Yamfa : la caverne

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Le vent glacé soufflait à l’extérieur de la caverne. La nuit était tombée, et avec elle, au contraire du silence, un fracas diabolique, comme si tous les démons du vent s’étaient donné rendez-vous pour danser la sarabande. Tous… sauf un.

Yamfa jeta un coup d’œil discret à Ciann. Le perædhel, allongé sur elle, lui mordillait le cou, ses longs doigts griffus passant et repassant sur sa poitrine, semblables aux pattes d’un chaton qui tète sa mère.

Une douleur aiguë la fit grimacer. Ciann venait de la mordre.

— Ciann… Doucement...

Le susnommé se calma un peu. Sa grande main noire pétrissant son sein, il aspirait son sang à longues gorgées régulières. La jeune fille avait beau y être habituée depuis le temps, l’opération lui faisait toujours un peu mal. Au début, du moins.

Gagnée par une douce torpeur, Yamfa laissa son regard dériver sur le plafond. Le triste décor lithique autour d’elle sembla s’effacer au profit de deux horizons bleus et dégagés, entre lesquels elle flottait. Elle était seule au milieu de l’océan. Yamfa n’avait jamais vu la mer, qui n’existait pas sur Pangu. N’étant pas implantée, comme la majorité des colons, elle ne l’avait jamais vue en réalité virtuelle. Cependant, elle avait vu des sauvegardes imprimées de cette merveille. À une époque, elle recouvrait les trois quarts de leur planète d’origine. Y avait-il une mer sur Ælda, également ?

Yamfa sentit les mains froides de Ciann lui enserrer la tête, dégager son cou et lui écarter doucement les cuisses. Il la mordait plus profondément, et sa peau était toujours glacée. Mais rien ne tout cela ne la tira de sa rêverie : elle était toujours sur l’eau, face au ciel céruléen, à dériver. Elle ne voyait plus la grande silhouette noire et ailée au-dessus d’elle. Tout en ayant des sensations, elle était seule, entièrement seule.

Une grande douceur l’enveloppa, et elle s’abandonna un peu plus aux caresses de l’océan. Une bise salée venait rafraîchir les rayons de l’astre solaire qui léchait sa peau. Elle poussa un soupir de bonheur, puis voulut rouler sur le côté. Les mains de Ciann la rattrapèrent, l’empêchant de couler.

Elle réagit à peine lorsqu’il entra en elle. Il ne lui avait jamais fait mal. Dès le début, cela avait été comme ça : onirique et agréable. On disait beaucoup de choses des ældiens (elle englobait les semi-ældiens et les créatures comme le nouveau Ciann dans le lot), mais tout était faux. C’était les amants les plus doux du monde. Ciann, en tout cas. Concernant Kael… C’était sans doute différent. Elle l’avait vu sur la psionique, la dernière fois. La façon dont il l’embrassait, comme s’il allait la bouffer toute crue… L’autorité et la hâte qu’il y avait dans ses gestes, dans la façon dont il avait ouvert ses jambes et sucé ses seins.

Ce souvenir douloureux fit grimacer Yamfa, qui grogna tout en sortant de son immobilisme pour enlacer son amant. Le regard incarnat de Ciann se posa sur elle. Il cessa d’aller et venir au-dessus d’elle et la scruta.

Brusquement tirée de son demi-sommeil nébuleux, Yamfa fronça les sourcils.

— Pourquoi tu t’arrêtes ?

Accroupi sur ses orteils griffus, Ciann l’observait avec une prudente attention. Yamfa comprit que tant qu’elle ne lui aurait pas parlé, il ne lui donnerait pas la paix. Mais était-il encore capable de comprendre ce qu’elle lui disait ?

— Je repensais à un truc, avoua la jeune fille à regret. Un truc qui s’est passé avant que tu n’arrives.

Depuis le début, la jeune fille avait du mal à cacher quoi que ce soit à Ciann. Il devinait tout, de manière très habile. Malgré elle, Yamfa se trouvait très souvent poussée à lui raconter tout ce qu’elle avait sur le cœur.

— Kael couchait avec la psionique. Il s’est entiché d’elle dès qu’elle est montée à bord. J’en ai un peu parlé avec Indis – notre ancienne navigatrice – un moment, et elle m’a dit que c’était l’effet que les… (Elle hésita, craignant de passer pour plus garce qu’elle n’était. Mais Ciann attendait.) Que les prostituées font aux hommes. Ça les fascine. À cause de tout ce qu’elles savent du sexe.

Les yeux rubis de Ciann étaient encore fixés sur elle. Il la scrutait, calmement.

Il me juge, comprit Yamfa à regret. Je n’aurais pas dû lui dire ça.

Ciann rompit le contact, et piocha dans le sac qu’il avait ramené plus tôt, au début de la nuit. Depuis sa transformation, il dormait toute la journée, contraignant Yamfa à attendre qu’il se réveille pour pouvoir manger. Puis, à la nuit tombée, il sortait chasser. Il revenait auréolé du froid glacé des étendues neigeuses, ses trois yeux brillants d’un nouvel éclat. Yamfa, qui l’avait attendu au fond de la caverne, était toujours transie de froid : Ciann la réchauffait en l’enveloppant dans ses ailes, puis il entaillait son poignet d’un coup de griffe et lui faisait boire son sang. Sa peau avait la dureté et le goût du métal. Ensuite, il lui faisait l’amour. Pendant, ou après, il lui donnait quelques denrées qu’il avait glanée lors de sa chasse : un volatile au bec poli comme une gemme, raidi par le gel, un petit mammifère aux yeux figés et aux crocs de perle… cette fois-là, Yamfa eut la surprise de tirer du sac une boule durcie, ressemblant à de la nourriture manufacturée. Des hommes… Ciann en avait-il vu ?

— Une ration protéinée ? C’est ça ? Où tu l’as trouvé ?

Ciann continua à la fixer en silence. Accroupi devant elle, ses ailes repliées derrière lui, il attendait. Yamfa soupira.

— Oui, je sais… ce n’est pas parce qu’Omen était une travailleuse du sexe qu’elle plaisait à Caël, continua la jeune fille en commençant à séparer entre ses doigts pointus et habiles. Ce sont ses capacités hors du commun qui l’ont attiré, je suppose. Avec elle, il doit pouvoir communiquer plus facilement qu’avec une humaine normale. Elle sait tout ce qu’il pense, elle voit en lui, qui il est réellement. J’imagine que c’est important pour mon lui.

Encore maintenant, Yamfa pouvait sentir la jalousie lui piquer le cœur. Cette Omen était donc si parfaite, aux yeux de Kael ?

— Je le connais depuis l’enfance, ajouta-t-elle d’une voix grave, qui résonna dans la caverne. J’estime le connaître mieux que cette Omen !

Le regard rouge de Ciann fusa dans la pénombre, minéral et impitoyable. Le message était si clair que Yamfa crut l’entendre.

Non. Elle le connaît mieux que toi. Ce sera toujours le cas, quoi que tu fasses. Tu n’es pas une psionique. Tu ne peux pas voir ce qu’est Caël en réalité.

Yamfa croisa les bras autour de son torse étroit, évitant délibérément le regard de son compagnon. Ce dernier étendit son aile douce sur elle, devant penser à tort qu’elle avait froid. Ce n’était plus le cas. Pas depuis qu’elle avait bu son sang.

Yamfa s’allongea à nouveau auprès de Ciann. Les ailes de ce dernier leur servaient de matelas, les isolant du sol humide de la caverne dans laquelle ils avaient pris refuge. Æriban était une planète pour le moins inhospitalière : au froid intense de la nuit succédait la chaleur torride d’un soleil aux rayons impitoyables, qui brûlaient toute forme de vie. Ils étaient coincés là.

Une rafale fit trembler la lueur rassurante de leur petit foyer. La tempête s’intensifiait. Les ailes de Ciann se refermèrent sur eux deux comme un cocon, qui les abritaient à la fois du froid polaire et des premiers rayons. Protégée des dangers qui hurlaient dehors, Yamfa ne tarda pas à s’endormir, seule avec ses inquiétudes.

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