Masques et métamorphoses II

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— Maître Chamarré ? Vous êtes là ?

Comme de coutume, Lalaith avait attendu le sommeil de ses sœurs pour invoquer le filidh. Ce dernier ne se montrait qu’à sa convenance, lorsqu’il le voulait. Mais lors de leur dernière entrevue, il avait encouragé la semi-elleth à effectuer plus de recherches. Elle était impatiente de lui communiquer leurs résultats, et souhaitait, tout au fond d’elle, être rassurée par un adulte expérimenté.

Elle l’avait cherché dans tout le palais en ruine, en vain. Une seule partie du temple avait été délaissée par leurs investigations : un vieux ziggourat à moitié écroulé, dont les escaliers en colimaçon ouvraient sur un vide dangereux, et qui se précipitaient vers le ciel en faisant fi de la gravité. Plus on montait, plus les marches manquaient, obligeant le courageux explorateur à tenter des sauts de plus en plus audacieux. Après avoir fouillé le palais et ses alentours de fond en comble, Lalaith avait compris que c’était là que Chamarré avait établi ses quartiers. Une puissante odeur de fauve – celle du Lyngr – sous l’arche à demi-écroulée menant à la tour lui confirma qu’elle était sur la bonne piste.

Elle déboucha sur un premier palier, pavé de dalles noires et rouges en très mauvais état. Pour atteindre l’autre extrémité de l’hasardeux escalier et continuer à monter, il fallait traverser cette salle peu avenante, ouverte à tous les vents. Résolue, Lalaith posa un pied prudent sur une première dalle.

Une voix s’éleva dans le noir.

— Ne marche pas sur les cases rouges. C’est un plateau de barsaman ludique très ancien, et elles sont rongées par le sang. Sous la moindre pression – fusse-t-elle aussi légère qu’un pied d’hënnedelleth – elles s’écrouleraient comme un château de cartes !

Lalaith laissa échapper un soupir silencieux. Cette voix grave, chaude et mélodieuse, c’était celle d’Amryliw.

— Maître Chamarré ? appela-t-elle encore. Est-ce bien vous ?

Deux points lumineux s’allumèrent du côté opposé à elle, sous une petite alcôve, et une haute silhouette se détacha de l’ombre. Amryliw l’avait observé sans rien dire, collé à un pan de mur. Il avait suffit qu’il tourne légèrement son visage aigu pour que la faible lumière que portait Lalaith se reflète dans ses yeux patients. Il l’avait bougé sciemment, et était resté caché tout aussi volontairement.

— Cette tour foudroyée, c’est l’image même de ce qu’est devenu notre civilisation, fit-il en s’avançant d’un pas désinvolte. Des ruines. Nos royaumes ne sont plus que ruines. Et ceux des hommes, aussi, car ils étaient étroitement liés aux nôtres. Ce monde si laid, sans magie… Ce ne sont pas les hommes qui l’ont créé, mais leur folie. Ils n’auraient jamais dû nous tourner le dos. Ils sont tombés en enfer avec nous, mais ils ne le savent pas encore !

Il se lança dans une drôle de danse lente, mimant le jeu sur un instrument imaginaire. Les ombres de la salle étaient son public, et le sol aux dalles imbibées de sang, la scène de la cathbeanadth. Sa voix se mit à résonner, avec comme seul accompagnement le vent qui sifflait lugubrement. Elle était belle et suave, puissante et chaude. Elle sonnait comme le chant lancinant d’un jeune sidhe à la guerre, ou la litanie ensorcelante d’un hiérarque lorsqu’il louait la sældarë.

« Je te quitte cette nuit, dans les hurlements de la tempête... »

Lalaith garda le silence, tandis que le fantasque troubadour fredonnait un air de son cru, les mains derrière le dos. La chanson parlait d’une fleur vénéneuse, qu’offrait un sidhe sachant qu’il allait mourir à la bataille à sa bien aimée, et s’achevait sur l’atroce agonie de la malheureuse. Alors, Lalaith s’aperçut que Chamarré avait cessé ses entrechats. Il se tenait devant elle, immense, et bien plus près que la jeune perædhelleth l’avait prévu ou voulu.

Ses mains sortirent de son dos, vives comme des couteaux. Elles tenaient une fleur couleur de sang.

— Tiens. Je l’ai ramassée dans le jardin pour toi.

Lalaith tendit doucement la main. Lorsqu’elle les referma sur la tige, quelque chose lui transperça la peau. Elle se retira prestement.

— Ah, tu l’as faite tomber, fit semblant de maugréer Amryliw en se penchant pour la ramasser. Tu n’en veux pas ?

Lalaith baissa les yeux sur la fleur. Elle était belle, et elle n’en avait jamais vu de telle. Mais elle l’avait piquée.

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est une rose, sourit le barde.

Ses crocs effilés brillèrent dans le noir, comme deux dagues.

Lalaith garda ses mains sous son shynawil.

— Vous venez de dire que cette fleur était dangereuse, répliqua-t-elle, froide comme la glace.

Pourquoi le barde se moquait-il ainsi ?

— Oh ! Ai-je dit cela ?

Lalaith soupira.

— Ma tante dit souvent que les filidhean ne peuvent pas s’empêcher de rire aux dépens d’autrui, que c’est plus fort qu’eux. Mais vous semblez oublier une chose, Maître Amryliw : mon Premier Père, dernier sidhe d’Æriban, vous a mandaté expressément pour nous aider et nous protéger. Les mauvais tours ne figuraient pas dans le contrat.

Le sourire du barde s’adoucit.

— Pardon, ma petite fleur. Je ne voulais pas t’offenser. Je pensais vraiment que cette rose te plairait. C’est une essence si rare, de nos jours !

— La rose me plaît, mais pas votre chanson, répondit Lalaith d’une voix déjà moins assurée.

C’était la première fois qu’un mâle la comparait à une fleur. Même venant d’un comédien qui mentait mieux qu’un arracheur de dents, cela restait troublant.

Amryliw s’accroupit face à elle. Leur père prenait souvent cette position lorsqu’il voulait avoir l’air rassurant.

— Mais la chanson n’est pas de moi, lui dit-il alors. Elle est d’un barde mort il y a bien longtemps. C’est la seule dont je me souviens qui parle de cette fleur. Comme je te l’ai dit, elle a disparu il y a des éons de cela... Oh, attends. Il y a bien celle-là : On est bien peu de choses, c’est mon amie la rose, qui me l’a dit ce matin...

Lalaith l’interrompit en lui prenant la fleur des mains. Qu’il se taise, et vite.

— J’ai l’impression que vous vous moquez de moi, vous aussi. Pourtant, je nous croyais amis, maugréa-t-elle, imitant l’expression mécontente de Shëol et Shelwë, ses sœurs qui elles, savaient si bien se faire respecter.

— Je ne me moque pas. Loin de moi cette idée ! Mais je suis un vieux barde, qui n’a pas souvent l’occasion de chanter devant les jolies dames. Excuse-moi de profiter de la situation.

Il lui reprit la fleur des mains, et il la mangea, faisant fi des épines. Sidérée, Lalaith vit un mince filet de sang couler le long de sa bouche alors qu’il mâchait.

— Voilà. C’est ma punition, décida-t-il. Mais tu me cherchais ?

Lalaith hocha lentement la tête.

— Mes sœurs ont découvert quelque chose.

— Ah oui ?

Amriliw s’était redressé. Il la regardait d’en haut, souriant, ses grands mains croisées contre son corps. Sa bouche, large et sensuelle, ne portait pas la moindre trace de lascivité ou de basse vulgarité. Mais elle était vorace : c’était la bouche, aux lèvres vermeilles, d’un être qui ne répugnait pas à la bonne chère.

— Elles ont découvert du sang, provenant d’ældiens et d’humains. Elles ont également découvert la nature de ce palais. C’est un temple dédié à Avachel. Nous craignons que les représentations de ce sældar aient eu une influence néfaste sur la configuration finale de notre frère. Pensez-vous que cela soit possible ?

Lalaith leva les yeux vers la haute silhouette du barde. Même avec son masque, recouvert de ce shynawil noir comme la nuit, il avait fière allure. C’était un acteur, certes, mais avant tout un poète, un artiste, un guerrier… un prince.

— Ça l’est, confirma-t-il en allant s’adosser contre le mur le plus proche. Au moment de choisir sa configuration, un perædhel a besoin d’être soigneusement guidé. C’est un moment dangereux, pendant lequel tout est possible. Tes parents n’auraient pas dû le laisser vaquer librement avant qu’il ne soit devenu pleinement adulte. Les jeunes perædhënnil sont comme des renardeaux désireux de traverser la route. Beaucoup se font écraser.

Lalaith fronça les sourcils. Que voulait-il dire ?

— Comment cela ?

— Peu importe, répliqua le barde avec un mouvement leste de la main. Il est possible, en effet, que ton frère se soit transformé en wyrm. Ou plutôt, en draconide. C’est ce que je pensais pour ma part. Surtout après avoir trouvé ça.

Il produisit une longue plume couleur onyx de son shynawil. Cette fois, Lalaith n’eut aucune hésitation à la prendre.

— Qu’est-ce que cela ?

— C’est une plume de stryge, lui apprit l’aisteor. Un être ailé, qui était l’une des configurations favorites de nos ancêtres, avant l’avènement des cír et du voyage dans l’espace.

— Mais elle est noire, observa judicieusement Lalaith. Noire comme vos cheveux…

Un petit coup d’œil rapide à la chevelure de ténèbres de l’aisteor, qui pendait jusqu’à ses reins en une longue corde noire tressée, suffit à Lalaith pour vérifier cette assertion. Le comédien, évidemment, n’en manqua rien.

— Précisément, sourit-il. Je pense que le stryge est ton frère Ciann, celui qui est recherché par les Niśven. Cette couleur de robe est caractéristique. Cela reste à vérifier, mais il est probable qu’en voyant Caëlurín se changer en wyrm, il eut recours à ce choix là. Les images de stryges sont nombreuses dans la Tour des Sacrifiés à Urdaban, contrairement à celles de wyrms, qui correspondent à une réalité moins ancienne. Tu sais que la reine d’Urdaban fut la première à suivre Nëshelad lorsqu’il se fâcha avec les autres ? À cette époque, il n’y avait ni wyrm, ni cair, car Faërung n’avait pas encore été découverte.

— Mais alors… Comment vous rendiez-vous sur Terre ? Et comment Nëshelad a-t-il pu établir le royaume de Dorśa ?

— Par les portails dimensionnels. C’est ainsi que nos ancêtres voyageaient à l’époque. Mais ce n’est pas le moment de te faire un cours d’Histoire. Je voulais juste te faire comprendre qu’il est fortement possible, et même probable, que ton nouveau petit frère se soit transformé en stryge, précisément parce que ton autre frère, lui, s’est changé en wyrm.

Lalaith baissa les yeux vers le sol, catastrophée. Si ces frères étaient devenus de telles créatures, il n’y avait plus rien à faire. Le choix d’un perædhel était irréversible.

— Qu’allons-nous faire ? » murmura Lalaith, découragée.

À nouveau, le barde sourit.

— Ne t’inquiète pas. T’ai-je dit que j’étais moi-même un perædhel, il y a bien longtemps ? Je suis passé par un très grand nombre de configurations, avant de trouver la bonne...


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