II

5 minutes de lecture

Je vais vous avouer quelque chose. Ce qui m'a le plus retenu, dans un premier temps, de poursuivre avec Jackie, ce n'est pas sa vie sentimentale aventureuse, c'est son éloignement de la mer !

Cela vous surprend ?

Si elle avait habité Houlgate, Wimereux, Camaret, La Tranche sur/mer, Théoule, où même le plus insignifiant des bourgs de bord de mer n'importe où en France, j'aurais signé des deux mains tout de suite ; moi, si vous m'éloignez de l'océan plus de quelques semaines, je m'étiole, je dépéris. Et pourtant, je n'ai pas le pied marin, vous pouvez m'en croire, je suis malade comme un chien dès que je monte sur un bateau, mais j'ai besoin, pour mon équilibre, de voir la mer sans cesse recommencée, ses flux et reflux, ses pétoles et ses colères, rythmer mon quotidien.

Donc, cela a été un gros frein. Il n'est pas question que j'aille un jour "m'enterrer" à Saint-Julien l'Ars, loin de tout rivage. Et tout mon espoir consiste à la convertir aux charmes de ma Bretagne. Je ne désespère pas d'y parvenir.

Il y a pour elle, c'est certain, l'écueil de la température, de la pluie, du vent. La température et le vent surtout. Elle est frileuse. Chez elle, on bénéficie aisément de cinq degrés de plus que chez moi. C'était amusant, d'ailleurs, au début, quand nous vivions encore chacun chez soi, au téléphone, lors de nos conversations quotidiennes, elle commençait toujours par :

— Alors, il fait quel temps chez toi, aujourd'hui ? avant même de me demander si j'allais bien. J'ai fini par le prendre mal et le lui faire remarquer. Depuis deux mois, elle n'a plus à poser cette question puisque nous vivons ensemble. Il lui suffit de soulever le rideau de la baie vitrée, d'aller sur la terrasse pour le constater par elle-même.

Mais j'ai dû consentir quelques "sacrifices". Cet hiver, nous projetons d'aller passer un mois ou deux dans le Sud. Et peut-être finirai-je par vendre ma maison de Saint-Laurent, qui devient bien grande à entretenir, même pour deux, pour nous replier sur l'appartement du Croisic. Ça me plairait bien. C'est un de nos projets, quoique le fait que je l'aie acheté avec Jeanne déplaise encore un peu à Jackie. Laissons du temps au temps.

Si ce n'est pas le signe que nous sommes en train de devenir un couple, je veux bien être pendu.

Mais il y a eu d'autres écueils, vous vous en doutez bien.

Celui de ses enfants a été le plus sérieux, je crois. Aucun de ses deux garçons n'était ravi de voir sa mère se mettre en ménage avec un vieux de douze ans son aîné. Relevant d'accident, de surcroît. Je peux le comprendre. Accoutumés à ses passades, ils ont d'abord cru que je ne serais qu'un feu de paille de plus.

Jackie et moi nous sommes fréquentés (vous voudrez bien m'excuser si j'emploie des mots qui n'ont plus guère cours aujourd'hui) pendant presque un an, avant que je ne fasse leur connaissance. Un peu par hasard, d'ailleurs. Ils étaient descendus de Paris fêter l'anniversaire de leur mère et moi, j'avais décidé de lui faire la surprise de ma venue pour cette occasion.

Ma DS 21 cabriolet était enfin ressortie du garage, passée au marbre, l'avant carrossé à neuf et repeinte aux couleurs d'origine. Même si l'ami garagiste et collectionneur qui avait fait le travail n'avait pas compté toutes ses heures, cela m'avait quand même coûté un bras, mais bon, je ne me voyais pas conduire autre chose, après toutes ces années. Ceci dit, j'avais quand même fait rajouter des ceintures de sécurité, à la demande insistante de Jackie.

Je peux vous dire que mon arrivée rue de Bel Air n'est pas passée inaperçue, d'autant moins que mon copain garagiste m'avait dégotté un klaxon cinq tons qui joue les premières notes de "La Cucaracha" ! Effet garanti.

Bref, c'est une famille au complet qui était sortie sur le trottoir, intriguée par ce vacarme ; ce n'était pas encore le temps du Tour de France !

Jackie est accourue en s'essuyant les mains dans son tablier de cuisinière, s'est penchée à la portière pour m'embrasser et a dit :

— Les enfants, je vous présente Pierre, mon ami breton. Puis, plus bas : "Tu tombes à pic, dis donc !"

Un chœur de voix jeunes et moins jeunes a répondu :

— Bonjour, Pierre ! mais l'enthousiasme dans la voix des enfants faisait clairement défaut chez leurs parents.

Les petits-enfants, deux garçons chez l'aîné, deux filles chez le cadet, étagés entre sept et quatorze ans, tournaient déjà autour de mon cabriolet ; j'en ai l'habitude. J'ai pris le bouquet de roses qui reposait sur ma banquette arrière et la bouteille de Roederer qui l'accompagnait (j'avais d'abord pris une bouteille de Veuve Cliquot, puis j'ai pensé que cet humour ne serait peut-être pas apprécié !) et nous sommes tous rentrés dans la maison.

Nous étions donc dix à table, et une fois passé l'apéritif, champagne aidant, l'atmosphère s'est quand même un peu réchauffée. Jackie avait diplomatiquement placé ses enfants et leurs conjoints à sa droite et à sa gauche et moi en face d'elle. Nous avons raconté notre rencontre, mon accident, son implication et comment, de fil en aiguille, nous en étions venus à une relation à distance, avec de courts séjours chez l'un ou chez l'autre aussi souvent que possible.

Nous nous sommes prudemment arrêtés là.

Le repas avait été excellemment préparé par Jackie : asperges sauce mousseline, filet de bœuf en croûte, pommes de terre au beurre, premiers haricots verts du jardin, fraisier maison. Jackie a la main verte, c'est une autre de ses qualités. Et son petit potager est un modèle du genre (quand elle venait à la maison, elle me récriminait sur l'indigence du mien ! Maintenant, elle s'en occupe plus que moi).

À part leur déplacement, on ne peut pas dire que les deux fils et leurs épouses aient beaucoup mis la main à la poche ni à la pâte d'ailleurs, pour cet anniversaire. Les petits-enfants avaient réalisé des dessins pour leur mamie, c'est vrai, mais tout juste si leurs parents s'étaient fendus d'un petit bon cadeau dans une grande enseigne d'électroménager ! Enfin, c'est l'intention qui compte, n'est-ce pas ?

C'est donc le jour du 66e anniversaire de Jackie, le samedi 31 mai 1997, que j'ai rencontré sa famille. Et depuis, point mort. Cela va faire un an.

(à suivre)

©Pierre-Alain GASSE, 19 mars 2020, 3e jour du confinement.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 8 versions.

Vous aimez lire Pierre-Alain GASSE ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0