Tant de laideur... II

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J’émergeai de ce souvenir peu plaisant pour trouver le masque d’acier, lisse et inexpressif, qui dissimulait aux yeux profanes le visage du terrifiant maître de Dorśa. Ce sadique de Fornost-Aran m’avait hypnotisée, à la manière typiquement dorśari, me forçant à revivre un épisode que je n’avais aucune envie de partager avec lui.

Probant, entendis-je dans ma tête. Mon vassal a fait de toi sa proie… Et tu ne l’aime pas. Du moins, c’est ce que tu prétends. Alors pourquoi le cherches-tu ?

Je rompis le protocole en prenant la parole dans cette salle glaciale, sombre et silencieuse.

— Je croyais que les dorśari avaient renoncé à la subtilité psychologique au profit d’une meilleure efficacité guerrière ?

Les courtisans, ombres courbées et effilées, se redressèrent dans les ténèbres. Entre les colonnes sculptées, leurs faces blafardes formèrent un O outrancier. Je me sentis ramenée à la cour morte-vivante d’Arowed, où les gens se mettaient au diapason de leur monarque comme une parterre de perroquets chanteurs.

Le faux visage nous empêchait de distinguer l’expression du monarque. Il était couronné d’un heaume acéré, figurant la ramure royale et agressive d’un daurilim mâle. Je savais que c’était la marque des hauts-régnants, les maîtres des cours principales. Un genre de couronne datant des temps anciens. Mais jamais je n’avais vu de cors aussi complexes et élaborés, ni dans la nature, ni sur un ældien. Fornost-Aran cherchait à nous en mettre plein la vue.

— La petite esclave humaine de Lathelennil et d’Ar-waën Elaig Silivren, coassa-t-il en ældarin. Celle dont les bardes chantent la chanson.

Il faisait semblant de ne pas m’avoir remarquée avant. Jusqu’ici, il ne s’adressait qu’à Ren, en dorśari.

— Oh, mettons fin à cette farce ridicule, si vous voulez bien, lui lançai-je en retour. Épargnons-nous du temps et de la fatigue ! Où est mon Second-Mâle ? Et qu’est-ce que vous vouliez faire à notre fils Ciann ?

Cette fois, le monarque d’Ombre, celui qu’on appelait « Ténèbres », éclata de rire. Un gloussement grave et sombre, amplifié par le masque d’iridium cuivré et l’acoustique de l’immense salle.

— Ton Second-Mâle ? Tu viens de me montrer que tu ne l’aimais pas. Il a dû le deviner. Partir vers d’autres plus conquêtes, plus glorieuses. Prétends-tu dissimuler tes pensées à un ædhel, de sang-pur qui plus est ?

— Ce ne sont pas vos affaires. Lathé m’appartient. Il m’a juré constance et fidélité sous l’un de vos arbres sacrés. Je veux le récupérer ! Qu’en avez-vous fait, par les Neuf Enfers ?

— Un ædhellon, de noble maison qui plus est, qui appartient à une humaine ! s’esclaffa l’abominable fat. On aura tout vu ! Combien de temps encore, mon petit frère compte-t-il déshonorer la maison régnante de Dorśa ?

Des ténèbres qui obscurcissaient les côtés, les courtisans s’esclaffèrent de concert. Leur rire résonnait comme un carillon de dagues de verre. Dans l’ombre, sous le velours noir, j’aperçus l’éclat d’acier d’un faux visage. Tous ces ædhil portaient heaume et shynawil rabattu. Des rideaux de cheveux noirs dénattés cascadaient sur leurs épaules, pareils à des drapeaux guerriers. En dépit des trompeuses paroles d’accueil que nous avaient transmises le héraut sluagh, nous étions des ennemis, des étrangers : on nous le signifiait clairement.

— Vous le méprisez, parce qu’il est différent de vous, qu’il est bicolore ! répliquai-je sans me laisser impressionner par cette énième mascarade. Je le sais, il m’a tout raconté !

Ren posa ses doigts sur mon bras. Sa prise était ferme et autoritaire.

— Laisse-moi parler, me murmura-t-il.

Je compris à son ton qu’il ne plaisantait pas.

Pour une fois, je m’effaçai devant Ren. D’ailleurs, il me poussa derrière lui, sans autre forme de procès. Je fus reçue entre des mains souples et froides.

— Raccompagne-la à bord, l’entendis-je ordonner à Elbereth, qui était apparue de l’ombre des colonnades comme par enchantement.

— Quoi ? Mais...

J’étais loin de m’attendre à un coup pareil. Reprenant là de vieilles habitudes, Ren me faisait renvoyer, comme une concubine hystérique et encombrante !

Mais je n’avais pas dit mon dernier mot.

— Si vous touchez à un seul de mes enfants, Fornost-Aran, et même à Lathelennil, vous aurez des problèmes, je vous l’assure ! lui hurlai-je en le pointant du doigt.

Le dédaigneux monarque me fixait en silence. Tout ce que je pouvais voir derrière ce masque aux traits angéliques, c’était les billes d’onyx de ses yeux, verrouillés sur moi. Je pus y lire la haine et le mépris intenses qu’il me vouait. Si Ren n’avait pas été là… Il m’aurait réduite en charpie, ici même.

— Ôtez cela de ma vue, lâcha-t-il finalement d’une voix métallique, avant de se détourner ostensiblement, son poing ganté d’iridium venant se placer sous son menton.

Il affichait un air à la fois contemplatif et attristé. Quelle comédie ! Même le plus flamboyant des aisteor n’était pas aussi outrancier.

Nath an nafrath… murmura-t-il comme pour lui-même. Elle, lui, mon frère. Tant de laideur…

— Attention, entendis-je grogner mon mari. Restons polis et respectueux les uns envers les autres !

Ren s’évertuait, envers et contre tout, à tenir son rôle de négociateur. Mais c’était difficile de rester neutre face à un individu aussi infect que ce Fornost-Aran Niśven.

J’arrivai à me soustraire suffisamment à Elbereth pour pouvoir entendre la suite. La wyrm était curieuse de l’issue du duel : elle traînait volontairement, prenant son temps pour me faire traverser l’immense salle du trône.

— Et que vas-tu faire, Ar-waën Elaig Silivren ? résonna la voix de l’arrogant monarque. Tu ne portes ni le masque d’Arawn, ni les couleurs de ta guilde de troubadours désespérés. Tu te présentes à moi le visage nu et bêtement dépouillé. Tu ne peux rien faire, et tes pouvoirs occultes ne te seront ici d’aucune utilité. Je suis un monarque, l’un des 21 – le dernier véritable régnant, à vrai dire. Toi, qui es-tu ? Rien d’autre qu’un obscur bâtard de semi-orc qui a remporté trois fois un jeu infantile sur une cour moribonde et dégénérée. La chance – ou plutôt ta médiocrité – a fait en sorte que tu traverses le temps et puisses parler d’égal à égal aux grands de cet univers. Mais tu ne…

Quatre fois, l’interrompit une voix tranchante. Il l’a remporté quatre fois.

Ce coup-ci, c’était Elbereth. Elle n’avait pas supporté d’entendre Aran dénigrer l’exploit de son ami ædhel. La fierté des wyrms…

Le roi de la Cité Noire releva son œil oblique sur la coupable. Cette fois, son attitude n’arborait plus la moindre marque de clémence.

Puis, avec un long soupir, il fit un geste nonchalant de la main.

— Débarrassez-moi de ça, l’entendis-je murmurer. Je ne veux plus voir ces verrues devant moi.

Alors, les ténèbres fondirent sur nous. Littéralement. Loin, très loin, au milieu des sourires ricanants, des claquements de dents carnivores et des volutes d’ombre qui fait mal, j’aperçus Ren qui sprintait dans notre direction. Mais il fut assailli par une nuée de corbeaux. Sous les shynawil scintillaient dagues et armes de guerre. Elbereth, elle, continuait à me tirer en arrière. Et je me sentis soudain emportée dans les airs.

Portée par la wyrm, qui avait matérialisée deux grandes ailes chitineuses, semblables à celles d’une cauchemardesque libellule, je m’envolai vers les voûtes marmoréennes de cette cathédrale du mal. En bas, pareils à des pions sur les dalles noires et rouges d’un échiquier géant, la cour de Fornost-Aran affrontait Ren. Une réactualisation du barsaman… Le monarque, lui, était au spectacle. Il se faisait même apporter une coupe de gwidth.

— On ne peut pas intervenir, me souffla Elbereth de sa voix sèche et froide. J’ai des ordres. Alfirin veut que je te ramène à bord.

Je ne pouvais pas quitter la scène des yeux. Cela faisait si longtemps que Ren ne s’était plus battu… La guerre et les combats étaient loin derrière lui. Tout redoutable qu’il fut, c’était un exploitant agricole, désormais, le père heureux et paisible de nombreux petits.

— Ne t’inquiètes pas pour lui. Il connaît son métier. C’est l’as sidhe, ne l’oublie pas !

Sur un signe discret de Fornost-Aran, qui paraissait toujours s’ennuyer autant, un détachement d’ombres encapuchonnées quitta la mêlée qui assaillait Ren et gagna le mur le plus proche de nous. Souples et rapides comme un essaim d’insectes monstrueux, les âmes damnées du roi de Dorśa filèrent sur le mur, s’y accrochant avec autant de facilité qu’un petit saurien arboricole. Bien vite, ils nous rattrapèrent.

Toujours soutenue par Elbereth, qui se tenait sous la clef de voûte en vol stationnaire, j’avisai la configuration aux alentours. Il n’y avait aucune issue. Pas la moindre fenêtre, hormis ces ogives obstruées d’immenses vitraux.

Elbereth comprit en même temps que moi. Une nouvelle impulsion de ses grandes ailes noires nous amena dans la direction de la plus large des ouvertures. Le vitrail, qui, étrangement, représentait un ældien en armure dorée, pourfendant des monstres extraterrestres sous un soleil impitoyable, se rapprochait à une vitesse dangereuse.

— Couvre ton visage !

J’eus à peine le temps de m’exécuter. Elbereth traversa le vitrail dans une pluie de verre, sans cesser de me tenir dans ses bras.

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