XIX

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Une fois le dîner terminé, Miss Casque-à-boulons et nos officiers se sont installés à part, au mess, pendant que j’aidais les R&R à s’installer.

On s’est enfin servi de la belle table holographique ! Pour une histoire de licence des cartes (bravo l’intendance) on n’avait pas encore pu s’en servir professionnellement. Mais je m’en étais servi pour créer des cartes pour nos jeux de rôles et je me démerdais plutôt bien à l’utiliser.

Lin m’a donc demandé de venir la piloter – on avait reçu la licence, quand même – pendant que les officiers discutaient le bout de gras.

- Donc, Elise, il vous faut du kérosène pour vos appareils. Bon, comme a dû vous le dire Erk, nous n’en avons pas. Il va donc falloir trouver une solution.

- Resterait pas dans le coin des réserves des Ricains, des fois ? a demandé le Gros.

- Ça fait un bail qu’ils se sont barrés, les GI, a répondu Erk. Je crains que le jus soit éventé s’il n’a pas été siphonné avant.

J’ai regardé Elise du coin de l’œil. Elle avait l’air un peu perdu, la belette ! J’imagine qu’elle a pas dû souvent pratiquer l’argot, la miss. Ça colle pas avec son côté casque-à-boulons.

- Sinon, a dit Kris, y a toujours la base aérienne française à Abou Dhabi, mais ça fait un peu loin.

- Oui, dans ce cas-là, a répondu Elise, autant attendre la fin de l’IFAD de notre base et qu’on vienne nous apporter du carburant.

Ils se sont un peu tous tus, le temps de réfléchir. Et puis le Gros, qui était dans cette zone du monde depuis un moment, a ouvert la bouche.

- J’ai bien une idée, mais ça va faire du bruit dans le Landerneau.

- Accouche, a dit Erk.

- Y a pas que l’aviation militaire qui utilise du kérosène. Et à moins que le kéro militaire soit pas le même que le civil – et j’en doute –, on devrait trouver notre bonheur.

- Viens en au fait, tu veux, a fait Lin les sourcils froncés.

- Y a des gens qui n’iront pas se plaindre à l’ONU si on va leur siffler un peu de kérosène, même si on va en entendre parler, nous…

- Les trafiquants ! a fait Kris, enfin réveillé. Les trafiquants d’opium. Ils ont forcément des coucous pour trimballer leur came des centres de transformation aux ports ou autre pour lui faire quitter le pays.

- Exactement, Kris. L’opium va nous permettre de vous faire rentrer chez vous, Elise.

- En plus, continua Kris, ça risque de freiner un peu la diffusion de leur merde. Ça me plaît, le Gros. L’Archer, affiche-nous une carte du coin, à… Elise, si vous siphonnez un des hélicos dans l’autre, vous avez quelle autonomie de vol ? Et à quelle vitesse ?

La belette coincée (et non la belotte coinchée) a semblé réfléchir un moment puis nous a annoncé une autonomie de 35-40 minutes à 300km/h sans tomber dans la réserve.

- OK. Donc, l’Archer…

- Vu. Ceci dit, si on y va avec la Land, on fera pas 200 bornes, donc, si ça vous va, je cherche à 50, puis à 100 si on ne trouve rien.

- Bonne idée, a dit Erk.

J’étais content du compliment. J’ai bidouillé les contrôles et une carte de 100km de côté, avec notre base au centre, s’est affichée sur la table holographique. J’ai trifouillé les contrastes et on a presque eu l’impression qu’elle était solide, cette carte en 3D.

La table fait un mètre de côté, en dimensions utiles. Y a un petit bord de 3cm de haut et après, the sky is the limit ou presque.

Sur le bord, il y a un mini écran plat et un clavier virtuel. Ensuite, j’ai enfilé une paire de gants un peu spéciaux, qui allaient me permettre de manipuler la carte comme si c’était un écran de smartphone.

J’ai commencé par faire ressortir les routes, les constructions. J’ai rajouté une couche thermique, pour faire ressortir les champs, puisqu’un champ irrigué n’a pas la même température qu’un terrain sec. J’ai fait ressortir le macadam, aussi, au cas où l’aérodrome serait goudronné. On ne sait jamais.

Kris, de son côté, a dégainé sa tablette de combat. Il allait utiliser les données fournies par la carte pour obtenir des images satellites et affiner la zone de recherches.

J’ai fait un signe de tête à Lin et tous se sont penchés sur la table. Y avait quelques taches rouges intéressantes. J’ai bloqué la taille maxi de la carte, pour ne pas aller trop loin si on doit dézoomer.

Lin et le Gros m’ont montré chacun une tache. J’ai zoomé sur celle du Gros. Y avait des champs, y avait du goudron, y avait des bâtiments. J’ai filé les coordonnées GPS à Kris, qui a interrogé les satellites. Il a projeté son écran sur le mur blanc. Rien. Il a joué avec les contrastes, la balance des couleurs. Rien.

- Forcément, a remarqué Erk. Il fait nuit et ils éclairent peu, dans le coin. Je pense qu’il faudra revoir ça demain matin.

- Fait chier ! On perd du temps, là, a râlé Kris.

Erk lui a envoyé un sourcil levé, il a répondu par une grimace.

- OK, OK. Elise, je sais que vous êtes pressés de rentrer, vous et vos hommes, mais… est-ce qu’attendre demain ça vous va ? De toutes façons, faudra attaquer demain au crépuscule, mais ça ira pour vous, pas trop tard ?

J’ai vu le regard de la Miss Casque-à-boulons qui passait d’un frangin à l’autre, avec un détour vers Lin. Apparemment, elle n’avait aucune idée de qui commandait réellement ici. Elle a hésité, encore, puis a hoché la tête.

- Il faudra que je vérifie si notre base est toujours en IFAD demain après-midi. Inutile de prendre des risques si on peut venir nous ravitailler par hélicoptère.

- OK. Bon, l’Archer, a dit Erk. Avec Kris, notez les coordonnées des lieux qui vous paraissent coller dans un rayon de 50 bornes autour de la base et demain matin, puisque mon frangin sera debout avant moi, vous regarderez ça par satellite. Comme ça, après le p’tit-déj, on pourra commencer les vérifs.

- Ça me va, a dit Lin.

Là, c’est sûr, la belette a l’air largué.

- En attendant, a continué Lin, faudrait voir qui part. Ce qui est sûr, Erk, c’est que tu restes ici, toi.

- Ouais, je sais. Kris, tu te sens d’y aller ?

- Of course, frangin. Par contre, il nous faut les gars les plus silencieux possibles. Donc, Tito. Et je verrais bien l’Archer et… j’allais dire Lullaby… Désolé, Lin.

Elle a balayé l’excuse d’un geste.

- C’est Quenotte que tu veux, Kris, j’ai dit.

- Quenotte ?

- Ouais, troisième meilleur archer.

- Oui, mais je ne vois pas qui c’est.

- Le p’tit gars qu’est tellement roux qu’on croirait un feu de forêt. Même que, l’autre jour, Erk lui a dit qu’il devrait se tondre ou se teindre les cheveux, il était trop visible.

- Oh merde, c’est vrai, j’ai dit ça. Faut que je m’excuse, c’était un peu vache.

- Non, ça l’a fait marrer. Il a dit qu’au contraire, il va les laisser pousser aussi longs que les tiens pour être bien, bien visible, j’ai dit avec un grand sourire que le Viking m’a renvoyé.

J’ai trouvé qu’il avait l’air un peu pâle, le géant, d’un coup. J’ai rien dit mais j’ai pensé qu’il allait falloir écourter.

- Bon, très bien, a fait Lin. Donc, il faut rajouter P’tite Tête et Tondu.

Elle s’est tournée vers la p’tite Elise.

- De vôtre côté, je pense que vous devriez rester ici avec vos appareils. Quels hommes pourraient venir avec les nôtres ?

La miss s’est un peu cabrée – c’est marrant, elle est devenue toute raide, le haut du corps légèrement en arrière, et elle a bien pris deux centimètres en hauteur. Le bûcheron, Igor, lui a jeté un coup d’œil et quelques mots dans cette langue bizarre qu’ils utilisent et elle s’est détendue.

- Igor, déjà. Il choisira deux hommes en fonction du terrain.

- Ça me va, a fait Kris. Bon, si y a rien de plus à voir, je vous propose d’aller border les hélicos puis de se coucher.

Là encore, la minette a tiqué. Puis elle a semblé traduire et a désigné le nommé Fred pour accompagner Kris, qui devait venir avec lui à cause du chien, Alpha, qui risquait d’attaquer Fred qu’il ne connaissait pas.

- Très bien, a dit Erk. Je dois aller voir Doc avant d’aller me pieuter, donc à plus.

Kris a eu un sourire entendu que son frère a soigneusement ignoré mais pas nous. Moi, je savais ce qu’il en était grâce à Nounou, mais la rumeur avait fait le tour de la base et tout le monde supposait. On a tous fait des grands sourires entendus au dos du Viking.

Et puis direction nos pages et au dodo.

* *

Le lendemain matin, on était tous là au p’tit déj, sauf le géant qui nous a rejoints à la fin, l’air pas réveillé du tout, mais on n’était pas trop surpris, il a le réveil difficile. C’est encore pire en ce moment parce qu’à cause de son épaule en vrac, Doc continue à lui filer de la morphine le soir, pour qu’il puisse dormir. Il est un peu comateux, au réveil, du coup.

Il s’est servi un bol de café, sans sucre – beuargh ! –, Ketchup lui a mis une demi-baguette coupée en deux dans le sens de la longueur, beurrée et tartinée de miel, sur son plateau, Moutarde y a posé une pomme en quartiers, toute épluchée, Cook des œufs (six !!) au plat et au bacon tous chauds, avec deux saucisses à côté. Y a du favoritisme, je dis, moi. Nous on a eu que deux œufs. Mais bon, on n’a pas un trou à réparer dans notre corps. Et vu comment il en a bavé, j’aime autant être à ma place plutôt qu’à la sienne…

Moutarde a eu pitié de lui, elle lui a pris le plateau des mains – de la main – et l’a posé à notre table. Il l’a remerciée d’un grand sourire encore un peu chiffonné en s’asseyant et elle lui a tapoté la tête en repartant, n’osant pas toucher à son chignon.

Bien sûr, Kris s’est foutu de lui à propos de toutes ces femmes qui l’aidaient mais il l’a ignoré et s’est appliqué à démolir son petit-déj, en commençant par les œufs. Il a beau avoir des allures de Viking, il mange très élégamment, même d’une seule main. Par automatisme, Kris a pris ses propres couverts et lui a coupé ses saucisses en petits morceaux, vu que c’était pas possible d’une seule main pour lui – trop mignons, les frangins, quand même –, tout ça en continuant la discussion sur quel site était le meilleur. Il était tôt, il faisait encore un peu sombre pour le satellite, mais j’avais rallumé la table holographique et on pensait avoir trouvé quelques sites prometteurs.

Kris a posé ses couverts, dégainé sa tablette et tenté de joindre un satellite. On a eu, comme toujours projetée sur le mur blanc, une image un peu floue du site le plus proche de la base.

Comme toujours chez nous, tout le monde était présent, discutant le bout de gras et proposant des solutions. Les R&R, assis à une table autour d’Igor, nous regardaient bizarrement. Je pense que notre manque de formalisme doit leur poser un problème. Igor dévisageait Erk. De chacun des groupes, ils étaient les plus forts, grands, massifs, balèzes… bref, si on ne devait que s’en tenir à la force physique, les chefs. Je me demande si le sourire appréciateur du géant à Elise, la veille au soir, n’y était pas pour quelque chose, aussi.

J’ai entendu un grand « Ahhh », comme quand l’image apparaît enfin dans une salle de cinéma, et on a tous vu, enfin bien nette sur le mur blanc, une exploitation agricole à quelques trente bornes à peine de chez nous.

- Kris, l’Archer, a commencé Lin, qu’est-ce qui vous fait penser que ça peut être ce qu’il nous faut ?

On s’est regardés et Kris s’est levé. Il a montré différents points sur l’image en expliquant.

- Ici, les champs. Ça pourrait être n’importe quoi, sauf si tu regardes bien l’ombre de cette silhouette, là. Si ça c’est pas le canon d’un AK-47, je veux bien manger mon béret sauce béarnaise.

- Je pense, a fait Erk d’une voix traînante, que ton béret – et ton estomac – sont à l’abri de tes expériences culinaires.

- Mais je n’ai fait ce pari que parce que j’ai vu ça.

Et il a montré une prairie longue et étroite, vachement droite.

- Ça, c’est une piste d’envol pour un tagazou siffleur, un tout petit machin avec une distance de décollage très courte, moins de 350m. Je pense à un Piper JA-22. Ça décolle sur 220m, idem pour atterrissage, avec un roulage de 100m. Sérieusement, c’est ce que j’utiliserais ici : c’est un petit avion, avec une bonne autonomie et qui brûle du kérosène lambda.

Il montre un rectangle parmi d’autres.

- Si vous regardez l’ombre de ce hangar, vous verrez que son toit est bombé, ce qui est assez commun pour un hangar à avions. Et, à l’ombre de ce hangar, admirez ces deux belles cuves cylindriques qui doivent contenir le fameux kérosène.

Les visages tournés vers lui avaient l’air d’accord.

- Maintenant, la cerise sur le gâteau, devinez sur le territoire de qui se trouve cette exploitation ? Ouais, je vous le donne en mille : notre pachtoune préféré, Ashraf Abdâlî Durrani.

- Duran Duran en personne, a murmuré Lin.

- Pourquoi cela en fait-il la cible privilégiée ? a demandé la p’tite sous-lieut des R&R.

- Duran Duran, a dit Lin, ne s’est jamais caché de son soutien à cette culture-là, disant qu’elle fournissait un revenu non négligeable aux populations locales et ayant déclaré un jour que si les non-musulmans voulaient se tuer avec de l’héro, ce n’était pas son problème.

- Son problème, a fait Kris, c’est que, sans la culture du pavot, les populations locales ne peuvent pas lui verser le tribut qu’il réclame et donc, pov ti chou, sans ce tribut, il ne peut pas maintenir son train de vie. Pensez donc, ça coûte cher, dans nos régions, une écurie de pur-sang, un harem, des fontaines qui coulent en permanence, trois Porsche, deux Ferrari et une Lamborghini, sans parler du personnel nécessaire…

- La mauvaise nouvelle pour lui, et le sourire de Lin était plus que prédateur, c’est qu’il est sur la liste et que nous avons besoin de kérosène…

- Il y a quand même quelque chose à savoir, a dit Erk. Même si, au final, le fric tombe dans les poches de Duran Duran, quand cet opium est vendu à des labos, il sert à faire des médocs codéinés, entre autres. Et vous savez tous combien nous autres soldats avons besoin de ça et de la morphine. Donc, quand on va s’y attaquer, je pense qu’il faudra éviter de brûler les cultures.

- T’es sérieux, Erik ? Lin avait l’air choqué.

- Très. Si on fout en l’air les moyens de subsistance des agriculteurs, ils se tourneront vers Duran Duran pour vivre, plutôt que vers nous ou l’OTAN.

- Pas faux… Donc, reprit Lin après avoir réfléchi un peu, on va plutôt détruire les installations non-agricoles : hangar à avion, avion lui-même, bâtiments et la piste d’atterrissage. Bon. D’accord. Voici les heureux élus qui vont avoir la chance d’aller risquer leur peau pour fournir du kéro aux hélicos des R&R : L’Archer, Tito, Tondu, P’tite Tête, Quenotte, Kris.

- Moi, je pense qu’il faut que je vienne.

- Bloody Mary ? Pourquoi ?

- Vous oubliez ma spécialité, Lin, qui est la même que celle de Tito.

- Tu as raison, ma chère. OK, tu fais partie du lot. Sauf si Kris s’y oppose ?

- Nope !

- Parmi ceux que j’ai cités, y en a-t-il qui veulent rester ici au chaud ?

La formulation de la phrase nous a bien sûr poussés à dire qu’on voulait y aller, par fierté.

- Très bien, vérifiez vos équipements, pensez à prendre des Smoking et un ou deux Bulldog. On part ce soir deux heures avant le crépuscule. Ceux que je n’ai pas cités, voyez le Gros pour votre affectation.

Erk s’est dirigé vers moi.

- Tu l’as échappé belle, l’Archer. Te voilà privé de corvée laverie.

J’ai pas pu retenir un sourire.

- T’inquiète, va, tu le seras demain.

J’ai fait la gueule. Puis j’ai fini par sourire de nouveau, parce que le Viking me souriait et que, y a rien à faire, j’ai beau marcher sur le bon trottoir, je me laisse toujours séduire par ses sourires.

J’ai jamais fait cette punition. Mais à y bien réfléchir, j’aurai préféré.

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