XII

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Maintenant, raconter devient difficile. Parce que ce qu’a subi le Viking est dur à évoquer. Je cherche les mots, des mots polis, des fois, pour raconter, mais souvent, ce qui vient ce sont les autres mots. Et puis, je me souviens de son regard un peu perdu, de la souffrance dans sa voix, rauque d’avoir crié.

Parce que oui, le Viking est réveillé et qu’en bon soldat, il a voulu faire son rapport au plus tôt. Lin, Kris et moi-même étions là. J’ai essayé de prendre des notes, mais je n’ai pas pu, parfois. Et j’ai eu, par moment, l’impression d’avoir en face de moi un robot, car Erk parlait d’une voix monocorde, sans inflexion, jusqu’à ce que la douleur le rattrape et que Kris prenne l’injecteur et le shoote à la morphine, contre son gré. Mais le géant n’avait pas vraiment la force de refuser. Ni l’envie, j’ai eu l’impression. Le petit frère ne supporte pas la douleur du grand. Je crois que je serais pareil.

Bien sûr, on était partis à sa recherche le plus rapidement possible, en Land Rover, avec comme objectif la forteresse des FER, en espérant de tout notre cœur qu’on s’était pas trompés.

Arrivés à la rivière, pas de bol, il y avait eu un gros orage en montagne dans la nuit, elle avait gonflé et le gué disparaissait sous presque un mètre d’eau. Sans parler du courant. Il était midi juste. Lin, qui conduisait, est repartie, ne pouvant laisser la Land, même camouflée. Et elle-même ne pouvait pas camper seule dans la montagne, trop dangereux.

On n’a pas trop hésité pour la traversée. L’un de nous, corde autour de la taille et flingues en l’air, a franchi le gué prudemment. Puis il a joué l’ancre avec l’aide d’un gros rocher et on a tous traversé.

Même équipe que la première fois, puisqu’on connaissait le chemin, plus JD et le chien. C’est celui qui a le plus apprécié la traversée, lui…

On a trotté le plus longtemps possible. Kris avait le feu au cul, y a pas d’autre mot. Il courait comme un loup, une espèce de trot ultra régulier, qui lui permettait de couvrir pas mal de distance. Il a eu pitié de nous, nous a autorisé une pause d’environ 2 heures. Je crois qu’il est le seul à n’avoir pas dormi. Il a monté la garde tout seul. Nous, on s’est effondrés en tas par terre et on a dormi comme ça. Bien sûr, on était raides comme la justice au lever, mais on n’a rien dit, on a avalé des barres de céréales et du jus d’orange, et on est repartis.

La chienne, Yaka, s’est mise à tirer sur sa laisse un peu avant qu’on arrive à la forteresse, mais on était tous tellement focalisés sur notre but qu’on n’y a pas prêté attention.

On est arrivé à notre but vers midi le lendemain de notre départ. On avait fait vite, putain, poussés par l’urgence. Et par Kris.

Pas de sentinelles. Pas un bruit.

Et puis, un bruit. On a tous sursauté. On a vu un chacal sortir de la forteresse, le museau couvert de sang. Il nous a regardés en se léchant les babines puis s’est tranquillement tiré.

On s’est regardés. Si la bête se baladait librement dans la forteresse, c’est qu’il n’y avait plus âme qui vive. Et le sang…

On est entrés, en suivant les traces du charognard. Il y en avait d’autres, il n’avait pas été le seul à se régaler. Elles nous ont menés à une pièce en sous-sol, où une odeur de sang, de merde et d’une autre chose indéfinissable, planait.

Yaka a refusé en gémissant d’entrer dans la pièce, on a commencé à craindre le pire. On a franchi la porte. Et on l’a aussi sec refranchie dans l’autre sens pour gerber nos barres de céréales.

Il y avait une vingtaine de corps sans vie, aucun vêtu du treillis sable de la Compagnie. Certains portaient des traces du sabre trouvé au pied des marches, d’autres avaient le cou tordu, d’autres encore n’avaient pas de traces visibles, mais Kris nous dit qu’il s’agissait d’un coup de notre art martial vicelard, que nous n’avions pas encore appris. Un coup foudroyant au plexus solaire, qui arrête le cœur.

Il y a d’autres détails, des grimaces de terreur sur des visages, des… j’ai pas de mots. Juste des impressions, et je ne peux pas les mettre sur le papier, ces impressions. Des fois, la nuit, j’en rêve et ça me réveille, le cœur à 150 et couvert de sueur.

- Attends, tu veux dire que c’est Erk qui les a tous tués ?! s’est exclamée, incrédule, Baby Jane.

Kris, pâle comme un mort, une larme sur sa joue, a hoché la tête. On a fouillé la pièce. Le sol était couvert de sang coagulé. Des cadavres, des mouches gorgées de sang s’envolaient lourdement, trop bien nourries.

On a trouvé une chaise en bois, en morceaux, des bouts de corde, un couteau très aiguisé à la pointe rougie, un beau poignard à tête d’aigle. On a trouvé le chef, éventré. Hasard ou non ? Peut-être le saura-t-on un jour ?

Kris s’est repris, nous a envoyé, deux par deux, vérifier que la forteresse était bien vide et si c’était le cas, poser des explosifs. Après avoir pris tout ce qui avait de la valeur et était facilement transportable : de l’or (dents, bijoux..) de l’argent liquide (on s’en sert encore dans ce coin), ce genre de choses. L’argent est le nerf de la guerre…

Il n’y avait personne. Il semblait que les FER survivants de notre premier passage s’étaient tous rassemblés dans cette salle. Pour, quoi ? Assister au supplice du géant ? Y participer ?

On a posé les explosifs et on a tout fait sauter. Il ne restait plus un pan de mur debout et les souterrains étaient comblés par les gravats.

On est repartis, le cœur dans les chaussettes. Pas trace d’Erk dans la forteresse. Et puis Yaka, qui se baladait le nez au sol depuis un moment, sans qu’on fasse attention à elle, a tiré sur sa laisse, déséquilibrant JD. Comme il râlait, elle a aboyé. Et d’un seul coup, on s’est souvenu pourquoi on se trimballait un des deux chiens-loups. Après la découverte du carnage, on avait cessé de réfléchir normalement.

On a suivi la chienne qui nous a regardé l’air de dire : « Enfin, on m’écoute ». Elle est partie à fond de train, sur un sentier de chèvre, le nez au sol, tirant JD par sa laisse. On lui avait fait sentir la taie d’oreiller d’Erk avant de partir, et Kris la trimballait avec lui, dans un sac zip-loc.

On a trouvé le Viking affalé sur le côté au bord de la piste, les pieds en sang, à peine conscient, incohérent, brûlant de fièvre. La chienne le poussait du nez. La première chose qu’on a vu de lui, c’est le dos de son tee-shirt et le fond de son pantalon, imbibés de sang. Tito et moi, on s’est regardés, craignant le pire. On s’est tous précipités.

Le devant de son tee-shirt était encore plus imbibé de sang. Il avait pris des coups au visage, à gauche, avait l’arcade sourcilière qui pissait le sang, la pommette éclatée, la lèvre fendue, une balafre du coin de l’œil au coin de sa bouche…

Il a failli assommer Kris quand celui-ci l’a pris dans ses bras. Dans son poing droit il serrait une pierre sur laquelle il y avait quelques poils jaunâtres collés par un peu de sang. Se serait-il défendu contre les charognards ?

Kris lui a murmuré en islandais et il s’est peu à peu calmé. Il lui a donné à boire, puis avec le reste de sa gourde il lui a un peu nettoyé le visage. Les dégâts étaient impressionnants, mais réparables. Le Viking ne garderait que peu de trace des coups. Du moins, physiquement.

Il était manifestement secoué, notre géant. Il tremblait, et, quand Kris l’a redressé, il a essayé de retenir un gémissement.

- Où ? a demandé le Lieutenant.

- Le dos… l’épaule… le ventre… les…

Erk s’est tu, a enfoui son visage dans le tee-shirt de son frère, les épaules secouées… par des sanglots ? Les frangins ont chuchoté en islandais, y a eu un ou deux bruits qui, en d’autres circonstances, auraient pu passer pour des rires contraints. Kris a pris la petite figurine dans sa poche, l’a montrée à Erk et lui a mise dans sa main valide. Le poing du géant s’est refermé dessus.

Puis sur l’ordre de Kris on a sorti la «civière pliante» et Kris y a déposé son frère. Il poussé un cri et s’est évanoui. La civière pliante, c’est juste une couverture très épaisse, en laine, avec six poignées renforcées sur les bords les plus longs.

On a recouvert le Viking, dont les pieds ensanglantés dépassaient de la civière, d’une paire de couvertures, Kris a coincé son propre keffieh contre la joue d’Erk, près de son nez, on a pris les poignées et on est partis au trot, retour en arrière sur le sentier de chèvre, puis la piste qu’on commençait à bien connaître. Les deux femmes surveillaient le chemin, nous le blessé.

On a appris, en attendant Lin au bord de la rivière, pourquoi Kris avait mis son keffieh contre la joue de son frère. Quand ils étaient enfants, ils dormaient dans la même chambre et les soirs d’orage, Erk, qui, à l’époque, en avait peur, allait se blottir contre son frangin. Plus tard, quand il n’allait pas bien, quand il était malade, agité, blessé, l’odeur de son frère l’avait toujours calmé, apaisé. Le keffieh couleur sang séché portait l’odeur de Kris.

Retraverser la rivière en crue fut un peu compliqué, il fallait soulever la couverture le plus haut possible pour ne pas mouiller le blessé, sans pour autant se faire emporter par le courant. Au final, les 110 kg du Viking nous ont bien servis, à nous alourdir. Y a que les filles qui ont eu un peu de mal.

On n’a pas attendu Lin trop longtemps, P’tite Tête l’avait prévenue dès qu’on a trouvé Erk et elle est vite arrivée. Quand elle vu l’état de son Lieutenant, son visage s’est assombri, puis est devenu de marbre. Impressionnant.

En attendant son arrivée, Kris s’était occupé des pieds d’Erk. Il les avait lavés, tartinés de ciste puis de miel et emmaillotés dans des bandes. Là encore, c’était plus impressionnant que sérieux. Il s’était fait ces blessures en cavalant sur les cailloux sans bottes. Rien de pire. Pour son épaule, Kris avait juste fait un pansement rapide pour absorber le sang, arrosant la plaie de ciste, pour limiter l’hémorragie.

Quand on l’a déposé dans la Land, Erk s’est réveillé, a encore refusé la morphine. Il nous a dit, entre deux hoquets de douleur, que tant qu’ils n’étaient pas à la base, il voulait voir où il était, pouvoir se défendre. Ce à quoi Kris a répondu qu’il ne pourrait même pas toucher une cible, vu comment il tremblait. Kris s’était installé confortablement, avait repris son frère dans ses bras et le berçait doucement, le rassurait.

C’était étrange de voir cet homme, ce géant, comme un enfant dans les bras d’un adulte. Il avait niché son visage dans le cou de son frangin, et refusait de croiser nos regards.

De nouveau Tito et moi, on s’est regardés. On savait bien, tous les deux, quels films on se faisait dans la tête, se basant sur le béguin que le chef avait eu pour le Viking.

On a recroisé le Vioque. Cette fois, Lin s’est même pas arrêtée. Elle a dégainé son énorme .44 Magnum et, de la main gauche, par la fenêtre, a tiré vers les cavaliers – chevaux et motos – qui nous barraient la route.

Y a eu un plumet de poussière au pied du canasson du Vioque. Un pur hasard. Re-cabrade, re-bataille pour ne pas se vautrer et perdre la face. Les mecs en face se sont écartés. Aucun ne voulait se frotter à cette folle furieuse qui tirait au Magnum d’une seule main.

Elle a juré comme un charretier et a reprit la conduite. D’une seule main. Tirer au .44 d’une seule main, c’est de la folie. Elle porterait une petite attelle au poignet gauche pendant un moment.

Et c’est comme ça qu’on a ramené Erk à la base. En vrac pour la deuxième fois. Il a insisté pour marcher jusqu’à l’infirmerie, mais s’est vite écroulé, se plaignant du frottement, quoi que ça pût être. Nounou est venu prêter main forte à Kris.

C’est comme ça qu’on l’a vu jaillir à poil de la salle d’examen, refusant que la petite toubib le soigne jusqu’à ce que Lin l’assomme.

C’est comme ça qu’on a vu Kris ressortir de la salle plus tard, blanc comme les draps dans lesquels il avait couché son frangin et plus silencieux qu’un trappiste venant de prononcer ses vœux.

Il est allé faire son rapport à Lin, qui avait préparé une expédition punitive qui n’avait plus lieu d’être, puis il est retourné veiller son frère.

Doc est allée elle aussi faire son rapport à Lin.

Maintenant, voici le récit du Viking.

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