XLIV

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Le lendemain soir, toute la Compagnie était là au dîner, alors on a tenu le briefing spécial Cassandra.

Kitty, attelle au poignet, bras en écharpe, a raconté son histoire, son kidnapping, ses ordres, et pourquoi elle avait obéi. Elle a été incapable, comme avant, d’expliquer pourquoi le Lys de Sang était pris pour cible.

- On peut supposer, a dit Lin, que si nous faisons disparaître cette raison d’être pour eux que sont les terroristes, les seigneurs de la guerre, ils ne pourront plus justifier leur existence, n’auront plus de raison de vivre, de se lever le matin. Après tout, selon ma source, ces gens-là ont tout perdu. Mais quand même, nous ne sommes pas les seuls, ici…

Sa voix s’est éteinte lentement, elle semblait réfléchir. Comme elle restait perdue dans ses pensées, Kris s’est levé, sa tablette de combat en main.

- Cette fois-ci, les gars, il s’agit de délivrer un otage. Une petite fille de six ans. Donc, parmi les volontaires, on ne choisira que les plus calmes, les plus expérimentés. Hors de question de tout faire foirer parce que l’un de vous a la détente chatouilleuse.

Il a projeté sur le mur blanc l’image satellite de la base allemande. C’était une photo prise en plein jour, pour nous familiariser avec la base. Puis il a projeté une image infrarouge datant de la nuit précédente et on a vu les images thermiques des gars en train de dormir, en train de veiller ou en train de monter la garde à deux endroits : une pièce au-dessus des cuisines où une silhouette plus petite marquait la place d’une petite fille de six ans aux yeux bleus et aux cheveux blonds ; et un périmètre lâche assez proche de leur planque, au final. On pourrait peut-être entrer sur le périmètre de l’ancienne base sans avoir à se débarrasser des sentinelles.

J’avais passé la journée à modéliser la base sur la table holographique, on avait dégotté les plans de l’endroit et j’avais pu faire une carte en 3D du bâtiment dont la photo s’affichait sur le mur.

Bon, il faut que je vous avoue quelque chose. J’étais un gamin plutôt doué en informatique. Assez doué pour hacker, à 16 ans, les serveurs de Balard, le Pentagone français, un jour de maintenance. Je me suis fait prendre, évidemment. Mais la façon dont j’avais utilisé un des outils de maintenance pour entrer leur avait prendre conscience que leurs systèmes n’étaient pas à l’abri de quelqu’un de déterminé.

Mes parents étaient mortifiés de ma bêtise et très emmerdés vis-à-vis de l’Etat français, Papa étant un ancien militaire, vous imaginez la honte d’avoir un fils qui … Bref, on m’a fait bosser au service informatique de Balard le temps de réparer mes conneries et de montrer aux techniciens comment j’étais entré. Puis, incorporation forcée pour éviter la prison. Pas de jugement, pas de casier judiciaire. Hors de question de laisser entendre que Balard s’était fait hacké par un merdeux pas même majeur.

Pas de régiment glamour pour moi, juste le 1er régiment d’infanterie, à Sarrebourg, en Moselle. Pour moi, habitué à avoir la mer à portée de pieds, ce fut très dur. Quand on m’a proposé d’aller me faire oublier en Afghanistan, j’ai sauté sur l’occasion. Et il y a six ans, notre base a été attaquée et nombre d’entre nous y sont restés. Pour tout vous dire, la base a été rasée et la quasi-totalité des unités sur place a été décimée. Moi, j’ai eu de la chance, j’ai survécu. J’ai pris ce que j’ai trouvé comme armes et munitions, rations et équipement et, avec P’tite tête et Stig, on est partis trouver un abri. On a trouvé cette Compagnie de mercenaires dont le drapeau était bleu et blanc.

J’en avais bavé à cause de mes conneries, avant l’arrivée du Lys de Sang et de ses lieutenants, et je m’étais juré de ne plus toucher un clavier d’ordi. Et puis Lin a posé sur une des tables du mess cette magnifique table holographique avec laquelle j’ai fait mumuse pour créer mes cartes de jeux de rôle. Techniquement, c’est pas un ordinateur, donc je n’ai pas rompu cette promesse faite à moi-même.

J’avais aussi, en bon informaticien, créé des avatars de nos personnages de jeu de rôle, stockant leur fiche dans la mémoire de la table.

Tout ça pour vous dire que je maîtrisais plutôt bien la table holo et que j’avais donc passé la journée à recréer la base allemande et à créer des avatars vides, prêts à porter une étiquette. Il y en avait un, plus petit que les autres, qui portait déjà la sienne. C6 : Cassandra, 6 ans. Il était de couleur jaune.

Pendant que je plaçais des avatars rouges en fonction de ce que me montrait l’image infrarouge affichée sur le mur blanc, les autres réfléchissaient à une stratégie.

J’ai modélisé un hélico, un E-assault des R&R, je l’ai mis de côté et posé dedans un deuxième avatar, vert celui-là, portant l’étiquette « Kitty ».

Au fur et à mesure que j’entendais un volontaire se proposer et être validé, je collais son surnom à un avatar vert. Vous ne serez pas surpris d’apprendre qu’Erk, Kris, Tito, Baby Jane furent désignés, au final. Il y avait aussi Bloody Mary, P’tite Tête, Dio au camouflage de nuit intégré, Mac et ma pomme – toujours pour ma putain de mémoire. Et Yaka, quand Kitty nous avoua que Cassandra adorait les chiens. Elle la rassurerait sûrement.

J’ai donc construit un avatar de chien et je l’ai placé dans l’hélico, avec Kitty.

Lin m’a regardé, une question dans les yeux, j’ai levé le pouce.

- Bon, les élus, asseyez-vous autour de la table. Les autres, en retrait, debout derrière, pour voir vous aussi.

D’un seul coup, j’ai eu beaucoup de compagnie…

- Avant toute chose, où va-t-on se poser ? a demandé Dio.

- On verra ça quand Katja nous rejoindra demain avec sa bande. Ce que je voudrais, c’est que vous mémorisiez les chemins d’accès, le périmètre de sécurité. Pour les sentinelles, marquez vos cibles, Tito, Bloody Mary, l’Archer. Dio, tu te sens de rejoindre nos assassins ?

Euh, ça fait bizarre de s’entendre appeler comme ça, quand même. Mais ceci dit, elle a raison, c’est ce que nous sommes, quand nous tuons des sentinelles.

- Lin, a commencé Erk, je voudrais… j’aimerais, si c’est possible, qu’on évite de les tuer. Ne peut-on pas les endormir, avec des fléchettes bourrées de kétamine ?

- Erik, tu nous compliques la vie.

- Je sais, Lin, mais…

Le géant s’est interrompu, a regardé ses grandes mains, les a serrées en deux énormes poings aux jointures blanches, qu’il a posé sur ses genoux.

- Ce serait bien si on limitait les morts. Ces pauvres gars n’ont rien à voir avec les sentinelles de Duran Duran, ce sont des mecs qui ont tout perdu, qui… C’étaient des gentils, autrefois.

Il a eu un sourire chagriné, en haussant les épaules. Des gentils… Oui, le terme emprunté aux jeux d’enfants était juste, et en même temps, suffisamment surprenant pour qu’on s’y arrête.

- Erik, peut-être que les sentinelles de Durrani ont perdu des êtres chers, eux aussi, tu ne crois pas ? Comme pour les femmes du harem, on ne sait pas pourquoi ils étaient là. Demande à l’Archer, mais je ne crois pas qu’il y ait eu uniquement des Afghans parmi les hommes qui surveillaient le labo où vous avez volé le kérosène. Ou Tito, tiens. Tito, parmi les trois sentinelles que tu as… éliminées ?

- Il y avait au moins un occidental. Un blond, scandinave, allemand ou slave, je pense.

- Tu vois, mon grand. Et puis, on en ferait quoi, de ces hommes ? On les envoie à la Nouvelle Haye ? Certains sont sûrement morts d’un point de vue officiel. On les libère ? Pour les retrouver dans nos pattes au pire moment ? Non, je crois que je vais recommander la force létale, pour cette fois-ci aussi.

Erk a détourné le regard. Comme à chaque fois qu’il n’était pas vraiment d’accord avec une stratégie, il se tairait un moment puis, s’étant fait à l’idée, se lancerait dans la planification avec nous, sans jamais évoquer le sujet.

Et c’est ce qu’il a fait ce soir-là.

Je me suis demandé pourquoi, alors qu’il avait demandé des gars calmes, il s’était proposé le premier et pourquoi Lin avait accepté. J’ai vaguement une idée.

Tout d’abord, c’est un pro. Un soldat professionnel, à la tête froide quand c’est nécessaire. Ses colères épiques sont dues, la plupart du temps, à l’humain. Une connerie de son frère, une coupure au couteau à un endroit sensible de sa parfaite anatomie…

C’est un officier, comme son frère, comme Lin. Elle resterait à la base, comme souvent, ou dans un des hélicos, pour coordonner. Erk et Kris ont de très bonnes notions de stratégie et Kris est très tactique. Celle d’Erk consiste à foncer dans le tas tête la première, le cerveau à la traîne, en général.

Il y a un troisième point, très important : malgré sa grande taille, sa puissance, sa voix basse, les enfants ne le craignent pas. Et pour convaincre Cassandra de le suivre sans faire d’histoires, il était notre meilleur atout. Ça, et un talkie-walkie avec sa sœur au bout, quand même.

Donc Erk s’est tu, a regardé la table, étudié le placement des kidnappeurs et a paru réfléchir. Il a même fait quelques propositions, ne parlant plus d’épargner les hommes. Mais cette nuit-là, le géant ne tirerait que pour blesser.

Le lendemain matin, après le petit-déj, on a eu la bonne surprise de voir arriver les deux hélicos E-assault qui avaient déjà fait tête chez nous. On a eu le plaisir d’accueillir, avec du café et des petits pains tous chauds, la belle Katja, la p’tite Elise, Vlad l’ombre de Katja, Igor l’armoire à glace, Curtis le Ricain et Ladislatz le poseur de bombes, et deux autres gars. On a eu moins de plaisir à voir descendre Alkan l’Albanais élevé au kanun. Enfin, surtout Tito et moi, je me souvenais des quatre jours d’infirmerie et de mon p’tit pote bouillant de fièvre. Mais on est restés pros, tous les deux. J’étais fier de lui.

Les R&R se sont mis à l’aise – enfin, ceux qui en étaient capables –, posant leurs affaires en tas sur une des tables du mess. Katja s’est isolée un moment avec Lin et j’ai supposé qu’elle lui demandait d’être son témoin. Lin est une bonne actrice, quand elles sont revenues, il était impossible de savoir ce qu’elles s’étaient dit.

Erk et Elise se sont lancés dans une grande discussion en français, chuchotant tous les deux ; Kris taillait une bavette avec Curtis, sous l’œil attentif d’Igor et de Vlad, Alkan restait dans son coin, avec toujours son balai dans le cul.

Une fois chacun à son aise, chacun restauré, on s’est rassemblés devant la table holographique. Avec l’aide de Katja, j’ai placé les hélicos au plus près. Ils sont très silencieux et on peut se placer près de sa cible. Mais comme il fallait qu’ils soient aussi invisibles qu’inaudibles, il a fallu trouver un endroit où ils seraient cachés aux yeux des sentinelles mais pas trop loin.

Jo est arrivé avec un papier jaune poussin (il en restait encore un peu) et l’a tendu à Lin. Elle a levé un sourcil interrogateur.

- Le bulletin météo pour cette nuit.

- Merci Jo. Tu as regardé ?

- Oui. Temps couvert sur Kaboul en milieu de nuit et couvert demain aussi. Lever de lune à 4h du matin.

- OK, merci Jo. Tiens, Katja.

La belle Katja a lu le bulletin météo très soigneusement et l’a tendu à Vlad ensuite. Ils ont échangé en Finnois, la langue officielle des R&R (j’avais posé la question à Quenotte), Katja a posé une question à Lin et Jo a accompagné Vlad à la radio.

- J’ai besoin d’avoir la météo sur tout le trajet. L’idée c’est de ne pas voler trop bas, mais de ne pas devoir voler trop haut non plus, même si on ne vole pas dans des Chinook.

- Quel est le problème avec le Chinook ? a demandé JD, curieux.

- Il n’a jamais été pressurisé. Même la nouvelle version n’est pas pressurisée. Donc il faut fournir de l’oxygène à l’équipage et aux troupes transportées, mais du coup, ça alourdit l’hélico, donc ça limite l’autonomie. La plupart du temps, les troupes ne sont pas sous oxygène et si on grimpe haut, elles tombent en hypoxie… Certains n’y survivent pas. Les chanceux arrivent à destination après avoir vomi tripes et boyaux dans l’hélico.

- Répugnant, murmura JD.

- En effet. La bonne nouvelle, c’est que les E-assault peuvent être plus ou moins pressurisés, même si ça tire sur le moteur et limite l’autonomie. La meilleure nouvelle, c’est qu’on peut faire un aller-retour BLC-Kaboul avec ce qu’on a tout en pressurisant les hélicos sur tout le trajet.

- Et pour votre retour ?

- On a deux bidons de kero dans un des hélicos, et si vous êtes d’accord, on va les décharger ici le temps de la mission.

- Bien sûr.

Vlad est revenu, avec une autre feuille jaune poussin. Katja l’a lu, a encore échangé trois mots avec lui en finnois puis :

- Bonne nouvelle, le plafond – en langage d’aviateur, c’est la hauteur du plus bas des nuages – est à 3000 pieds – eh oui, un aviateur, ça compte en pieds – donc on peut voler tranquilles sous les nuages jusqu’à Kaymani Center.

Elle s’est tournée vers la carte que Kris avait affichée sur le mur blanc à partir de sa tablette. Au nord de Kaboul, un petit point rouge clignotait. Notre cible.

- Bon, on va approcher par le nord en évitant au max les centres de population. On va aussi engager le brouillage radar. Au pire, Elise nous a préparé un plan de vol partiel pour le ciel de Kaboul. Et une excuse si on dévie un peu vers Kaymani Center qui n’est pas dans le plan de vol.

Elle avait tout prévu, la Finnoise. Ça c’est du travail de pro !

- Le plafond bas sur Kaboul va sans doute nous aider à poser les oiseaux plus près que prévu. Et avec la lune qui ne se lèvera pas avant 4h on devrait être presque invisibles. Tu veux attaquer à quelle heure, Lin ?

- A l’heure grise, 3h du matin. Tout devrait être fini avant le lever de la Lune.

- Si on met une heure à résoudre ce problème, c’est qu’on est vraiment mauvais, a remarqué Kris.

- Pour le bien-être de l’enfant, a dit le Viking, il faut être les plus rapides possible.

- On fera au mieux. Si les sentinelles sont éliminées sans bruit, on gagnera du temps. Et, Erk, on ne fait pas dans la dentelle, d’accord ?

- Oui, Lin, j’ai compris.

- Très bien, litla mín. Bien. Pour le matériel : tenue de combat complète, sortez les cagoules et vérifiez vos casques et pare-balles. Pas d’écusson, donc pas de veste, juste le pull. Pas de keffieh sang séché non plus, prenez-en des standards, il doit en rester au magasin. Katja, Erk veut faire sauter Kaymani Center, donc si Ladislatz a envie de s’éclater un peu, au sens figuré, bien sûr, on va lui confier quelques pains de Smoking.

Elle avait un grand sourire en disant ça et le terroriste, comme l’appelait Erk, lui a rendu.

- Tu viens de faire un heureux, Lin, a dit Katja. Bon, ce que je propose, c’est qu’on se pose sur place une bonne demi-heure avant, donc… Elle a réfléchit un instant, départ à 23h au plus tard.

- Ça me va. Bon, les gars, autour de la table, pour vous familiariser avec le terrain et les bâtiments. Même si la mémoire de l’Archer vous aidera à savoir où vous allez, on n’est pas à l’abri d’un pépin, donc, mémorisez le chemin jusqu’à la chambre de la cible.

Katja s’approcha de moi, s’appuyant sur la table sur laquelle était posé notre trésor. Elle admira l’image en 3D, légèrement transparente, qui apparaissait. Elise avait déjà vu la table en action et elle me demanda comment je pouvais avoir des bâtiments aussi détaillés, alors je lui expliqué que j’avais modélisé la base d’après les plans sur Internet et les photos satellites. Katja a poussé un gros soupir d’envie.

- Ah, j’aimerais bien que Simo investisse là-dedans, lui aussi.

- Investir, c’est le terme, a remarqué Lin. Heureusement que la CEDH m’avait donné une grosse avance. OK, l’Archer, au boulot.

Et, tous autour de la table holographique, jusqu’au déjeuner et pendant une bonne partie de l’après-midi, on a planifié notre assaut sur Kaymani Center jusqu’à être satisfaits de notre stratégie. Le boulot dont Lin parlait, pour moi, consistait à déplacer les avatars selon les suggestions de chacun, histoire de voir comment se déroulerait l’assaut dans chaque cas, pour choisir le meilleur.

Jo a donné à Erk, Kris et moi des smartphones bidouillés à porter dans des étuis à l’avant-bras gauche, qui nous donneraient, via une liaison satellite qui suivait un chemin détourné, la position de chacun, gentil ou méchant, en temps réel. La liaison satellite arrivait à BLC où un ordi portable puissant, connecté pour l’occasion, décoderait les images et utiliserait les puces GPS de nos ceintures – et collier pour Yaka – pour nous identifier, puis remonterait vers d’autres satellites pour contacter les hélicos qui nous renverraient l’info. On avait un tout petit décalage de quelques secondes, qui nous permettrait de voir venir les hostiles. L’action serait retransmise sur la table, permettant à Lin et au Gros de suivre.

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