Pandemonium Dorśa : I

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Je mentirais en disant que j’abordai les environs de Pluton – Yuggoth – en étant tout à fait sereine. Bien sûr, Ren était là. Et je n’avais pas peur des dorśari. Je les avais affrontés, tantôt, et j’avais échappé à leurs pièges, à leurs ruses retorses. J’étais sortie victorieuse d’Ymmaril. Emmenant à mon bras un prix de choix : le troisième prince de Dorśa, Lathelennil Niśven. Oui. J’étais sortie victorieuse.

Lathelennil. Lathé. C’était pour lui que je m’inquiétais.

— Commandant, nous annonça Dea tandis que la plaine grise et morne de Pluton se dessinait devant nous. Nous allons bientôt atteindre le point de non-retour. Le portail est juste là.

Au périgée, on pouvait Charon et Styx, deux des cinq satellites qui évoluaient autour de la planète naine. En contrebas, la macule de Cthulhu et ses volcans de glace. Non loin, à cinq heures, sur la zone intuitivement appelée Pandemonium Dorsa, juste à côté des Pénitents de Glace et des monts Tenzing et Hillary, la petite base scientifique de Kerberus était visible. Elle était vide, quelques manutentionnaires envoyés là en guise de punition par le consortium scientifique de l’Holos ne venant qu’occasionnellement. Et ils avaient bien raison. Car Pluton n’était pas ce qu’elle semblait être. C’était en réalité un royaume ældien, la Neuvième Cour d’Ombre qui plus est. La pire de toutes. Et toute sa surface était occupée en presque totalité par l’immense Cité Noire, Ymmaril, fleur vénéneuse étalant ses pétales en lame sur la lande bleue nuit des landes désolées de Dorśa.

— Température au sol, - 220°, nous confirma Dea, jamais avare de petits détails techniques. L’Albédo est visible aujourd’hui, car la couche d’azote est gelée. Aucune particule ne bouge.

Il n’y avait bien que des dorśari pour venir habiter ici. Ces derniers aiment le froid : aucune cour d’Ombre, à l’exception notable d’Urdaban, ne se trouve dans un endroit qui dépasse les 10° Celsius.

Par la grâce des bizarreries de la technologie dimensionnelle ældienne, je n’avais pas souvenir d’avoir eu froid pendant ma captivité à Ymmaril. Pourtant, j’étais nue – ou presque – toute la journée, les esclaves n’ayant le droit de porter des vêtements que par faveur exceptionnelle de leurs cruels maîtres. Mais il faisait chaud de l’autre côté du portail. Pour les ældiens, la surface vide et glacée de Pluton n’était qu’un paravent mis à l’entrée d’une maison pour boucher la vue sur l’intérieur. Ainsi, leur royaume restait invisible aux yeux intrus.

De ce côté-ci, le portail restait constamment ouvert. Dorśa ne craignait personne : au contraire de la secrète Kharë, cité des araignées et des assassins, elle accueillait même bien volontiers ses éventuels visiteurs. La véritable difficulté étant d’en sortir.

— J’entame la descente vers le portail, nous prévint Dea. Préparez-vous à expérimenter une chute gravitationnelle : le portail de Dorśa est l’un des plus violents, en la matière.

— C’est le plus violent, confirma Ren.

Encore un petit cadeau des hiérarques dorśari. Il y en avait peu, l’écrasante majorité des citoyens d’Ymmaril étant des guerriers, mais la petite clique de Minas Athar n’avait aucune leçon à recevoir, du côté du vice et de l’efficacité, des redoutés sorciers de sa rivale Kharë. L’imagination ældienne atteint ses sommets dans l’art de la torture des Sombres, et parmi eux, les dorśari régnaient en maîtres. Les petits avertissements aux futures victimes représentaient une forme d’humour noir typiquement dorśari. Ainsi, le franchissement du portail de Dorśa, d’où qu’on le prenne, donnait l’impression de tomber dans un puits sans fond, pendant des heures, puis de ressortir de là mouillé ou brûlé, en ressentant une trompeuse et désagréable impression de chaud ou au contraire, d’un froid glacé, accompagné d’une vague nausée. J’y étais habituée, mais j’expérimentais cela quand même à chaque fois. Ren resta impassible, bien entendu. Je gardai les yeux ouverts, pour pouvoir contempler, fascinée, les flammes bleu-vert qui indiquaient la présence d’un passage dimensionnel s’élever devant nous, montant vers l’espace.

— Nous sommes en orbite géothermique, nous indiqua Dea. 30 000 mètres au-dessus du sol.

Reprenant lentement mes esprits, je posai les yeux sur la baie. Au-dessous, le paysage avait nettement changé. Tout était noir, mais d’un noir grouillant funeste, parcouru de lueurs sauvages et de fumerolles évoquant un magma qui se refroidissait après une éruption volcanique. Au loin apparaissait Ymmaril, île isolée autour d’un champ de confinement dimensionnel qui donnait l’impression que cité flottait au milieu d’un lac de flammes spectrales.

— Personne ne sort pour nous accueillir, remarqua Ren d’un ton peu auspicieux.

Je me tournai vers lui.

— Tu penses qu’Ymmaril n’est pas gardée ?

— Toutes les Cours, même les plus insignifiantes, sont gardées, d’une manière ou d’une autre, répliqua Ren en baissant les paupières sur la console de navigation. Cela, n’en doute jamais.

J’avais encore perdu une occasion de me taire. C’est vrai que j’en savais si peu, finalement !

— Où devons-nous atterrir, commandant ? s’enquit Dea en se tournant vers mon compagnon.

Ce dernier hésita. Puis, pensif, il fit glisser son doigt sur la console holographique. Une carte annotée de glyphes ultari couvrit la baie, se superposant à l’image d’Ymmaril.

— Je ne suis jamais allé à Ymmaril, m’annonça Ren. Mais d’après cette carte, c’est là que nous devons nous rendre.

Il me montra un bâtiment en forme de pyramide sur la baie, situé un peu en retrait.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le lieu de retraite de Fornost-Aran, lorsqu’il n’est pas au palais. Et il n’y est jamais.

Je haussai un sourcil, étonnée.

— Les Niśven sont ainsi, m’apprit Dea. Jamais là où on les attend. L’Ombre est un drap noir sur un abîme : telle est la devise de Dorśa. Et : Par l’absence, régner. »

Voilà qui ne m’étonnait guère des Niśven, cette bande de fats prétentieux. Je reportai mon attention sur la carte.

— Cette carte est précieuse, murmurai-je, si elle montre la tanière réelle du loup.

— Cette carte vient de la Cour Exilée. Beaucoup de monarques, et d’autres aussi, seraient prêts à tuer pour l’obtenir.

Ren activa son champ d’invisibilité et il dirigea le cair vers la pyramide. Elle était brillante comme de la glace, sauf qu’elle ne reflétait aucune lumière. Dessus, on pouvait voir un glyphe ultari, qui représentait un œil stylisé sur un croissant de lune inversé, sous lequel coulaient trois gouttes de sang. Bien entendu, les symboles ne ressemblaient pas vraiment à cela : c’était Círdan qui m’avait appris à les lire, lors de ses cours sur l’héraldique ultari.

Or, au moment où nous nous apprêtions à entamer notre descente, Dea se tourna vers nous.

— On demande à entrer en communication avec vous, commandant, déclara-t-elle à Ren.

D’un geste, ce dernier l’autorisa à prendre la communication.

Bienvenue à Ymmaril, fit alors par sa bouche une voix suave et froide. Je me réjouis de te voir, neveu de ma parentèle. Toi aussi, épouse de mon petit frère, mère de mes neveux. La famille est toujours bien reçue à Sorśa. Vous devez être épuisés par votre long voyage, et conspués par ces terribles nouvelles qui vous accablent. Je vous donne les appartements de mon petit frère tant aimé, Lathelennil. Mes serviteurs vous les prépareront, puis je vous recevrai. Baran, tu connais le chemin. Instruis donc ton Premier-Mâle.

La voix se tut. Ren, Elbereth et moi échangeâmes un regard.

— Tu penses que c’est un piège, Alfirin ? demanda Elbereth à Ren.

Ce dernier secoua la tête lentement, d’un air pensif.

— C’en est un assurément. Mais avons-nous d’autres choix que de nous y jeter ?

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