Tant de laideur... I

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Est-ce que tu me trouves beau ?

La voix rauque de Lathé. Les mains pleines de terre, je me fige. Plus loin sur ma droite, dans le hamac suspendu entre deux arbres, l’oreille de Ren se redresse. Et moi qui croyais que mes deux maris somnolaient...

— Rika.

De nouveau, ce timbre rêche et profond. Je lâche ma motte de glaise. Le plateau continue à tourner dans le vide un moment, avant que j’appuie sur le bouton pour l’arrêter.

— Oui ?

Je t’ai demandé si tu me trouvais beau.

Je prends une grande inspiration et me tourne vers l’auteur de cette question existentielle.

— Bien sûr, Lathé. Je ne serai pas avec toi, sinon.

Le susnommé me regarde d’un œil inquisiteur, accroupi derrière moi comme un corbeau de mauvais augure. Je porte des lunettes à infra-rouge pour pouvoir travailler la nuit et procéder à ces veillées de contemplation nocturne avec mes deux conjoints : cela me permet de discerner sa pupille noire, fine et oblongue, dans le blanc de son œil. De jour et sans les lunettes, tout cela m’est invisible : ce que je vois alors des yeux de Lathelennil, ce sont deux billes noires, sans aucune trace de blanc.

— On ne peut pas dire que je t’ai vraiment laissé le choix, objecte-t-il en croisant les bras, sans que je puisse déterminer si c’est autoritaire ou défensif.

Le côté noir de sa chevelure est renversé sur le côté, cachant le blanc et dégageant son oreille gauche. La taille et la finesse des oreilles de Lathé ne cesse de me stupéfier : Ren m’a de nombreuses fois expliqué qu’il s’agissait d’un signe de grande noblesse, la marque d’un sang entaché sur plusieurs milliers de générations. Mais parfois, je ne peux m’empêcher de songer aux oreilles de nos carcadanns.

— Détrompe-toi, Lathelennil, répliqué-je, un peu agacée. J’ai toujours eu le choix. Parfaitement. Si je ne t’avais pas trouvé un petit quelque chose de séduisant, malgré toutes tes frasques, ta morgue insupportable et ta méchanceté congénitale, je n’aurais pas cédé à tes avances très insistantes.

Mon compliment enrobé d’acide lui plaît. C’est un dorśari, après tout : il lui faut des joutes, des défis et des stimulations incessantes pour se sentir exister. Il sourit et se rengorge, un peu à la manière d’un wyrm.

— Bon, bon… Si tu le dis comme ça ! Je dois te prendre au mot, concède-t-il, royal. Mais… Est-ce que tu m’aimes, Rika ?

Cette fois, je lâche un soupir sonore.

— Ça ne va pas recommencer !

Lathelennil me pose cette question de manière inlassable, peut-être une fois par jour. Après l’amour, pour commencer : « Est-ce que tu m’aimes ? » (immédiatement suivi de l’inévitable « C’était bien ? »). Généralement, je m’en tire en lui fourrant une boulette de viande crue dans la bouche. J’en ai toujours à portée de main dans un tiroir de la table de nuit, bien fraîche, pour calmer sa faim le cas échéant. Rhaenya elle-même m’a conseillé de procéder ainsi.

— Cela recommencera tant que je n’aurais pas eu ma réponse, grince-t-il, soudain plus sombre. Je dois savoir ! Rika, est-ce que tu m’aimes ?

Pour gagner du temps, je bats des bras avec un grand geste de mes mains sales en direction du hamac.

— Mais enfin, Ren est juste là !

— Et alors ? Il m’a accepté comme Second-Mâle. Il accepte de partager. Alors, est-ce que tu m’aimes ?

Excédée, et rendue inquiète par la présence de Ren derrière – qui est toute ouïe – je commets cet impair irrattrapable :

— Non ! Je ne t’aime pas, Lathé !

Surpris, il se fige, comme un chasseur à l’affût.

Je me reprends tout de suite.

— Enfin, je t’aime bien, nuançé-je. Mais je ne suis pas amoureuse de toi. D’abord, est-ce que ce sentiment existe vraiment, chez les ældiens ?

Cette pirouette manque d’élégance, j’en suis consciente. Mais je n’en ai pas d’autre.

Le choc passé, Lathelennil baisse le menton, et esquisse l’un de ces sourires sarcastiques dont il a le secret. Un sourire, je dois l’avouer, qui me fait souvent craquer.

— Je vois. Je le savais. Pourquoi m’as-tu pris comme partenaire ? Pas pour la gloire. Cela, Silivren te le donne déjà. Ni pour le plaisir sexuel procuré par un amant de race ædhel : Il te le fournit allégrement. Alors ? Pourquoi ?

— Je ne sais pas, admis-je. Pour le frisson ? L’interdit ? L’excitation d’être avec un grand méchant pirate unseelie ?

Lathelennil relève la tête.

— C’est comme ça que tu me voie ? Un grand méchant pirate unseelie ?

—Tu as également un petit côté looser tragique qui me plaît bien, avoué-je, plaisantant à demi pour détendre l’atmosphère.

La conversation dérive sur des territoires bien dangereux.

Cette fois, Lathé plisse les yeux. L’ai-je vexé ?

Je le calme en collant ma bouche sur la sienne. Il répond à mon baiser férocement, et s’enhardit jusqu’à descendre dans mon cou.

— Je t’aime, Rika, l’entends-je souffler. Je veux que tu m’aimes aussi !

— Lathé…

Ses dents laquées d’iridium raclent dangereusement ma gorge. S’il s’emporte, il peut aisément séparer ma tête de mon corps, d’un seul coup de mâchoire.

— Dis-moi que tu m’aimes, insiste-t-il. Dis-le moi !

Une douleur violente me fait hoqueter. Ça y est. C’est arrivé. J’ai été mordue par un ældien !

Je me sens glisser à terre. D’inquiétants ectoplasmes dansent devant mes yeux. Je suis déjà dans les bras de Lathelennil – qui aspire mon sang à grosses lampées – mais je me sens soudain soulevée par d’autres mains. Ren.

Un échange brutal a lieu en dorśari. Je n’ai jamais pu me résoudre à apprendre cette langue horrible, dans laquelle le moindre bonjour sonne comme un aboiement de canidé enragé. Ren m’arrache aux bras de Lathé, qui lui feule dessus, ivre de sang, et appelle Elbereth. Je passe de son étreinte à celle de la wyrm, qui me conduit à l’intérieur de la maison. Un concert de feulements et de grognements s’élève alors dans le lointain, ne tardant pas à se changer en imprécations plus violentes encore. Mes deux consorts disparaissent dans les bois. Je dormis seule, cette nuit-là.

Le lendemain, Lathelennil était parti.

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