XX

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Après le déjeuner, les élus ont fait une sieste. Obligatoire. L’idée, c’était d’être à peu près dispo pour la boum de la nuit. L’avantage, dans notre métier à la con, c’est qu’on apprend à dormir n’importe où, n’importe quand. Ça s’est vite vu.

Puis, vers l’heure du goûter – qu’on a jamais parce qu’on est adultes, quand même –, Erk a fait le tour des belles au bois dormant et les a réveillées, mais pas avec un baiser, sauf son frangin, qu’il aime bien asticoter. C’est réciproque, je dois dire.

On s’est retrouvé au mess, devant un dîner anticipé bien costaud, histoire de ne pas être trahi par un estomac vide. Ensuite, on s’est équipé, avec nos gilets tactiques, qui font office de pare-balles aussi, avec nos casques, laryngophones et oreillettes, les R&R se sont mis sur notre fréquence.

Quenotte et moi, on a bien vérifié nos arcs et nos flèches, une par une. J’en ai rejeté quelques-unes, lui aussi. On avait bien sûr nos EMA 7 et nos Behemoth, comme les autres. Tondu et Tito se sont trimballés un Bulldog et deux roquettes chacun. C’est un lance-roquettes – lance-missile, on dit, normalement – assez moche mais vachement efficace. Ça fait un peu lourd à porter, mais Tondu et Tito sont des costauds.

On aurait bien emmené Baby Jane avec nous mais l’exploitation est en plein milieu d’une plaine assez vaste, sans arbres et son fusil de snipe serait bien inutile. Et trop bruyant.

Igor a désigné deux mecs pour partir avec nous, un petit mec assez balèze, un certain Curtis, assez typé amerloque, j’ai trouvé, et un autre un peu plus grand, assez silencieux, nommé Ladislas. Quand Lin a distribué les pains de RDX DOA « Smoking » – sept fois plus puissant que du TNT –, ses yeux se sont allumés comme ceux d’un môme dans un magasin de jouets ou de bonbons. Quelque chose me disait qu’il aimait bien faire sauter des trucs, lui. J’ai espéré qu’il était expert, aussi, parce que si c’était juste pour le plaisir, ça risquait de faire mal.

L’idée, c’était que, deux heures avant le crépuscule, on soit partis tous les dix en Land avec Lin au volant et JD comme escorte. Ça rassurait Erk et Lin avait dit d’accord. Ensuite, on devait encercler et faire tomber un max de sentinelles silencieusement, soit à l’arc, soit avec Tito et Bloody Mary – vous savez d’où elle tient son surnom, maintenant. On s’est réparti nos secteurs, je ne risquais donc pas de planter une de mes flèches dans le cul de nos assassins.

Une fois les lieux sécurisés, on appelait les hélicos qui venaient se ravitailler. Selon la quantité de jus dans les réservoirs, on faisait venir un ou deux hélicos. On en profitait pour rentrer à la base et selon l’heure, les R&R repartaient ou finissaient la nuit chez nous.

Juste avant d’embarquer dans la Land, Erk a vérifié une dernière fois nos gilets pare-balles, en prêtant une très grande attention à celui de son frangin.

- Fais gaffe à toi, p’tit frère, OK ?

- Promis, bróðir.

- T’as intérêt. Je ne me vois pas dire à Hella que…

- Hey, je t’ai dit que je ferai attention, OK ? Tu crois que je me sentais comment, moi, quand les FER t’ont alpagué ?

- Excuse-moi, c’est juste que…

- Je sais, frangin, je sais. T’inquiète, ma poule, j’ai pas l’intention d’y rester.

- Ma poule… Erk a secoué la tête… Crétin, va !

Kris était le dernier à monter dans la Land, alors après nous avoir souhaité bonne route, Erk a fait demi-tour pour repartir vers le PC Ops d’où il allait suivre notre affaire par radio.

- Hé, ma poule, a crié Kris, garde ton cul au chaud pour moi, tu veux ?

Le Viking, sans se retourner, a levé son médius bien raide et bien haut et Kris a éclaté de rire. Mais quand la base a disparu, il s’est assombri et a regardé dehors, vachement silencieux.

- C’est votre façon de vous dire adieu, Kris ? j’ai chuchoté.

Il s’est tourné vers moi, les yeux tristes. Ben merde…

- Si on veut. On est rarement partis en mission séparément. Mais je ne peux pas m’empêcher de déconner quand … tu vois, quoi.

Je voyais, ouais. Exprimer ses émotions, quand on est un mec, c’est jamais facile. Et les frangins, plutôt que de se taire, s’envoyaient des vannes.

J’ai vu Kris se concentrer un moment, puis un joli sourire se dessiner sur ses lèvres. Il a fermé les yeux puis il a chuchoté en islandais. J’ai supposé – à raison – qu’Erk lui avait parlé en privé par la radio et lui avait remonté le moral.

- Kris, j’ai continué à chuchoter, pourquoi ne pas vous étreindre comme tu l’as fait l’autre jour, tout simplement ? Vous êtes frères, on pensera pas à mal…

- On n’est pas vraiment frères. Enfin, si, un peu… c’est compliqué, bordel. Nos parents habitaient sur les Iles Vestmann, au sud de l’Islande. Le père d’Erik pilotait l’hydravion qui faisait la navette avec le continent. Un mois avant sa naissance, on a retrouvé l’hydravion posé sur l’eau, vide. Le corps de son père a été retrouvé quinze jours plus tard. Sa mère, déjà pas très solide, a tenu jusqu’à la naissance mais est morte quatre heures après, au moment où moi je naissais. Mes parents, Hella, ma mère, et Dýri, mon père, l’ont adopté dès qu’ils ont su qu’il était orphelin. Donc, nous sommes frères adoptifs. Mais nous n’avons aucun lien de sang.

- Oh… Et ce que tu éprouves pour lui, c’est… ?

- Par moment, un peu plus que purement fraternel, et ça me fait peur. Pas parce que c’est un homme. Juste que j’ai l’impression d’être complètement dépendant de lui, tu vois ?

- Oui, je crois que je vois. S’il venait à disparaître, tu serais, quoi, perdu ?

- Dévasté, je pense. Sans but, seul… Quand je pense à sa disparition, et ça m’est arrivé il n’y a pas si longtemps, je me rends compte que sans lui, ma vie n’a aucun sens. Je veux dire que je pourrais continuer à faire mon job de soldat, mais ça serait par automatisme, par habitude, avec une partie de mon âme en moins… Il fait de moi un homme bon, qui fait attention aux conséquences. Si je perdais mon âme, si je le perdais, lui, je serais toujours un soldat, mais penserai-je aux autres ? Je ne sais pas et je ne crois pas.

J’ai plein de questions en tête, mais il est hors de question que je les pose. Il y en a une, cependant…

- Kris, vous vous appelez Hellason et pas Dýrison.

- Ah, tu veux me changer les idées, hein ?

- Ouais, un peu… Et je sais que chez vous, on prend le nom de son père et -son ou -dottir.

- Mon père adorait tellement ma mère qu’il a voulu prendre son nom comme patronyme, ce qui ne se fait jamais chez nous. Mais il y tenait mordicus. Il s’est fait appeler Hellaseiginmaður, époux d’Hella, et a tenu à ce que ses deux fils, le biologique et l’adoptif, s’appellent Hellason, fils d’Hella. Comme tout le monde trouvait ça mignon, le maire a dit OK. Voilà. T’as d’autres questions ?

- Non, enfin oui, mais ça peut attendre. Je t’ai changé les idées, j’espère ?

- Oui mon pote. Merci.

On a entendu un couinement aigu dans nos oreillettes – on a tous sursauté – puis le baryton du Viking. Kris et moi, on s’est regardés, espérant qu’il n’avait pas entendu les aveux du blondinet.

- Désolé les gars. Update météo : ça se couvre, l’œil de Caïn aura du mal à vous suivre [ce sont les satellites, qui nous survolent et nous surveillent, donc…]. Donc, soyez sympa, jactez.

- Bien reçu, BLC, a répondu Tondu.

Kris s’était penché vers Igor et avait traduit le message du géant en un très mauvais russe. Ça devait faire un truc comme : « trop nuages, pas voir, parler. » Curtis nous a surpris en traduisant fluidement en russe. Kris a rougi et Curtis lui a souri. Y avait un peu de satisfaction dans ce sourire, je me suis demandé ce que l’Islandais en ferait.

Lin a freiné et éteint ses phares. On était arrivés. Plus question de penser à autre chose qu’à la mission, maintenant.

On s’est rassemblés autour d’elle, elle nous a tous serré la main, même aux R&R, et souhaité bonne chance. Elle est repartie.

Erk nous a passé en circuit fermé entre nous dix et lui. P’tite tête s’est mis à chevaucher les ondes, et quand il a trouvé son chemin vers la base et notre télépathe receveur, il a hoché la tête. La p’tite Elise tenait compagnie à Erk au PC Ops, ses hélicos parés au décollage. Y avait juste assez de carbu dans les coucous pour atteindre l’exploitation.

On a avancé lentement vers notre cible, puis, à moins d’une demi-borne, chacun de nous dont la mission était de tuer les sentinelles est parti de son côté vers sa zone. Tito a refilé son Bulldog à Curtis.

On a confirmé à Erk, via P’tite Tête à qui on a chuchoté, qu’on était en place. Il a donné le go à nous quatre. Je me suis redressé, une flèche encochée, visant ma première victime. La flèche a transpercé la nuit, j’ai déjà encoché la deuxième, vers ma deuxième victime. Les deux sont tombés presque en même temps. J’ai confirmé les deux morts à Erk.

Quenotte a confirmé ses trois victimes. On a attendu le retour de Tito – trois victimes aussi – et Bloody Mary – deux, comme moi.

Toutes les sentinelles ont été éliminées sans bruit. On a donc avancé, rejoints par le reste de la bande sous les ordres de Kris. On faisait le moins de bruit possible pour se rapprocher du hangar.

Et puis, pas de bol, y en a un qui est sorti fumer. Et à ce moment-là, la lune est sortie de derrière les nuages et s’est reflétée sur l’un des écrans de visée des Bulldogs. Et le type était sûrement un ancien biffin, il n’a pas réfléchi, il a tiré. Putain de réflexes !

On a riposté à l’EMA 7, à plat ventre ou derrière des caisses, en serrant les fesses pour passer entre les gouttes – de plomb. D’autres mecs sont sortis d’un bâtiment, alors Tondu, super calme, s’est redressé et, posément, comme au champ de tir, a aligné la porte et lâché sa roquette.

Ça a volé dans tous les sens et ce qui retombait n’était pas uniquement des bouts de béton ou de ferraille. Curtis a visé le troisième bâtiment et a fait pareil. Là, y a eu une sacrée putain de bordel de merde d’explosion, parce qu’il a touché le laboratoire de transformation du suc de pavot et que tous les produits chimiques hautement inflammables ont pris feu d’un coup.

On a été éclairés comme en plein jour et on s’est retrouvé la cible des quatre mecs encore debout. Je me suis à peine redressé pour pouvoir viser. J’ai reçu un putain de coup de marteau sur la calebasse, j’ai été projeté en arrière et je suis resté étendu comme ça, sur le dos, à me demander ce qui s’était passé.

J’étais sourd, j’étais aveugle, j’étais…

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