XLIII

13 minutes de lecture

Au final, tout a bien marché. Enfin, presque.

On s’est mis en route, au pas comme toujours, vers le stand de tir et j’ai vu Kitty qui cherchait la meilleure façon de tomber et de faire semblant de se casser le poignet. On est arrivés sur le stand de tir sans qu’elle ait trouvé quoi que ce soit. Du coup, elle était un peu distraite lors des exercices de tir, alors Kris s’est fâché. Elle s’est appliquée et, comme nous tous, a oublié qu’elle devait avoir un accident.

Quand on s’est décidés à finir nos entraînements, le crépuscule tombait, ce qui avait rendu les tirs un peu compliqués, mais qui était aussi le but de l’exercice. Le crépuscule, avec l’aube, c’est le moment le plus dur de la nuit pour les yeux. On perd la notion de profondeur, tout est gris. Cela expliquerait pourquoi Kitty a réellement trébuché. Mais ça n’explique pas pourquoi elle s’est mal reçue, à moins que, dans la fraction de seconde où elle s’est sentie tomber, elle se soit souvenue du projet formé dans la chambre des frangins.

Elle a poussé un petit cri, a tendu la main gauche, la droite étant occupée par son EMA 7, s’est cassée la gueule, a roulé en un réflexe d’ahemvé, et s’est assise, un peu sonnée. Erk s’est porté à ses côtés, comme il le fait chaque fois que l’un d’entre nous se fait mal. Il s’est accroupi, a sorti de sa poche une toute petite lampe crayon, et a éclairé la miss. Kitty était blanche, les pupilles complètement dilatées, pas très réactives à la lumière.

- Skítt !
- Quoi ?

Erk n’a pas répondu, il a tâté le bras et le poignet de la miss.

- Elle a le radius cassé, et son poignet est en vrac.

Et il a jeté un regard à son frère et Kris a écarquillé les yeux. Le géant a pris son propre keffieh, s’en est servi pour immobiliser le bras gauche de Kitty puis, comme la dernière fois, l’a prise dans ses bras et l’a emmenée à l’infirmerie. On a traîné à proximité, voulant savoir ce qui s’était passé.

Après l’avoir déposée sur la table d’examen, il a aidé Doc à préparer le scanner. C’est une machine assez récente, qui n’a plus rien à voir avec les vieilles machines qui prenaient toute une salle. La table d’examen, ancienne table de morgue, avait été modifiée de façon à pouvoir être polarisée. Ensuite, un bras articulé soutenant une caméra un peu spéciale, rangé dessous, était fixé à la table, qui l’alimentait, sur un rail lui permettant de coulisser le long de la table. Le rail faisait le tour de la table, permettant un examen sous toutes les coutures.

Kitty n’avait jamais vu le scanner en action, et les seuls à être passé dessous, Erk, Igor et moi, avaient été inconscients quand c’était arrivé ou n’étaient plus ici. Il a essayé de la rassurer, mais elle tremblait.

- Kitty, de quoi as-tu peur ? a demandé Doc. De la machine ?

Elle a hoché la tête, elle commençait à retrouver ses esprits. L’adrénaline, cependant, jouait un peu avec sa volonté et elle parlait sans vraiment se censurer.

- D’avoir mal, aussi. Et puis, d’Erk.

Le Viking a eu l’air surpris puis il s’est détendu avec un sourire.

- Kitty, je n’ai aucune raison de t’engueuler, ce soir.
- Mais j’ai raté…
- Raté quoi ? Elle est très réussie, ta fracture, tu sais.
- Justement…
- Kitty, c’est un coup de pas de bol, c’est tout.
- Mais…

Le regard effrayé qu’elle a jeté à Erk a paru faire mal au géant et il a eu l’air triste. Il s’est détourné et nous qui étions dans la cour avons mieux vu son expression, mélange de frustration, d’accablement et de chagrin.

- Pourtant, Kitty, il va devoir rester, a dit Doc, je vais demander à Nounou…
- Non ! Je…

C’est vrai que Nounou est impressionnant, physiquement, même s’il est bien loin d’égaler le Viking. Faut dire qu’il doit pouvoir nous soulever, nous tourner, si on est blessés.

- Bon, a-t-elle dit, Tito, viens nous aider, tu veux ?

Sur les instructions du médecin, Tito s’est placé près de la tête de la miss, lui a pris la main droite et lui a doucement parlé, lui caressant les cheveux.

- Bon, Kitty, a dit Doc, je ne peux pas te donner de morphine tout de suite, mais je te promets que dès que le scan est fait, je te l’injecte. Erk va rester, puisqu’il va commencer la guérison…
- Il nous a expliqué un peu tout à l’heure.
- Bien. Début du scan.

Le bras a bougé, la miss s’est crispée, serrant la main de l’Albanais de toutes ses forces et j’ai vu Tito tourner son regard vers Erk en face de lui, pour que Kitty ne voit pas sa grimace de douleur. Le géant a posé sa main sur celle que Kitty martyrisait et on l’a vu briller légèrement. Laissant sa main sur celle de Tito, il a reporté son regard sur le résultat du scan, qui s’affichait sur un écran accroché au mur en face de lui.

Tito s’est tourné et a vu, comme Erk et Doc, le radius et la fine fracture en diagonale.

- Kitty, tu veux voir ton bras ? a demandé Tito et il s’est poussé.
- Non merci.

Doc et Erk ont discuté à voix basse, pendant que Tito continuait à rassurer la jeune femme. Elle a arrêté de serrer sa main, Erk a récupéré la sienne.

- Bon, Kitty. La bonne nouvelle c’est que, même si la fracture est en diagonale, on a la chance d’avoir Erk et son don et qu’une fois qu’il aura reconstruit l’extérieur de l’os, on te mettra une attelle et tu guériras vite. La moins bonne nouvelle, c’est que tu es interdite de patrouille.

Les deux hommes se sont regardés par-dessus la tête des femmes.

- La mauvaise nouvelle, Kitty, c’est que un des os de ton poignet, le scaphoïde, n’est pas à sa place et que je vais devoir bouger ton bras pour le remettre en place.
- Ça va faire mal ? Et la voix de l’Américaine chevrotait.
- Un peu seulement, parce qu’Erk va t’injecter une demi-dose de morphine. A moins que tu n’y sois allergique, toi aussi ?

Elle a secoué la tête, alors Erk a posé l’injecteur près de la cassure et a appuyé sur la détente. Il s’est bien gardé de la toucher, laissant Tito jouer son rôle de grand frère. Quand Kitty s’est détendue, le géant a posé sa grande paluche sur la cassure, serrant doucement le bras pour éviter que l’os brisé ne bouge puis Doc a pris la main de Kitty, l’a fait bouger d’une façon qui nous a tous fait mal, Kitty a gémi, Doc a eu un rictus satisfait et a lâché la main. Erk a cédé sa place, Doc a à peine bougé l’os et a rendu sa place au Viking.

Il a fermé les yeux, changé ses mains de position, une dessus, une dessous, elles ont brillé, comme toujours, mais sinon il ne s’est rien passé. Tito, fasciné, avait les yeux fixés sur l’écran et il m’a dit qu’il a vu un voile léger se placer sur la fracture, l’effaçant progressivement.

Erk a lâché le bras, s’est reculé pour laisser la place à Doc qui plaçait un morceau de matériau souple sur le bras pour ensuite y faire passer un courant qui le rigidifiait, formant une attelle à la mesure exacte du membre blessé. Top, quand même, les progrès en médecine. Et celui-là, en plus, ne provoquait pas d’allergie chez les frangins.

En parlant de frangin, Erk était très pâle. Bon, malgré le soleil afghan, il n’est pas très bronzé, même si, comme nous tous, il met de l’écran total/crème de jour. Mais même avec l’écran total, on prend une jolie couleur abricot pour certains, ou café au lait pour d’autres. Mais lui ne bronze pas.

Et ce soir-là, dans la lumière sans pitié de l’infirmerie, il avait l’air blafard. Et il avait transpiré, comme à chaque fois. Il a pris la miss dans ses bras, l’a déposé sur l’un des six lits de l’infirmerie, où Baby Jane, appelée par Doc, l’a aidé à se déshabiller partiellement et à se glisser sous les couvertures. Le toubib lui a injecté une dose de morphine pour qu’elle puisse dormir et ils sont sortis de la grande pièce.

Erk s’est laissé glisser à terre le long du mur, sous les arcades, tendant la main vers Tito. Doc s’est inquiétée mais il lui a dit que tout allait bien. Tito s’est approché, Erk a pris la main que Kitty avait écrasée et a fait un soin dessus. Les traces d’ongles et les bleus ont disparu.

- Merci Erk. Ah, voilà ta nounou attitrée.

Kris s’est agenouillé près du Viking, une gourde à la main.

- Pas ça, Kris… il a faiblement essayé de repousser son frère. Je vais dîner et ça ira mieux.
- Non, rappelle-toi ce que disait Papa, tu dois boire ce mélange, que tu manges ou dormes après. Et si tu ne veux pas le boire, je demande à Tito, l’Archer, JD, Baby Jane, Quenotte, de m’aider à te le faire avaler de force.
- Très bien, donne.

Et il a bu à toute vitesse. Trop fatigué pour frissonner, ce soir-là.

Ce soir-là, Cook avait fait des raviolis gratinés. Tout ce qu’il fallait pour redonner de l’énergie à un Viking fatigué. Erk est resté silencieux tout le dîner, mais même s’il ne parlait pas, il écoutait.

Nos camarades des autres patrouilles sont venus prendre des nouvelles de Kitty et Tito a répondu à chaque fois, même quand c’était la dixième fois qu’il racontait.

- La bonne nouvelle, a dit Erk en sirotant une tisane, après le dessert, c’est que maintenant, j’ai une bonne raison pour la laisser dans l’hélico quand on ira chercher sa sœur.
- Tu veux bien nous expliquer, Erk ? a demandé Quenotte. Je me disais que ça pouvait être l’occasion de l’amariner un peu plus…
- Non. Il s’agit d’une prise d’otages. Ça n’a rien à voir avec notre boulot habituel. Mais on n’a pas le temps de faire venir un négociateur. Il nous faut des gars super-calmes, qui ne défourailleront pas au moindre éternuement. Et donc, pas Kitty, parce qu’elle risque d’aller trop vite pour sauver sa sœur. Je serais pareil, moi, si c’était Kris… Bref. Pour ça, j’avais prévu qu’elle reste dans l’hélico avec un talkie-walkie, que celui d’entre nous qui approchera Cassandra lui tendra pour que Kitty puisse la convaincre de venir avec nous.
- Oh, à six ans, ça devrait être simple de l’obliger à nous suivre.
- Quenotte, tu ne comprends pas. Le type qui la détient a peut-être réussi à lui faire croire qu’elle allait voir sa grande sœur, mais ça ne marchera pas deux fois, ce mensonge. Et il est hors de question de traumatiser cette gamine en l’emmenant de force. On va la garder un moment avec nous, le temps de lui trouver des gardiens de confiance, et il ne faut pas qu’elle nous craigne.
- Et tu supporterais mal qu’un enfant te craigne, hein, mon grand ? a dit Kris. Déjà Kitty ce soir ça a été dur, je me trompe ?

Erk a secoué la tête.

- Ecoute, grand frère, je pense que ta colère de l’autre jour, toute justifiée qu’elle soit, lui a foutu la trouille. Laisse-lui un peu de temps.
- Vous savez, j’ai commencé, pensif, je me demande s’il n’y a pas autre chose. Nounou lui fait peur aussi et Dio également. Or ce sont, avec nous trois, j’ai dit en montrant les Islandais et moi-même, les plus grands de la Compagnie.
- Qu’est-ce que tu insinues, l’Archer ? Elle n’a pas peur de toi ni de Kris.
- Mais on fait partie de sa patrouille, elle nous connaît. Je pense que, dans son passé, un homme de grande taille lui a fait peur, ou autre chose. Ce n’est pas une révulsion forte comme dans le cas d’un viol, mais c’est présent. Si on reste gentil avec elle, ça passera. Et si, pendant sa convalescence, elle côtoie les autres gars et qu’ils évitent de faire les cons, ça devrait aller encore mieux.
- Dr Kerhervé, psy, a dit Erk en rigolant. Mais je vais te faire confiance. Valide avec Cook, peut-être, d’ac ?
- Vu. Et tu devrais aller te pieuter, Erk, tu as l’air mort… C’est le soin ?
- Oui, les os demandent plus d’énergie, pour la même raison qu’ils prennent plus de temps.

Il a étouffé un bâillement, s’est levé et nous a souhaité bonne nuit. Tito m’a demandé de le suivre dehors, j’ai obéi. On s’est équipé – matériel de communication, gilet, casque lourd – et on s’est éloigné de la porte de la base. On s’est assis côte à côte, contre le mur aveugle du caravansérail.

- Qu’est-ce qu’il y a, mon grand ?
- Il y a des choses dont je voudrais te parler.
- Je t’écoute, Tito.
- Je sais, tu m’écoutes toujours, Tudic. C’est ce que j’aime chez toi, en plus de ton cul, il a ajouté avec un grand sourire narquois.

Je lui ai rendu, je sais qu’il plaisante, surtout après notre conversation à l’infirmerie après sa bagarre avec Alkan.

Il m’a parlé des fois où Erk l’avait touché, entre autres sur le terrain de tir, lui ébouriffant les cheveux avant de lui faire remettre son casque.

- Il a les mains chaudes, Tudic. Et elles sont tellement grandes… Tout à l’heure, quand Kitty a écrasé ma main, il a posé la sienne dessus et j’en ai eu des frissons et …

Je l’ai laissé parler un peu, il m’a fait part de ce qu’il aimerait connaître avec le géant, m’avouant son fantasme dont Erk était le héros involontaire, c’était plutôt intime, parfois même plus que ça, mais je savais que ça lui faisait du bien d’en parler.

Il est revenu aussi sur notre retour du haras, quand il s’est endormi, épuisé, entre les deux frères et qu’Erk l’a installé contre lui. Son émoi en se réveillant contre le corps chaud et musclé de son amour, le nez plein de son odeur.

- Il sent tellement bon, Tudic, j’en ai la tête qui tourne…
- Décidément, tu es bien accroché, toi.

Il a eu une grimace affligée.

- Tudic, j’espère qu’un jour je trouverais quelqu’un qui me fera oublier cet homme. Je l’aime, et ça me détruit lentement. Je…

Il a hésité. Il a repris, et j’ai eu l’impression qu’il avait changé d’avis sur ce qu’il voulait me dire.

- Je fais des rêves, avec lui, tu vois de quoi je veux parler.

J’ai fit signe que oui.

- Ces rêves sont si réels. Et dans ces rêves, il accepte mon amour, on… Il a haussé les épaules, j’ai compris ce qu’il n’arrivait pas à me dire. Je ne sais pas si je dois lui avouer que je l’aime, quitte à ce qu’il me tienne à distance, et souffrir d’être écarté, ou me taire en continuant à souffrir de son ignorance totale de mes sentiments.
- Tito, il n’est pas homosexuel, mais je ne crois pas qu’il soit homophobe. Tu pourrais toujours lui dire ce que tu ressens, en le présentant d’une certaine façon, et avoir une bonne surprise.
- Ou une mauvaise. Mais pourquoi ne crois-tu pas qu’il soit homophobe ?
- Quand il s’est tourné vers toi et qu’il a mis son bras autour de tes épaules, son geste était naturel, comme il l’aurait fait pour Baby Jane ou moi ou Kris… Non, pas Kris. Il y aurait eu plus de tendresse avec Kris. Mais pour Baby Jane, toi, ou moi, ou n’importe qui de la Compagnie, il n’aurait pas fait de différence. Cette nuit-là, il a cherché ton confort, parce que c’est comme ça qu’il est.

J’ai regardé le ciel, on voyait bien les étoiles. On voyait même la Voie Lactée, ce soir.

- Te souviens-tu de notre première mission et de sa gentillesse chaque soir, nous massant les jambes et le dos quand on avait trop mal ? Il cherchait notre confort, là aussi. Il est aussi sympa avec tout le monde, même s’il a tendance à draguer les femmes et à être juste lui-même avec nous. Et c’est vrai que nous, sa patrouille, bénéficions de sa gentillesse plus que les autres.

Tito se triturait tellement les mains que je les ai prises, les ai séparées, posées à plat sur ses genoux et posé les miennes dessus, pour qu’il ne recommence pas.

- Il est assez tactile, comme mec. Il n’arrête pas de m’ébouriffer les cheveux, par exemple. C’est dans sa nature. Je pense qu’il continuera à nous toucher, tous. Mais ne t’attends pas à autre chose que ces contacts fraternels.

Il a baissé les yeux sur ses mains. Je les ai lâchées. Il a caressé les phalanges que Kitty avait malmenées et qu’Erk avait soignées. Il a attendu un moment avant de continuer.

- Je le sais bien, ça. Je l’ai bien compris. Tu sais, je le regarde tout le temps, je me repais de lui, je le regarde bouger, rire, sourire, et j’ai remarqué quelque chose. Il flirte avec les femmes, il est sympa avec les mecs mais il y a une seule personne qui occupe son cœur.
- Qui ? Doc ?
- Kris.
- Quoi !? Mais ils sont frères !

Il ne sait pas ce que Kris m’avait chuchoté en route vers le kérosène.

- Peut-être, mais son frère occupe la plus grande part dans son cœur. Tu verras, Erk prendra les plus grands risques pour venir en aide à Kris. Je suis prêt à parier que s’ils n’étaient pas frères, s’ils étaient de sexe opposé, ils seraient en couple depuis une éternité. Ce sont des âmes sœurs.

J’ai regardé mon ami, étonné de sa clairvoyance. Ça rejoignait ce que Kris m’avait dit ce fameux soir. J’ai pourtant tu la confidence. Si Kris veut en parler à Tito, il le fera. Mais moi, si on me confie des secrets, c’est parce que je les garde.

- Tudic ?
- Oui Tito ?
- Tu veux bien me prendre dans tes bras ?
- Pardon ?

J’étais tellement surpris. Ça ressemblait tant à ce que Lin m’avait demandé la première fois que j’ai cru que Tito avait oublié ce que j’étais. Il a vu mon expression.

- Non, j’ai juste besoin de sentir un être humain contre moi. Un peu de chaleur, rien de plus. Tu sais bien que tu n’es pas celui que je veux.

J’ai passé un bras autour de ses épaules, il s’est appuyé contre moi, poussant un petit soupir. On est restés un petit moment comme ça, en silence, deux copains partageant un moment de paix dans un pays en guerre.

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