Masques et métamorphoses III

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Lalaith le regarda, incrédule.

Vous ? Un perædhel ?

Le filidh laissa échapper un léger rire.

— Eh oui. Cela arrive à des gens très bien ! Je suis né à une époque où notre civilisation connaissait une phase de déclin. Nous avions été chassés de Terra, qui avait pourtant été une colonie fructueuse, la plus prometteuse depuis Faërung. Nous aurions pu les écraser définitivement, mais ce n’était pas le souhait des régnants des Cours, qui préférèrent se retirer dignement et laisser les humains se développer à leur guise. Les autres survivaient en lisière du monde humain, dans les endroits inoccupés de la planètes, les zones sauvages encore délaissées par les hommes. Ou alors, ils vivaient cachés… dissimulés parmi les hommes. Des loups déguisés en brebis, qui maquillaient leurs visages et limaient leurs dents.

— Et donc, poursuivit Lalaith, les yeux brillant de curiosité, vous êtes né dans une famille humaine ?

— Mes parents étaient semi-humains, issus d’une très ancienne lignée ayant pactisé avec le Peuple. Le Vieux Sang, voilà le terme qu’on employait à l’époque. Mais c’était un sang appauvri, qui ne donnait plus de beaux rameaux depuis bien longtemps. Ils étaient conscients de cet héritage glorieux et tentaient par tous les moyens de le retrouver. Or, à ma naissance, je présentais déjà toutes les caractéristiques d’un ædhel de sang pur : de grande taille, mes crocs étaient bien formés, mes oreilles bien pointues. Mes yeux pouvaient voir dans le noir. J’étais la fierté de ma famille moribonde. Je n’en eus pas moins d’énormes difficultés pour pouvoir effectuer ma configuration ultime, le Jour du Choix. Je manquais de guides ædhil pour m’instruire. La première fois, j’échouais lamentablement. La seconde ne fut guère mieux. Quant à la troisième… Il y eut même une époque où je restais prisonnier d’une enveloppe animale, pendant près d’un siècle ! Te rends-tu compte ? Mais, finalement, au fur et à mesure des essais, je parvins à atteindre cette forme que tu vois aujourd’hui. La mienne, celle d’un ædhel. Je suis donc bien placé pour savoir qu’une seconde, et même une troisième chance peut être accordée à un perædhel ayant raté sa première configuration, le Jour du Choix. Tout ce qu’il faut, c’est le désirer suffisamment fort.

— Peut-être étiez vous exceptionnel, tenta Lalaith.

Elle se sentait plus proche d’Amryliw, maintenant qu’elle le savait d’origine semi-humaine. Le barde le sentit, et il se mit à rire.

— Exceptionnel ? Moi ? Je crains que non. J’étais un perædhel sans cervelle qui ne pensait qu’à s’amuser. On aurait pu me donner la palme de la stupidité… J’en ai commis, des erreurs ! Certaines faillirent m’être fatales. Que de nuits où je fus poursuivi dans la neige, coursé par la vindicte populaire, pour m’être rendu coupable de quelque farce ou frasque ! Que de journées à me dissimuler, alors que mes ennemis se rassemblaient au-dehors, torches à la main, déterminés à me débusquer de ma cachette pour me bouter le feu comme une proie qu’on tire hurlante de sa cachette ! C’était dangereux d’être un perædhel isolé à cette époque là. Les humains ne nous passaient rien… Mais je survécus à tout : aux pièges, aux maladies humaines, à la trahison, même. Et me voilà aujourd’hui. Aucun ædhel en ce monde ne peut se vanter de connaître mieux les humains que moi.

Lalaith avait écouté la diatribe du troubadour, fascinée. C’était un conteur si habile ! Sa voix chaude et mélodieuse emplissait l’espace, faisant naître mille images rocambolesques dans les ténèbres de la tour. Pendant un instant, la jeune semi-ældienne avait oublié qu’elle se trouvait dans un temple en ruines, sur une planète morte, errant pour toujours dans le néant glacé d'entre les mondes.

Amryliw réalisa qu’il avait capté son public, car il s’assit sur un banc de pierre à demi-écroulé et invita d’un petit geste la jeune fille à faire de même.

— Viens, l’appela-t-il.

Lalaith s’approcha et vint s’asseoir à côté de lui, toute réserve envolée. Elle était comme un petit hënnel attendant de recevoir sa leçon, ou son histoire avant la rêverie.

— Lalaith, connais-tu l’étymologie de ton nom ?

— Il paraît que ça veut dire nuit, répondit la susnommée.

Chamarré secoua la tête.

— Ce n’est pas vraiment cela. Au départ, cela veut dire « épouse ».

Cerin fronça les sourcils.

— Epouse ? De qui ?

— Celle de Ciśikhil Lilakhë. Avant la Guerre Sous le Ciel qui mena à la scission des cours, Lilakhë était un ædhellon qui était héritier du Sombre : il incarnait ce principe. Solitaire et indépendant, passionné de musique, il décida de quitter son royaume et son clan pour voyager et écrire des chansons inspirées de ses errances. Ses pas le menèrent sur Terre… Il est même mentionné dans un long poème humain. Ce dernier raconte comment, surpris par l’éclat du jour qui le fatiguait, Lilakhë se reposa dans le tronc d’un arbre dans le jardin d’une belle elleth qui vivait également parmi les humains.

— Les ældiens pouvaient vivre parmi les humains sans être poursuivis, à cette époque ? s’enquit Lalaith, étonnée.

— Oui. Il y avait très peu d’humains, alors : leur civilisation était une île minuscule au milieu d’un océan inconnu. Ils respectaient les membres du Peuple venus les instruire, en leur offrant gîte et nourriture. À cette époque, les palais les plus somptueux, les mets les plus raffinés – les plus beaux esclaves, aussi – étaient offerts aux nôtres en échange de leur savoir et de leur protection. Donc, Lilakhë se reposa dans le jardin d’Inna-na, qui l’avait invité car elle était amoureuse de lui. Mais le frère de cette dernière le trouva, et, jaloux qu’un autre mâle courtise celle qui pensait être sienne, il le chassa. Inna-na, furieuse, quitta le palais et se mit à sa recherche, mais Lilakhë avait entretemps trouvé refuge chez sa sœur Lalatu… Qui devint sa femme. C’est l’origine du nom Lalaith, femelle de Lilakhë, avatar de Lalatu. Mais le frère d’Inna-na le rattrapa et le découpa, dispersant ses restes aux quatre vents. Inna-na parvint à récupérer son coeur et l’enchâssa dans l’arbre en attendant que son amant se réincarne. Mais, une fois de plus, le frère jaloux intervint, il coupa l’arbre et le coeur fut perdu, ce qui permit à Lalatu de retrouver Lilakhë réincarné avant elle… Inna-na dut aller le lui disputer. Finalement, Lalatu le lui abandonna, mais pour se venger, elle jura de tuer tous les petits qu’elle aurait de lui. Pour éviter cette tragédie, Lilakhë se sépara des deux, et il quitta la Terre.

— Ce n’est pas un nom très flatteur, alors, constata Lalaith avec amertume.

— Si, au contraire. Ce nom est synonyme de terrible femelle prête à tout pour récupérer son amant.

Lalaith soupira.

— Les mâles ne s’intéressent pas à moi, avoua-t-elle avec un soupçon de honte. Je ne suis pas assez jolie, assez charmeuse. Et puis, je suis bicolore… En vérité, tout le monde se moque de moi.

Derrière son masque, Amryliw afficha un air outrageusement peiné, qu’il minauda avec une coquetterie de ses longs doigts.

— Oh ! Comment est-ce possible ?

Lalaith coula un regard en coin au troubadour.

— Eh bien, il suffit de me regarder…

— Oui ? C’est ce que je fais depuis tout à l’heure. Tu es très jolie, Lalaith. J’envie l’ædhellon qui ravira ton cœur !

Ce faisant, le comédien passa ses longs doigts sur sa joue, écartant le rideau de cheveu qui lui dérobait son visage.

La jeune fille ne put s’empêcher de rougir. C’était la première fois qu’un mâle la complimentait.

Il semblait à Lalaith que, malgré son grand âge – ou peut être grâce à celui-ci, justement – Chamarré comprenait parfaitement sa solitude. Il savait trouver les mots justes pour lui parler. Et il racontait si bien les histoires !

La semi-ældienne se tourna vers lui. Pour la première fois, elle formula clairement l’idée qui la taraudait depuis qu’elle avait atterri sur Æriban : elle voulait voir son visage.

— Maître Chamarré… commença-t-elle. Pourquoi cachez-vous votre visage en permanence ? Je connais beaucoup de filidhean qui œuvrent sur le champ de bataille, et tous ne portent pas leur masque en permanence.

Le mâle poussa un petit soupir.

— Ah, je le regrette bien, crois-le, ma petite fleur de neige. Mais je suis victime d’un terrible geas. Je ne peux montrer mon visage, jamais, jusqu’à ce que les termes de cette malédictions soient accomplis, et que j’ai bu le calice jusqu’à la lie.

— Un geas ? Mais qui en est l’auteur ?

Chamarré exhala à nouveau, cette fois de manière encore plus théâtrale.

— Ma propre fille, avoua-t-il.

Lalaith recula, choquée.

— Votre fille ? Mais alors… Vous avez une fille ?

L’idée s’imposa, détruisant toutes les représentations que la jeune semi-humaine s’était faite de l’aisteor. Une fille… Il avait donc eu une femelle, avec qui il s’était reproduit.

— J’ai eu de nombreuses filles, répondit le mâle avec un rire chaleureux. Uniquement des filles. Mais l’une d’elles était différente des autres. Plus triste, plus torturée que les autres… plus... féroce.

Lalaith était suspendue aux lèvres du barde errant.

— Et je l’avais sous-estimée, ajouta-t-il avec un ricanement désabusé.

— Que s’est-il passé ?

Amrilyw se redressa, et, chassant d’un revers de main la pointe de ses longs cheveux, il jeta une nouvelle bûche dans le feu.

— Eh bien… Un jour, elle est montée dans mes appartements, pendant que je me reposais. Elle profita de mon sommeil profond – elle était comme toi, une dorśari capable de supporter les rayons du soleil – pour accomplir une vengeance qui torturait son petit cœur noir. Elle s’est emparée de mon épée – ma lourde épée de guerre – et m’a transpercé la poitrine. Ensuite, elle m’a coupé la tête, imparfaitement, et avec beaucoup de difficultés. Puis elle mit le feu à ma demeure et s’est enfuie, non sans m’avoir maudit. La grâce de l’Amadán m’a arraché à la froide étreinte d’Arawn. C’est ainsi que je me suis lié à Lui. Depuis, je mène une demi-vie, celle d’un être en sursis, qui n’échappe à la damnation qu’en portant Ses couleurs.

— Mais, pourquoi ?

— Ma fille m’aimait, lâcha le troubadour en regardant Lalaith. Et elle me haïssait tout à la fois.

— Mais si elle vous aimait…

— Elle m’aimait, comme une femelle aime un amant qui la délaisse. Et elle me haïssait de la même manière. Tu dois le comprendre, toi qui écris des histoires ?

Lalaith hocha lentement la tête.

— Et votre dame, la mère de votre fille ? demanda-t-elle encore. Qu’a-t-elle fait ? Qu’est-elle devenue, à la suite de cette tragédie ?

— Je n’avais pas de dame. Que des filles. De nombreuses filles.

— Mais qui…

Les mots moururent sur ses lèvres. L’espace d’un instant, derrière le masque, elle avait entraperçu la peau pâle et les prunelles d’onyx de l’aisteor. Et ce qu’elle y avait vu lui avait ôté la parole.

— Vous êtes un Niśven, n’est-ce pas ? finit-elle par demander. Lorsque vous parliez de très ancienne lignée...

Ce n’était plus une question.

— Pour vous servir, acquiesça le troubadour en se fendant d’une élégante courbette.

— Un Niśven contre d’autres Niśven, murmura-t-elle pour elle-même.

— Cela a toujours été. Dans une même portée, les frères et sœurs se battent et s’aiment, pour jouer, tout d’abord. Mais au fur et à mesure qu’ils grandissent, le jeu devient réalité. C’est ainsi que nous vivons, nous autres, ædhil.

— Je ne suis qu’une perædhelleth, réplique Lalaith d’une voix redevenue dure. Je ne peux tout à fait comprendre ces choses.

Le rire de cristal du mâle retentit à nouveau, lui perçant l’âme comme mille échardes de glace.

— Oh si, tu les comprends. Tu es ældienne bien assez. Ta mère, bien qu’humaine, a un cœur de fauve, de feu.

— De fée, compléta Lalaith du bout des lèvres.

— C’est cela. Tu vois ? Je savais que tu comprendrais !

Son bras, chaud et dur, vint s’enrouler autour de son épaule. Lalaith frissonna, mais elle se laissa faire.

— Votre visage…

— Porte pour toujours la marque de la malédiction, termine-t-il. Je ne te le montrerai pas. Je suis un filidh, qui ne respire que pour servir l’Amadán.

Donc, Amryliw n’était pas ce qu’elle avait secrètement imaginé. Comme elle, il était perædhel, et comme elle, il était faillible. Plus encore, il était marqué par la laideur. Il ne représentait pas la menace ante-diluvienne du mâle fascinant et beau comme Shemehaz, à la sexualité prédatrice. Premier Père l’avait choisi à bon escient. Rassurée, Lalaith se laissa aller contre lui. Son étreinte était accueillante, son torse irradiait une douce chaleur.

— Mon père me manque, osa-t-elle lui souffler, sa petite main collée contre sa poitrine. Plus encore que mes frères. J’ai peur qu’il lui soit arrivé quelque chose. Lui aussi me racontait plein d’histoires. Et comme vous, c’était un Niśven.

Amryliw répondit en déposant un baiser sur le sommet de son crâne.

— Ma petite fleur de neige. Je suis sûr que tu le reverras bientôt.

— Je l’espère, fit Lalaith en se collant plus étroitement encore contre le barde.

Chamarré sentait bon. Il referma ses bras autour d’elle, et tous les deux écoutèrent la nuit, qui soufflait dans les ruines de la tour.

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