2. Le postier et le crocodile

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En équilibre précaire sur mes échasses d’os et de muscles, je dois me rendre à l’évidence, malgré mon esprit qui résiste et se cabre : je suis un girafon. Ce que je dois bien appeler ma mère n’est pas derrière un grillage de zoo, et n’attend pas de moi que je lui tende une touffe d’herbe ou une poignée de pop-corn. Elle n’espère rien sinon que je tienne debout sur mes pattes. Elle me lèche derrière l’oreille, avec une ardeur qui manque m’envoyer valser à chaque coup de langue, et l’ordre des choses — ce qu’il convient sans doute d’appeler l’instinct — m’attire vers ses mamelles. Je m’approche en chancelant, donne quelques coups de tête, puis me laisse aller au premier repas de cette nouvelle vie. Un tas de questions dont personne ne me donnera la réponse s’entrechoquent dans mon petit cerveau qui, j’en suis sûr, ne devrait pas chauffer autant. À quoi pensent vraiment les girafes ? je ne le saurais sans doute jamais.

Grandir en étant ce mammifère ongulé est d’une simplicité oubliée depuis longtemps ; maintenant, je peux le dire, les humains sont des idiots. Plutôt que de laisser faire les choses, ils se compliquent l’existence à tel point qu’être un enfant — et a fortiori un parent — est aussi ardu que d’éplucher une patate crue avec une fourchette. La vie d’un girafon se résume à pourvoir aux besoins fondamentaux : remplir son estomac par un bout et le vider par l’autre, dormir et ne jamais perdre sa mère des yeux.

Après quelques jours, je galope librement. Personne pour me gronder ou me faire la morale. Je satisfais ma curiosité, je teste les limites du règne animal. Je me crois plus malin, équipé de mon bagage d’être humain, qui chancelle parfois comme un membre nécrosé. Mais un face à face avec la mort (dans mon cas un vieux crocodile fâché de n’avoir qu’un œil) remet les pendules à l’heure. « Laisse faire ta nature » est ma première leçon. Cette simplicité permet de me concentrer sur ce nouveau contexte.

Je suis un artiodactyle, avec la jugeote et les souvenirs d’un homme ayant bien vécu. Je suis surtout un herbivore entouré de lions, de hyènes, de léopards et de lycaons.

Pour la forme, tout en tétant ma mère, j’élabore quand même un tas de théories sur le pourquoi du comment, mais en définitive, la surprise est mineure ; je réfléchis beaucoup, pendant que je le peux encore (parfois, ma vie antérieure devient floue), mais n’agite pas mes petits sabots en l’air en criant, à qui voudrait bien l’entendre : « pourquoi, mais pourquoi donc ? », car je l’avais désiré et je ne sais pas pourquoi, on me l’a accordé.

Afin d’allumer une lanterne en sus de vos esprits éclairés, j’en suis sûr, mais, hélas !, pas assez, je me dois d’insérer ici même et maintenant un récit dans l’histoire. Si vous permettez, voici donc dans les grandes lignes mon incarnation précédente, une existence humaine banale quoique extraordinaire.

Je suis né et j’ai grandi dans une petite ville de province ne méritant pas plus qu’une autre de voir son nom inscrit dans ce récit. Enfance classique, scolarité quelconque. Après le Bac, j’ai répondu à une offre d’emploi Facteur. Puis je suis devenu guichetier, sans jamais vraiment m’investir ni en avoir honte. J’aimais le contact avec les gens et cela ne m’encombrait l’esprit que six heures par jour. Cela me laissait le temps de m’adonner à quelques loisirs mineurs, mais plaisants, d’entretenir une passion sans condition avec ma femme.

Je dis « ma femme », mais nous n’étions pas mariés, et d’un commun accord nous avions décidé de ne pas jeter d’enfant en pâture au n’importe quoi contemporain qui nous exaspérait. Myriam n’était donc pas officiellement ma femme, et elle ne fut jamais mère. Myriam était une créature à deux pattes qui chamboulait mes sens d’un battement de cil, me faisait oublier la grisaille d’un quotidien pas tellement insupportable — mais tout de même un peu pénible — avec un esprit fin, vivace, et une répartie sans pareille. J’aimais Myriam plus que tout, elle me le rendait bien. En fait, nous nous aimions si fort que même l’absurdité était partagée, et entre autres originalités, qui faisaient le sel de notre relation, la certitude de nous retrouver après la mort. Il n’y avait pas trente-six façons d’asticoter notre imagination, sinon de croire en la réincarnation.

Ah ! Vous voyez, je n’ai pas tant dérivé du sujet que cela. Nous voici de nouveau dans la savane, avec ses brindilles, ses crocodiles borgnes et ses hyènes moqueuses. Si vous plissez les yeux et vous concentrez, vous me trouverez dressé sur mes pattes arrière, la tête dans un arbre aux feuilles tendres. Je ne suis plus vraiment un girafon, mais pas pleinement un adulte. Tandis que je vous raconte ma vie passée, la présente se déroule. C’est la magie du récit, et avouons que c’est bien pratique.

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