Les complots de la Cité Noire II

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Le troisième prince de Dorśa – désormais relégué quatrième dans la ligne de succession, suite à la naissance de Caoinimh – se remémorait tout cela en arrivant en vue des hautes tours et du ciel améthyste d’Ymmaril. La Cité Noire. Pour certains, c’était l’Enfer même. Pour d’autres, un paradis de plaisirs raffinés et de délices exotiques.

J’en profiterais pour me nourrir d’une petite esclave, songea Lathelennil, dont les crocs affamés piquaient cruellement la lèvre interne. Il sentit son sexe durcir à cette idée, mais il s’empêcha de caresser cette opportunité : il avait juré à Rika une fidélité absolue, en éclaboussant de son propre sang l’arbre-lige de Silivren. Elle, il n’avait pas le droit de la mordre : Silivren le lui avait interdit. Même lui ne se l’autorisait pas.

Si je te prends à faire couler son sang, je te tue, l’avait-il prévenu.

Lathelennil était donc obligé de dissocier acte charnel et gastronomie, ce qui, pour lui, était source de grand dépit.

Mais c’est comme ça, se reprit-il en amorçant sa descente vers l’une des plateformes d’atterrissage du palais de son frère. C’est moi qui l’ai voulu J’ai donné ma parole.

Rika valait bien ce petit sacrifice.

Du coin de l’œil, il vit son cousin Ialiel sur une plateforme, debout dans son armure, juste devant la passerelle ouverte de son cair. Son shynawil en peau d’orcanide de qualité supérieure volait dans les nuées aux glacis verdâtre qui secouait les tours à cette altitude, et, les bras croisés, il fixait le vaisseau de son cousin de son regard hématite, un air amusé sur son visage cruel.

Il veut me voir me planter sur cette manœuvre, comprit Lathelennil en fronçant les sourcils. Je vais lui donner une petite leçon de pilotage !

— Qu’est-ce que tu fais, Ennil ? lui demanda Rhaenya, inquiète, en le voyant attraper le manche des réacteurs antigravité.

— Rien, rien, t’occupes, grinça Lathelennil en réponse.

Et, poussant les rétrofusées à fond, il vint déraper juste sous le nez de Ialiel.

Ce dernier, hiératique, ne bougea pas d’un pouce, restant là les bras croisés, ses paupières baissées et sa bouche figée en une grimace arrogante, alors même que deux sluaghs étaient littéralement balayés par la puissance des moteurs antigravité. Ialiel et Lathelennil s’étaient toujours tiré la bourre, même si le premier prétendait être pour sa part en compétition avec Uriel. Mais il avait insisté pour le suivre sur Pangu, les premiers temps, prétendant qu’un prince d’Ymmaril ne pouvait se promener ainsi sans escorte. Alors qu’il l’avait toujours fait, sans jamais provoquer l’intervention de Ialiel… Non, son cousin était venu par vile curiosité, pour observer la fameuse Baran dont on chantait les exploits dans toutes les Cours, son ard-æl Silivren et leurs petits sang-mêlés. Personne ne croyait que Lathelennil, la honte de la famille, puisse avoir réussi à capturer dans sa besace une femelle adannath aussi prestigieuse, prometteuse, et aussi désirable. Ialiel avait voulu vérifier.

Une nuit, il avait été invité par Rika à entrer dans la maison. Depuis cette soirée-là, il n’était plus jamais revenu sur Pangu. Il avait dû se faire attraper dans un coin par Silivren, et vouer aux gémonies. Ialiel menait une vie plutôt austère, pour un Niśven, mais il avait sans doute été excité par le challenge que représentait Rika. Quoi de plus intéressant que de voler sa conquête à son cousin Lathelennil, le bicolore ? Sauf que ses intentions n’avaient sans doute pas échappé à la vigilance de Silivren. Ce dernier était un véritable sidhe de cathbeanadth. Toujours en dehors de la scène, il observait son monde avec un œil de stryge, les bras croisés, les griffes sorties et la main sur son sigil. Lorsqu’un agneau s’éloignait du troupeau, il le repoussait à l’intérieur d’une bourrade, et si un loup s’approchait pour menacer ses brebis, il lui donnait un tir de semonce. Si le loup insistait, et bien, il l’écharpait.

Lathelennil fit disparaître le bouclier holographique sur sa baie pour pouvoir tancer son cousin.

— Alors ? Qu’est-ce que tu dis de ça ?

Les bras toujours croisés, Ialiel se permit un petit sourire féroce, et il ricana de concert. Mais son sourire s'évanouit rapidement.

— Bon, je dois admettre que tu t’en es bien tiré, pour cette fois, concéda-t-il.

— Reconnais tout de même que je suis un excellent pilote, l’un des meilleurs d’Ymmaril !

Le meilleur d’Ymmaril, disait-on.

Derrière lui, Rhaenya secoua la tête.

— Tu n’as rien à prouver, Ennil, chuinta la wyrm. N’entre pas dans son jeu !

Lathelennil préféra ignorer ce conseil. Que savait Rhaenya de ce que cela impliquait, d’être le petit frère du régnant de Dorśa, et cousin de tant de superbes et redoutés seigneurs de la guerre ?

Ialiel posa sa main gantelée sur la poignée de son épée, à sa hanche.

— Bon. Si tu t’es assez amusé, descends. Il faut que je t’entretienne d’une affaire urgente.

Lathelennil sentit soudain que son cousin était sérieux. Sur le bout du pont, il vit un autre ædhel apparaître, son cousin Asdruvaal. Ce dernier portait également son armure, à laquelle pendaient quelques têtes fraîchement coupées.

Il se passe quelque chose.

— Tiens ! Lathelennil. Tu vas quelque part ?

— Je te renvoie la question, grinça le susnommé.

— Ou tu reviens de quelque part, plaisanta Asdruvaal sur un ton badin qui paraissait contrefait. En visite à notre belle Cité Noire ? On t’y voit rarement, ces temps-ci !

— Je viens voir Fornost-Aran. Mon frère aîné. Notre maître à tous.

Lathelennil vit les deux cousins se rapprocher l’un de l’autre. Ils étaient inséparables, et faisaient beaucoup de coups ensemble, de telle sorte qu’ils avaient une compréhension innée des intentions de l’autre, et un mode de communication qui leur était propre, comme des frères de portée qui ont partagé le même shynawil.

— Aran… (Ialiel avait l’air pensif). Viens d’abord discuter un peu dans mon cair. Tu le verras après.

Lathelennil se raidit.

— C’est un piège, Ennil, lui murmura encore Rhaenya.

— Je sais, lui grinça-t-il en réponse.

Mais que pouvait-il faire ?

L’opportunité de débloquer la situation lui fut donnée par son frère Aëluin. Ce dernier venait d’entrer en communication avec lui, par le truchement du commutateur holographique que Lathelennil utilisait exclusivement pour sa fratrie.

— Ennil, fit la voix grave du susnommé, dont la haute silhouette noire venait d’apparaître dans l’habitacle. Cesse ces infantiles amusements. Décolle et rejoins la tour Uzhud-dun. Tu es attendu, et notre aîné commence à se demander ce que tu fais.

Lathelennil fit un signe faussement désolé à ses deux cousins, qui le fixaient en silence, immobiles. La main gantelée d’iridium de Ialiel avait migré de la poignée de son arme au-devant de son cair, qu’il tenait d’un air possessif. Le présomptueux !

Lathelennil poussa à nouveau le manche des rétrofusées – dans l’autre sens, cette fois – et le Rhaenya décolla, faisant plisser les yeux à ses deux cousins eux-mêmes. Depuis les sluaghs précipités des milliers de mètres en bas, aucun esclave ou serviteur n’avait osé s’approcher. Asdruvaal et Ialiel furent obligés de rabattre le masque de leur armure pour ne pas avoir leur beau visage noble et blanc brûlé comme du vieux parchemin en cuir humain. Lathelennil ricana, satisfait.

— Ennil, attends ! lui cria son cousin Ialiel. C’est un piège ! Ils veulent te...

Sa voix se fondit dans le rugissement des fourneaux gravitationnels.

Contrarié, Lathelennil prit de l’altitude. Qu’avait essayé de lui dire son cousin ? À Ymmaril, les pièges et autres complots étaient fréquents, mais lui, troisième prince sans pouvoir, n’en faisait que rarement les frais.

Il pouvait sentir l’angoisse de Rhaenya le long de sa peau, crépiter comme du courant électrique. La wyrm était inquiète.

Et soudain, le cair de guerre de son frère apparut devant lui.


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