour tenter de la conquérir et le soir même, nous frottons langoureusement nos cous l’un contre l’autre, et sa queue fouette l’air comme un métronome biologique.

Au plus profond de ce qui me reste d’humanité, je sais que ce n’est pas Myriam.

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