Nouvelles recrues III

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Nul piège n’attendait l’ældien dans cette partie de la station monastique. Mais cet endroit était un mausolée, un monument à la haine des humains envers son espèce.

Le visage hermétique, Lathelennil balaya de ses yeux froids la rangée de corps d’ædhil desséchés qui flottaient dans le liquide jaunâtre, semblables à de monstrueux fœtus dans un utérus malade. Ceux-là ne se réincarneraient jamais. La longue lignée ininterrompue de leurs existences successives s’était achevée ici, dans une cuve sordide au milieu de ce no-man’s-land de l’espace.

Il y en avait de tous les âges, et aussi, de nombreux perædhil. Lathelennil devina que c’était des individus isolés, peut-être des familles de moindre importance qui avaient survécu loin des Cours et s’étaient retrouvées sans défense face à la rage vindicative des humains. Les petits et les jeunes étaient nombreux, parmi ces malheureux spécimens.

— Pathétique, grinça Lathelennil dans la barbe qu’il n’avait pas. Se laisser capturer et garder en cage comme ça… C’est pathétique.

Yolen, derrière lui, ne disait rien.

Collisionneur en bandoulière, Lathelennil parcourut du regard les tables de vivisection et autres instruments de torture qui garnissaient les lieux. Tout cela n’aurait pas dépareillé dans les donjons de la Cité Noire, même si y on préférait les œuvres plus ornementées. L’ældien s’arrêta devant la dernière cuve, qui contenait un jeune mâle, au panache et aux cheveux couleur d’or liquide, un long tube enfoncé dans sa gorge. Un autre était solidement amarré à son pénis, charriant sa précieuse semence. Ses yeux étaient fermés, mais la lueur au-dessus de sa prison était verte.

— Il est vivant, observa Yolen.

— Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? grogna Lathelennil. Il est dans un tel état qu’il nous retarderait !

Puis son regard tomba sur la dernière cellule. C’était une prison semblable à celle qui avait la sienne, plutôt large. À l’intérieur se trouvait une humaine au crâne rasé, recroquevillée dans un coin. D’après la taille et la forme ovoïde de son ventre, il y avait fort à parier qu’elle soit enceinte.

Lathelennil se planta devant ce spectacle, comme un client au zoo. Il se saisit de son épée-tronçonneuse toute neuve – un joujou qu’il appréciait particulièrement – et, après avoir enclenché le mécanisme, la brandit des deux bras. Un ronronnement plaisant résonna dans la pièce, évoquant au dorśari de doux souvenirs d’assauts et de membre tronçonnés. Animé d’une joyeuse furie, il tailla un X sauvage sur la vitre blindée. Le verre céda dans une pluie cristalline que Lathelennil trouva très esthétique. Au fond de sa cellule, la femme n’avait pas bougé.

— Elle attend une portée, annonça Lathelennil en fronçant le nez.

— Comment le savez-vous ?

— L’odeur. Ça empeste la femelle pleine : hormones et montée de lait.

Sur ces paroles prophétiques, Lathelennil repassa sa lourde épée dans son dos, et il enjamba le muret qui le séparait de la femme.

Comme l’humaine ne réagissait toujours pas, il lui saisit le bras et la força à se mettre debout. Dès qu’il la relâcha, elle s’écroula au sol à nouveau, glissant contre le mur. Qui qu’elle puisse être, la pauvre créature était devenue une véritable loque.

— Ils ont dû l’inséminer avec le sperme de ce mâle qui flotte là, dans sa cuve, analysa Lathelennil. Bon, on les prend avec nous. Ça me fera deux serviteurs de plus… Le temps que je retrouve mes hommes.

— Vos hommes ?

— Ma guilde de chasse. Mon ost, si tu préfères. Composée d’ædhil et d’orcs-liges. Il y a même un wë dans le tas : ils font d’excellents psioniques !

— Je vois. Et où sont-ils ?

— À Ymmaril. Ils rappliqueront bientôt : j’ai envoyé l’eyslyn de tout à l’heure les contacter par l’Autremer.

Lathelennil marqua une pause.

— Si mes frères ne les ont pas exterminés...

Yolen n’ajouta rien. Du coin de l’œil, Lathelennil l’observa. La perspective de se retrouver au statut le plus bas d’une joyeuse troupe de tueurs unseelie la refroidissait sans nul doute. Au moins, ainsi, elle apprendrait où était sa place. Puis son regard revint sur la femme prostrée.

— Occupe-toi d’elle. Moi, je vais délivrer son prétendant.

La femme enceinte, tout comme le jeune mâle, était dans un état catatonique proche du muil. Aucune des tentatives de Lathelennil pour les faire parler ne fonctionna. Le mâle, tout particulièrement, semblait dans un état pire que celui de la femelle.

— Qu’est-ce qui leur arrive, par les Neuf Enfers ? grommela-t-il. On dirait qu’ils ont été bourrés de silentium !

— Pour le mâle, c’est probablement le cas. Mais la femme a été soumise à la Question. C’est le traitement réservé aux hérétiques, lui apprit Yolen.

Lathelennil laissa éclater un rire barbare.

— Ah, vous n’avez pas changé d’un iota, vous, les humains ! Certains d’entre vous feraient d’excellents bourreaux à Ymmaril.

— J’ai reçu pour ma part une formation d’interrogatrice, lui apprit la femme.

Lathelennil l’observa soigneusement. La première fois qu’il avait posé les yeux sur la timide et saignante Sœur Yolen, il était loin de se douter qu’elle se révèlerait une telle recrue.

— On te trouvera un bon usage, finit-il par dire. Autre que tendre ta gorge et ton cul, bien sûr. Ça, ça restera ta première attribution !

— Me livrerez-vous à vos hommes ? osa demander la nonne.

Lathelennil sourit en constatant qu’il ne s’était pas trompé : c’était bien cette perspective qui l’inquiétait.

— On verra. Tu sais, un bon nombre de mes hommes sont des femelles ! Des Sœurs, comme toi, mais dédiées au dieu de la guerre, au massacre et aux tueries. Mais cela ne les empêchera pas de te torturer à l’occasion, si je les laisse faire.

— Je serais docile, Maître. Vous n’aurez aucun besoin de me punir.

— Je te saurais gré de laisser cela à ma seule appréciation, ironisa Lathelennil. Allez, aide cette femelle gravide à gagner le dock. Je m’occupe du mâle.

Transporter ces deux poids morts fut une véritable gageure. Plus d’une fois, Lathelennil hésita à les abandonner sur place. À chaque fois, la pensée de Rika le faisait continuer. Elle aurait pu être à la place de cette jeune femelle humaine, se disait-il.

Lors de leur périple jusqu’au dock, ils ne rencontrèrent pas âme qui vive. Yolen disait que les moines avaient sûrement fui et abandonné la station, ou qu’ils s’étaient retirés dans l’église. Lathelennil, lui, continuait à trouver tout cela fort louche.

— Ne traînons pas. C’est peut être une opportunité à exploiter, mais plus vite j’aurais quitté cette station fantôme, mieux je me porterai !

Enfin, ils arrivèrent aux docks. Et là, la stratégie de ses ennemis se révéla dans toute son horreur : il n’y avait plus un seul astronef utilisable. Ils avaient presque tous été réquisitionnés pour la fuite des moines, et tous les autres, soigneusement sabotés.

— Bien, statua Lathelennil. Je me sens un peu mieux maintenant que je sais ce que tes ex-copains mijotent.

— Et que mijotent-ils, selon vous ?

— Ils sont partis chercher du renfort. C’est évident, non ? Parfait. Cela nous laisse le temps d’organiser la défense de la station, et de réparer mon cair. Quand ils reviendront… Je saurais les recevoir. Et ma guilde sera là, prête à les anéantir ! s’agita-t-il en levant un poing gantelé vers l’espace.

Lathelennil décida de s’installer dans les quartiers d’habitation pour organiser la riposte. Mais Yolen suggéra une meilleure idée :

— L’église : c’est l’endroit où la coque est la plus renforcée. En outre, ils auront peut-être des scrupules à s’attaquer à la Maison du Créateur, et c’est là qu’ils vous chercheront en dernier.

Lathelennil salua son sens tactique : profaner un temple humain était une idée de génie.

Le sanctuaire de l’Omnipotent ressemblait effectivement à un navire renversé. Lathelennil, collisionneur dans une main et épée-tronçonneuse dans l’autre, s’avança d’un pas conquérant dans l’allée centrale, droit sur le maître autel. Arrivée devant la table du sacrifice, il retourna la croix triple du retable d’un coup de pied nonchalant et balaya d’une main les objets du culte qui l’encombraient.

— Parfait. Ici sera mon poste de commandement, l’endroit d’où je coordonnerai les opérations. Prends ce calice et approche-toi.

Yolen franchit les marches. Une fois devant la table, elle hésita.

— Les personnes qui ont leur règles n’ont pas le droit d’approcher le maître autel…

— M’en fout. Viens me voir, l’enjoignit Lathelennil avec un geste rapide des doigts.

Yolen obéit. Résignée, les yeux baissés, elle tendit la coupe du sacrifice à Lathelennil. Ce dernier, vif comme un rapace, la saisit et la plaqua contre lui.

Prisonnière de son étreinte impitoyable, la sœur dévoyée endura en silence lorsque son nouveau maître lui ouvrit le poignet de sa griffe renforcée d’iridium. Puis il tendit son bras blanc au-dessus de la coupe et laissa le sang couler, tout en continuant à la tenir fermement. L’autre main caressait son ventre d’une touche distraite.

— Ta peau est si blanche que cela me rappelle les gâteaux de lait qu’on trouvait sur Terra, autrefois. T’as pas connu ça, hein ?

La femme secoua la tête.

— Non, Maître Lathelennil.

— C’est bien dommage. J’adorais ça, surtout arrosé de sang. À l’époque, on allait chasser dans les fermes des humains qui les fabriquaient. On saignait un enfant ou une jeune vierge sur ces gâteaux, pour leur donner du goût. Je n’étais qu’un hënnel, mais j’en garde un souvenir impérissable !

— Je n’en doute pas, Maître, répondit Yolen d’une voix atone.

— C’est bon. Donne ton poignet.

La nonne lui tendit son bras blanc d’un air absent. Lathelennil le porta à sa bouche et le suçota un instant, avant de passer un long coup de langue dessus. Lorsqu’il la relâcha, la plaie s’était déjà coagulée.

— Dans quelques heures, ce sera refermé. Mais tu le sais déjà. Tiens. Va porter cette coupe à notre petit fiancé et fais le boire. Ça va nous le booster un peu !


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