3. L’œuf et le chat

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Nous avons longtemps cherché en quoi nous pourrions nous réincarner tous les deux ce qui, lorsqu’on y réfléchit sérieusement, est un travail fastidieux, mais très amusant. Devenir des insectes et tous ces bidules rampants, grouillants et grimpants aux murs était totalement exclu. C’était répugnant et bien trop éphémère. Parce qu’il est des choses qu’on ne maîtrise pas, Myriam n’aimait pas l’idée de naître dans un œuf. Pour tout dire, elle avait peur de ne jamais arriver à sortir de sa coquille, ce qui la mettait d’avance dans un état de panique. Nous avons donc écarté toute pensée de réincarnation ovipare, ce qui rayait de la liste pas mal de possibilités. De toute façon, être une poule, un serpent ou même une tortue ne nous enchantait guère.

Il fut décrété que nous resterions dans la famille des mammifères. Néanmoins, il était hors de question de revenir en tant qu’homo sapiens, et ce pour de multiples raisons. Déjà, Myriam avait lu qu’il était extrêmement rare de connaître deux métempsycoses consécutives sous cette forme, et nous ne voulions pas être déçus. Ensuite, nous considérions que la vie d’être humain était compliquée et absurde, faite de déconvenues et de frustrations, sans compter que nous n’avions pas la prétention de pouvoir faire beaucoup mieux que la fois précédente. Enfin, nous souhaitions un peu d’exotisme, un peu de rêve, comme si la mort était un ticket vers une terre inexplorée, et non un retour à la case départ.

Nous avons pris un papier et un crayon, et avons consciencieusement examiné les éventualités en tenant compte d’un tas de facteurs. Par exemple, Myriam ne voulait pas être carnivore, obligée de tuer pour survivre et de mordre à pleines dents les poils, les plumes et les chairs. Dans le même ordre d’idées, je ne désirais pas être un gibier, risquer le coup de fusil ou le collet. Cela éliminait également pas mal de possibilités. De fil en aiguille, nous écartâmes par ailleurs la perspective de devenir du bétail (adieu veau, vache, cochon) et en général, de devoir supporter tout contact avec l’être humain. Pourtant, comme toute personne ayant un tant soit peu réfléchi à la question (il est absurde de penser que nous ayons été les seules), il était tentant de poser son dévolu sur la gent féline. Qui n’a jamais imaginé, en voyant un gros matou ou une petite minette roulée en boule près d’un feu, ou sur les genoux d’une vieille dame, qu’il s’agissait probablement d’une vie parfaite et enviable ? Toutefois, la perspective d’être castré, écrasé sous les roues d’une voiture ou tiré par la queue ne m’enchantait guère, d’autant plus qu’il n’est sans doute pas possible de choisir entre le panier confortable et la gouttière. Exit le chat et bien entendu le chien, animal servile et amateur de nonos en plastique, ainsi que toute vie dans une cage, un aquarium ou même un box ; je ne pouvais supporter l’idée d’être monté que par ma femme.

Un destin sauvage se présentait à nous comme l’évidence, et après un intense, mais bref, tour du monde dans un Atlas haut en couleur, nous convînmes que le berceau de l’humanité (que celui-ci avait renié et pratiquement déserté à notre grand contentement) était le lieu idéal. Suivant nos critères longuement affinés au fil des discussions et des recherches méthodiques, nous tirions une croix sur lions et gazelles, autruches et moustiques, et par respect pour Myriam j’écartais également les hippopotames. « Je sais », me dit-elle un soir où je cuisinais des endives au jambon. « Je vais te faire deviner, tu veux ? ». « D’accord », dis-je alors que je fouettais le contenu d’une casserole, avec la solide perspective de réussir ma béchamel.

« Qu’est-ce qui mesure dans les trois mètres au garrot, dont l’encolure est exceptionnelle, va l’amble et à fière allure, se nourrit essentiellement d’acacias, ne connaît pas de prédateur direct et peut vivre une vingtaine d’années ? »

La girafe ne connaît pas de prédateur direct, mais pour vivre jusqu’à vingt ans, elle doit malgré tout faire preuve de prudence et surtout, accorder une importance à l’esprit de troupe. L’on n’a jamais vu et jamais on ne verra de girafe solitaire. Une girafe isolée est promise à la mort, sans les derniers honneurs, car il est bien difficile dans la savane de trouver une pelle. Notre troupeau comptait en moyenne une dizaine d’individus, nombre variant au gré des arrivées et des départs naturels, dans un cycle bien fait et bien rodé qu’une certaine sorte de mammifères idiots ont décidé de braver afin de goûter aux joies de l’explosion démographique et du sonotone mal réglé. Ici, les humains étaient rares, malvenus et regardés de haut, d’un étage dénommé Indifférence.

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