Interlude : l'île des morts

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L’air avait une douceur rare, et il y flottait cette odeur boisée et piquante qui faisait à chaque fois oublier à Friedmath que ce n’était pas réel, qu’il se trouvait hors de son corps. Ses pieds nus franchirent le fleuve sans encombre, marchant sur l’eau comme le fils du Créateur. Autour de lui, des silhouettes tentaient de traverser, mais comme elles n’avaient pas les bons codes d’accès, elles se noyaient et disparaissaient pour toujours dans les eaux laiteuses du Lethé. Tant d’individualités qui disparaissaient à jamais, dissoutes dans le néant… les autres, ceux qui avaient pris soin de se sécuriser une place dans le Crypterium de leur vivant, empruntaient la barque du Passeur et traversaient librement. Friedmath hocha la tête dans leur direction d’un air satisfait : il aimait que les choses soient en ordre, chacun à sa juste place.

De l’autre côté, un chemin bordé de ces arbres appelés cyprès, aujourd’hui disparus, serpentait dans des champs garnis de ces fleurs blanches et délicates qu’on appelait asphodèles. Tout cela, le Crypterium l’avait préservé. La plus belle réalisation du genre humain, assurément, aujourd’hui menacé par ces ældiens et leurs disciples hérétiques… la colère, en déversant ses toxines dans les veines de l’Inquisiteur, faillit le faire sortir de sa méditation. Mais il s’appuya sur la disciple de Saint Ignacus et parvint à se reprendre. Les brumes s’écartèrent, révélant les murs blancs de la construction vers laquelle il se dirigeait. L’île des morts… de loin, cela ressemblait à un petit temple perdu parmi les cyprès, avec quelques ouvertures ressemblant à ces petits caveaux antiques et méridionaux. Mais une fois franchie la porte du mausolée, on se trouvait dans un tout autre monde. La voute cyclopéenne d’une immense cathédrale se chargeait alors. Sur son parvis, on pouvait lire cette maxime, que ceux du SVGARD avaient faite sienne : domus mea domus terribilis est orationis vocabitur, signifiant « Ce lieu terrible, ma maison, sera appelé lieu de prières ».

Friedmath y entra, ignorant le fracas des colombes figées dans le temps pour se diriger vers l’autel. Les trois croix entremêlées, symbolisant l’union des trois religions divines, lançaient ses piques de fer vers les hauteurs. Derrière, un soleil virtuel projetait une image édifiante à travers le vitrail : celle d’un inquisiteur du SVGARD luttant avec un être ailé, qu’il subjuguait. Les érudits appelaient ce vitrail « Frère Jacob contre l’Ange », et expliquaient qu’il s’agissait d’une allégorie du combat qui était le leur : celui de la raison et de la logique humaine, peuple élu par le Créateur, contre ses anciens sbires jaloux. Les anges, autrefois vénérés, s’étaient révoltés contre Lui, trahissant l’Homme et le fourvoyant. Ils avaient même réussi à porter leur souillure ici même, dans ce lieu saint, en contaminant de leurs péchés des pans entiers du Crypterium… ci et là, les blessures béantes et brûlantes comme des vagins organiques crevaient les décors paisibles du Crypterium, défigurant le paysage et troublant le repos des morts et le séjour des vivants. Friedmath les avait vues de ses propres yeux : elles pulsaient comme des plaies suppurantes, déversant péché et chaos. On avait envoyé machines et drones, humains mêmes, sans succès : ces cicatrices hideuses donnaient sur un niveau interstitiel de l’univers qu’on connaissait peu, mais qu’on soupçonnait être le même qui servait de structure aux couloirs sécurisés des portails de la Luge. Ceux qui se laissaient happer par elles disparaissaient à jamais… ou revenaient irrémédiablement changés, porteurs de ce péché innommable que Lucifer avait apporté dans l’Eden. À chaque fois que l’une de ces fissures apparaissait, le SVGARD envoyait une équipe nettoyer et condamner le secteur. Avec la multiplication de ces zones rouges, c’était des pans entiers du Crypterium qui tombaient dans le néant. Dieu merci, cette cathédrale, entre toutes, était protégée. Friedmath tomba à genoux et se mit à prier.

Un changement dans la saveur de l’air lui fit rouvrir les yeux. Devant lui, un homme au crâne rasé et aux yeux blancs, vêtu d’une coule identique à la sienne, venait d’apparaitre.

— Frère Friedmath…

— Frère Avit.

— La situation dans la réalité basique demande une action d’urgence de votre part.

Friedmath soupira. L’oraison serait donc pour une autre fois. D’un geste las, il passa la main derrière sa nuque, et arracha son câble de connexion.

Le morne décor métallique de la réalité basique réapparut devant lui. Avit était là aussi, tout engoncé dans sa tenue de combat.

— Le monastère de Corot 7b est en vue, Frère inquisiteur.

Friedmath se leva. Il replaça le câble dans sa niche et quitta la nef de l’église, Avit sur ses pas.

— Est-ce que les renforts de la Tour Béthanie sont arrivés ?

— Ils sont là.

— Très bien.

Dans les couloirs, les hommes s’affairaient. Ils étaient déjà tous en tenue de combat. Friedmath en salua quelques-uns, les bénissant de sa main ouverte.

— Parfait, parfait.

Les doubles portes automatiques glissaient sans bruit devant lui. Arrivé dans la salle de commandement, Friedmath embrassa du regard le spectacle qui s’offrait sous ses yeux, reconstitué sur la baie virtuelle. Se découpant sur la bulle miroitante d’un trou de ver, la silhouette inquiétante du monastère orbital se découpait comme devant un soleil, semblable à un aigle noir aux ailes brisées.

— Le bataillon de Béthanie attend votre aval pour donner l’assaut, chuchota Avit.

— Eh bien, je vais pouvoir le leur donner.

— Il y a un problème…

Friedmath haussa un sourcil.

— Lequel ?

— Les drones de surveillance nous ont appris que les ældiens ont obtenu du renfort…

— Combien ?

— Un seul astronef, répondit Avit en pointant l’image d’un speeder aux courbes acérées sur l’écran tactique.

Friedmath plissa les yeux.

— Mhm. Ce sont les glyphes de la guilde du prince Lathelennil de Dorsa…

— Oui. Une bande de pirates qui commercent avec des marchands renégats sous le nez de la République, compléta Avit avec un froncement de sourcils. Ils ne sont sans doute pas dangereux, mais il y a autre chose…

— Quoi ?

De nouveau, Avit fit courir un doigt agile sur l’écran.

— Ça.

— Quoi, ça ? Je ne vois rien.

— Regardez mieux.

Cela ne dura qu’une seconde, mais Friedmath vit clignoter les contours d’un astronef. Un petit modèle d’exploration plutôt ergonomique, entre le croiseur de guerre et le bâtiment scientifique. Cela faisait longtemps qu’on ne mettait plus de mode camouflage à ce type d’astronef, et en reconnaissant la coque peinte en écaille de tortue, Friedmath sourit.

— Eh bien, il semblerait que la providence soit de notre côté, Frère Avit.

Le susnommé releva ses yeux ronds, étonné. Friedmath comprit qu’il avait besoin d’être affranchi.

— Nous avons un homme sur place, triompha-t-il en posant une main tranquille sur l’épaule de son coreligionnaire.

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