Gerald Zrivian : II

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Nous nous réfugiâmes à pas de course vers la structure la plus proche. Nous franchîmes une arche à demi-écroulée, qui donnait sur une grande salle dallée ouverte à tous les vents et un monumental escalier. Comme le reste, la bâtisse en ruine était grande et sombre, sinistre. Je commençais à haïr profondément cette architecture ældienne et la folie des grandeurs de ce peuple qui rendait les ruines de leur civilisation si inquiétantes.

— Entre là-dedans, fit-elle en m’indiquant un couloir aux ténèbres peu engageantes.

Je m’y précipitai sans réfléchir. Six yeux s’allumèrent dans le noir, suivis par six autres, et encore une bonne douzaine… Elbereth, qui venait d’arriver, laissa échapper un hurlement guttural.

— Des lompes sauvages !

C’était donc ça, les fameuses lompes dont je mangeais les yeux sur l’Elbereth depuis des années ! Énormes carnassiers que l’exosquelette faisait paraître décharnés, les peu avenants bestiaux passèrent immédiatement à l’attaque. Silencieuses, furtives, les lompes nous prirent en chasse sous les ogives enneigées, dévoilant leurs silhouettes de cauchemars : gueules garnies de crocs, yeux et pattes multiples. Nous fûmes bientôt rejointes.

— Par là !

Elbereth nous guida sous une arcade à demi-écroulée, surmontée par une fenêtre aveugle ouvrant sur l’espace. Au-delà, un mur, qui, une fois escaladé, nous permettrait peut-être d’échapper à nos poursuivants.

Malheureusement, nos espoirs furent réduits à néant par une nouvelle escouade de bestioles, qui déboula du muret. Elles nous coupaient la route.

Elbereth se figea, sa frêle silhouette noire devenant aussi immobile qu’une statue. Je l’imitai, pétrifiée par la peur. Nous n’avions aucune arme.

— Je vais te donner du temps, me murmura la wyrm. À mon signal, tu fuiras dans cette direction.

D’un signe du regard, elle me montra un autre tunnel, qui n’était obstrué par aucun lompe.

Les prédateurs resserraient leur cercle, la bave aux lèvres. Un premier se ramassa sur lui-même, puis il attaqua.

Une déflagration sourde creva l’atmosphère ouatée du sanctuaire en ruine. Le carnassier fut pris dans un éclair aveuglant, et une atroce odeur de chair brûlée envahit l’air ambiant. La lompe retomba au sol, carbonisée.

Une deuxième attaqua aussitôt, avant de connaître le même sort. Cette fois, la harde abandonna ses proies. Les bestioles déguerpirent, la queue entre les pattes, disparaissant dans les interstices et les éboulis.

Cependant, Elbereth n’avait pas bougé : le cou haut et raide, elle était toujours sur ses gardes. Mes yeux suivirent la direction de son regard, vers le tunnel obscur qu’elle m’avait indiqué comme retraite.

Une haute silhouette en émergea, protégée par une combinaison d’intervention hazmat. Sur ses larges épaules, on pouvait voir le canon à pulsion positronique qu’il venait d’utiliser contre les lompes. De sa dextre, il portait une grande épée, de l’autre, il appuya sur l’ouverture de son masque qui se rétracta en dévoilant un visage dur et balafré de mercenaire, dont les mâchoires solides étaient ornées d’un début de barbe. En constatant son indéniable humanité, je poussai un soupir de soulagement.

— Anwë soit loué !

L’homme glissa un regard aigu dans ma direction. Ses pupilles – de toute évidence artificielles – étaient d’un jaune d’or qui reflétait le peu de lumière.

— Merci, soufflai-je. Vous nous avez sauvé la vie !

Le mercenaire ne daigna pas répondre à ma politesse. Il s’accroupit et contrôla de deux doigts les signaux vitaux du monstre. Puis, d’un geste sûr et brutal, il le décapita. Il fit de même avec l’autre.

— Une humaine sans numéro et un organisme exogène… On peut savoir ce que vous trafiquez ici ?

Notre sauveur providentiel avait accès au fichier des citoyens. C’était donc un agent du SVGARD.

— Je vous renvoie la question ! répliquai-je, soudain sur mes gardes. Et j’ai un numéro de citoyen. Allez-y, vérifiez. Demandez le fichier spécial !

L’homme plissa ses étranges yeux jaunes, me fixant avec attention. Puis il baissa le menton.

— Mhm… historique protégé… mais vous êtes bien enregistrée dans le fichier spécial. Elle, non, en revanche.

L’inconnu pointait Elbereth du menton. La wyrm avait beau avoir pris une apparence plus ou moins anthropomorphe, son ADN extraterrestre ne pouvait tromper les terribles scanners optiques du SVGARD.

Je déglutis. Les agents spéciaux du SVGARD n’étaient pas réputés pour s’encombrer de formalités : selon leurs prérogatives, ils avaient le droit d’éliminer tout être non reconnu comme Sapiens par la République. A fortiori si l’exogène était ultari...n’avait-il pas nié leur existence pendant plusieurs siècles ?

Elbereth gardait un silence étonnant. Ses yeux blancs restaient fixés sur l’inconnu, posément.

— Vous n’êtes pas une tâche prioritaire, lâcha-t-il finalement. Mais je ne peux pas vous laisser compromettre mon infiltration.

Infiltration ? À Sorśa ? Si la teneur manifestement suicidaire de cette mission m’étonna, je décidai de laisser ma curiosité de côté pour l’instant.

— Laissez-nous partir, alors, proposai-je avec une lueur d’espoir.

De nouveau, j’eus droit à un flash d’yeux jaunes.

— Que faites-vous là, au juste ?

Ne lui dis pas la vérité, me communiqua mentalement Elbereth.

— Nous nous sommes crashées sur Pluton, mentis-je sans la moindre hésitation. Et on a atterri ici, dans cet endroit bizarre. Je suis naute, capitaine de vaisseau de commerce.

Je lui donnai les coordonnées de mon astronef privatif pour faire bonne mesure. Après les avoir vérifiées, l’agent se tourna de nouveau vers Elbereth.

— Et elle ?

— C’est ma navigatrice.

L’agent leva un sourcil.

— Une femelle wyrm configurée en perædhelleth ?

Une boule glacée descendit dans ma trachée.

— Je vois que ce mot ne vous est pas inconnu, remarqua l’homme.

Un très léger sourire, plutôt malveillant, était apparu sur sa large bouche.

— En effet. Je l’ai appris avec elle, lorsqu’elle m’a expliqué ce qu’elle était une fois engagée.

— Et qu’est-elle ?

— Une semi-wyrm, répondis-je.

L’inconnu garda son regard doré fixé sur moi pendant un instant. Ses pupilles étaient fendues : il avait dû commander un modèle « félin » pour ses yeux.

Ou peut-être inspiré des ældiens, me dis-je en regardant ses longs cheveux gris argent, tirés en arrière en demi-queue. Ils étaient presque aussi blancs que ceux de mon mari. Après tout, depuis les incidents liés à la résurrection de Ren, les rumeurs sur eux allaient bon train : la culture ældienne – du moins, ce qu’on croyait en connaître – était presque devenu à la mode.

— Bon, statua l’agent en replaçant son impressionnante épée dans son dos. Vous allez m’accompagner.

— Où ça ?

— Au monastère orbital de Corot 7-b. On avisera à ce moment-là.

— Vous avez un vaisseau ?

— Oui.

Elbereth échangea un rapide regard avec moi. Je savais ce qu’elle pensait. Ren.

Mais l’homme ne nous donnait pas le choix. C’était un Inquisiteur, habitué à être obéi. En voyant notre hésitation, il saisit mon avant-bras. À sa poigne de fer, je compris que son corps était cybernétique.

— Attendez ! m’écriai-je. Mon mari est en danger. Il est seul, en train d’affronter une horde d’ældiens unseelie…

L’Inquisiteur se figea. À la mention des dorśari, sa main migra sur son collisionneur portatif, qu’il fit glisser le long de son bras.

— Votre mari ? Où est-il ?

Je pointai de l’index les hautes tours qui s’élevaient dans le ciel gris de Pluton, dont la base était dissimulée par une épaisse brume glaciaire.

— S’il est dans la Cité Noire, on ne peut plus rien faire pour lui, statua l’agent sans la moindre pitié.

— Alors, laissez-nous ici.

— Ça, c’est hors de question.

Comprenant que nous ne pourrions rien obtenir, Elbereth se dégagea de la poigne de l’Inquisiteur d’une traction brusque. La wyrm n’était pas du genre à se laisser tranquillement conduire ! Mais le cyborg était aussi vif, et encore plus fort qu’elle. En un tournemain, il sortit un petit pistolet qu’il pointa en plein milieu du front de la récalcitrante. Elbereth s’écroula sans un mot, aussitôt réceptionnée par son agresseur.

— Vous l’avez tuée !

— Du calme. Je l’ai juste temporairement incapacitée. Et je ferais la même chose avec vous si vous ne coopérez pas.

— Mais mon mari…

— On ne peut rien faire. Croyez-moi, fit-il en chargeant Elbereth sur son épaule.

Je gardai le silence. Mieux valait avoir l’air d’obtempérer : ce n’était pas en me faisant endormir par cet Inquisiteur que je rendrais service à Ren.

Je suivis donc l’agent du SVGARD jusqu’à l’endroit où il avait planqué son vaisseau. Il me fit passer de ruine en ruine, prudemment, en rasant les murs. Puis, après avoir scanné les environs, il sortit des voûtes écroulées et s’avança sur un terrain découvert : une plaine de glace qui me rappela le cratère Mannanan’n sur le satellite Europa. Il me fit un signe, et je m’avançai à mon tour.

— Stop, m’arrêta-t-il soudain. N’allez pas plus loin.

Je me figeai. Devant moi, la plaine balayée par les vents stellaires de Pluton s’étendait, nue et glacée. Mue par une inspiration subite, je tendis la main. Au lieu du vide attendu, mes doigts rencontrèrent une surface dure et lisse, alors que le paysage devant moi semblait se fendiller. Stupéfaite, je vis le panorama s’effacer pour laisser place à la coque de carbone d’un astronef de la taille d’une navette, petit mais manifestement à la pointe de la technologie républicaine du moment.

— Un camouflage holographique, réalisai-je.

L’homme ne fit aucun commentaire : il était de toute évidence au-dessus des sentiments de fierté primaires des hommes ordinaires. En ce qui me concernait, la fascination pour les machines ne s’était pas tarie. J’avais passé trop de temps auprès des ældiens et l’ingéniosité technique humaine me manquait. Je poussai un soupir béat, embrassant du regard les lignes racées de l’astronef tandis que la passerelle d’accès se déployait. Mais Zrivian ne me laissa pas le loisir de le contempler trop longtemps.

— Dépêchez-vous. Mes senseurs ont capté une activité électrique anormale. C’est le moment de repasser le portail : il ne restera pas ouvert éternellement.

Je le suivis à regret, jetant un dernier regard aux tours d’Ymmaril. Ren…

Zrivian me poussa sans ménagement à l’intérieur.

— Allez !

Lorsque le sas se referma, une série d’éclairs bleuâtres se mirent à zébrer les nuages de ténèbres où disparaissaient les tours. Derrière moi, le vrombissement des moteurs nucléaires apportait à cette apocalypse électrique un arrière-plan sonore. J’eus soudain la certitude que ces arcs de foudre étaient produits par une configuration. Ren. Cela ne pouvait être que lui.

— Décollage imminent. T moins dix, neuf, huit…

Les tours s’écroulèrent lorsque la navette s’éleva. Le sas étant devenu aveugle, je me précipitai au poste de pilotage pour suivre le spectacle de la destruction de la Cité Noire sur la baie virtuelle, ignorant le regard noir de Zrivian aux commandes. J’espérais en voir émerger Ren, ou ce qu’il était devenu.

— Dépêchez-vous de vous attacher ! On va passer un trou de ver dans moins d’une minute.

Se dépêcher...il n’avait que ça à la bouche, alors que Ren affrontait l’un des régnants les plus puissants de son espèce ! Et au lieu de l’aider, j’étais là, à m’enfuir avec un agent du SVGARD.

Alfirin n’a pas besoin de ton aide, résonna à nouveau la voix d’Elbereth dans ma tête. Tu l’aurais gêné.

C’était sans doute vrai. Il n’empêche qu’au moment de franchir le portail de Sorsa, je ne pensais plus qu’à cela. Les mots résonnaient dans ma tête, impitoyables.

Tu l’as laissé derrière, une fois de plus.

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