Lulubelle

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 Papy avait deux rêves, passer une nuit avec Rita Hayworth et s'offrir un moteur diesel. Le jour de ses vingt ans, il put enfin concrétiser son second rêve. Jour après jour, il avait économisé l'argent gagné au pitt (1) jusqu'à pouvoir acheter un moteur d'occasion à un ship chandler de Saint-Pierre, un authentique Indian Silver Arrow de 1932. L'arbre à hélice avait un peu vrillé mais avec l'aide de son ami chaudronnier, il réussit à le redresser.

 Chaque fois qu'il le mettait en marche, le moteur pétaradait et toussait avant de cracher une immonde fumée bleue. Et tout le village, réuni pour cet événement sur la plage de galets noirs, acclamait ce jet de puanteur toxique. Aujourd'hui, on le montrerait du doigt, on le vilipenderait. Ah le pollueur ! Et la couche d'ozone, que diable ! Le réchauffement climatique ! Mais à l'époque, on applaudissait cette infecte odeur de modernité. Quand la première voiture de poste était arrivée au village, les avis avaient été unanimes : Quelle propreté ! Beaucoup plus sain que le crottin des mulets…

 Devant sa yole fraîchement motorisée et repeinte en vert et jaune, baptisée Lulubelle, Papy posait avec ses fiancées, fier comme Artaban. Deux d'entre elles étaient enceintes mais ne le savaient pas encore. La famille avait fait venir de Saint-Pierre un photographe pour immortaliser ce grand moment. Papy possède toujours ce cliché, un vieux cliché en noir et blanc devenu sépia pisseux qui trône dans un cadre crasseux accroché sur le mur. Il ne regarde jamais Lulubelle et ses trois fiancées sans avoir la larme à l’œil.

  Le lendemain, à l'aube, Papy embrassa sa mère, son père, ses sœurs et ses fiancées, et grimpa dans sa yole. Tout le village l'avait accompagné sur la plage pour assister à l'événement. Avec son moteur neuf, il se sentait le roi du monde. Plus besoin de godiller comme un forçat. Il avait embarqué une forte cargaison de bières dans la glacière calée à la poupe, et des noix de coco. Dans une petite boîte de fer hermétique qu'il garde jalousement sous ses pieds, son déjeuner, le ti-nain morue de maman.

Lulubelle caracolait de vague en vague, joueuse, heureuse de cette puissance nouvelle. Papy faisait de grands signes à ses amis agrégés sur le rivage. Qu'allait-il ramener aujourd'hui ? Un thon ? Un espadon ? Un gros marlin ? Dans sa belle yole qui défiait le vent, il se sentit fils d'Agaou(2), frère d'Agwé (3), plus rapide que le requin mako.

 Dès ce jour, Papy devint un héros. Chaque jour il partait en mer et revenait avec du poisson. Grâce à son moteur, il pouvait aller plus loin, plus longtemps. Il ne craignait plus les excès du vent et les pétoles gluantes. L'étrave effilée de Lulubelle fendait les vagues les plus grincheuses. Bien sûr, il y eut des jours où la mer se montrait colérique, où les humains ne lui avaient pas suffisamment fait d'offrandes. Elle s'indignait, refusant d'offrir son ventre à sonder, et les humains, contrits, attendaient en priant qu'elle eût fini de bouder.

 Ces jours là, Papy allait à Saint-Pierre. Parfois il y emmenait ses sœurs, d'autres fois, ses fiancées. Parfois il s'y rendait seul avec le mulet de la famille.

                *****

 À Saint-Pierre, Papy avait des amis avec lequels il jouait aux dominos dans un petit troquet situé en face du marché couvert, une belle halle de marché de style Gustave Eiffel, reconstruite après que le Pelé, dans sa grande fureur de 1902, eut soufflé la précédente.

 La ville nouvelle s'érigeait sur les ruines noircies de l'ancienne « Sodome et Gomorrhe » des Antilles. Du théâtre, il ne restait que la fontaine, les escaliers, et ce qui avait dû être en son temps la fausse à orchestre. Des guides touristiques faisaient visiter aux curieux le cachot où Cyparis avait eu la vie sauve. Il n'en restait rien que de vagues murs calcinés, mais le guide savait fort bien retranscrire l'horreur qu'avait vécue l'unique survivant du drame, en sautillant d'un pied sur l'autre pendant des heures, la plante des pieds chauffées à blanc.

 Papy retrouvait d'autres pêcheurs, des commerçants et des tirs au flanc. Il y avait aussi Samir le Syrien, qui tenait une boutique de tissu. Presque tous les Syriens de la Martinique tenaient des boutiques de tissu. Ils confectionnaient des costumes et de belles robes pour les dames.

 Au Café des Sports, les conversations tournaient autour des événements de France. Le poste de TSF crachait son flot discontinu d'informations. Les plus avides se tenaient rivés aux ondes, mais Papy et ses amis, absorbés par leur partie, n'y prêtaient qu'une oreille distraite. Tous, sauf Samir le Syrien.

 C'est qu'il s'en passait des choses, en Europe, en cette fin d'été 1939… Tout d'abord, il y avait le moustachu. Pas commode du tout. Aigri et hargneux, comme tous ceux qui ont raté leur vie. D'artiste peintre qu'il voulait être, il avait fini peintre en bâtiment. Ça l'avait agacé, cet Hitler, de n'être qu'un vulgaire manuel, lui dont la tête bourdonnait de velléités. Alors il avait tracé son chemin, lentement, sûrement, jusqu'à devenir chancelier d'Allemagne. Se prenait-il pour Jules César ou Napoléon? Toujours est-il qu'il se mit à grignoter l'Europe.

 ― Daladier et Chamberlin abandonneront la Tchécoslovaquie pour satisfaire ses appétits.

 Papy haussa les épaules.

 ― Qu'avons-nous à faire de la Tétochlovaquie ?

 Samir le Syrien fit claquer son domino sur la table.

 ― Ce que nous en avons à faire ! La guerre se profile ! Et si elle est déclarée, l'Europe aura besoin de ses colonies, comme la première fois. Comme en 1914 !

1 Arène où se pratiquent les combats de coqs et serpents/mangoustes

1Dieu vaudou, maître de la foudre et du tonnerre.

2Dieu vaudou, protecteur des marins et des voyageurs.

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