Chapitre 55 : Le chemin

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HORIS


Dis-moi, Horis Saiden, quel est ton but ?

Le mage médita sur la question. Dans la semi-pénombre, où les vitres triangulaires filtraient la nitescence matinale, s’adresser à une dague à la poignée incrustée d’émeraudes et de saphirs paraissait incongru. Il était installé sur un fauteuil aux épais accoudoirs, penché vers l’avant, coudes posés sur ses genoux.

Je dois encore y réfléchir, avoua-t-il.

Un murmure émana de la lame. Au creux de sa main, du pommeau jusqu’à la pointe, une incomparable énergie était contenue. Horis soupesa l’arme afin de combler le mutisme.

Tu m’intrigues, reprit Emiteffe. Par ta voix, par ton attitude, tu accordes un temps considérable à la réflexion.

C’est que je vous envie, confessa le jeune homme. Mon parcours est jalonné d’échecs… et de morts. Le vôtre est bien plus exemplaire.

Résonna un rire si soudain que Horis sursauta. C’est impromptu !

J’ai l’air exemplaire à l’intérieur de cette dague ? persiffla Emiteffe. Enfermée là-dedans, j’étais plongée dans l’ennui, et dans l’angoisse en sachant ce qu’il se produisait… Moi aussi, j’ai échoué. Si j’avais défait Godéra au lieu d’être décapitée, peut-être que les événements auraient pris un chemin différent.

J’avais cette opportunité bien avant vous ! Au moins, vous avez vaincu Kalhimon et vous vous êtes emparée de son corps. Seule, en plus ! J’ai occis Khanir, mais Médis a dû m’aider. J’ai achevé Nerben, mais Fliberth et Vendri l’avaient bien entamé.

Seule, tu dis ? Tu te fourvoies. J’ai toujours été entourée d’amis, dont beaucoup se sont sacrifiés. J’ignore les moindres détails de ton parcours, Horis Saiden, pourtant ton nom se répercute au-delà des simples évocations. Que tu en sois conscient ou non, tu es le pivot d’une génération.

Le mage soupira en relâchant son bras. La dague était suspendue le long de ses mains, tout juste apte à garder le contact télépathique.

Parce que j’ai attaqué le Palais Impérial, dit-il. Parce que je me suis illustré lors de la bataille de Doroniak. Mais maintenant ? J’ai quitté l’empire pour assouvir une vengeance vieille d’une décennie. Pourtant je n’en suis pas comblé.

Et je sais pourquoi, devina son interlocutrice. Car cette vengeance ne suffit pas.

Ce dont je me doutais. Nerben a hanté mes nuits, m’a poussé à me surpasser dans le domaine de la magie. Jusqu’à ce moment fatidique où l’environnement s’est décomposé autour de moi.

Le déclin de la nature… Tel est le fardeau des mages puissants tels que nous. Un grand pouvoir sommeille en toi, Horis Saiden, et je suis certaine que tu apprendras à le contrôler. Ne laisse pas cette crainte te submerger, c’est ce qu’ils veulent. Nous ne sommes pas le chaos.

La tyrannie n’est pas incarnée par un unique individu. Même si je tue aussi Bennenike, est-ce que l’oppression des mages disparaîtra pour autant ? C’est un système, une idéologie.

Je me suis posée la même question des années durant. Elle n’est pas aisée à répondre. Par contre, je pense que tu es sur la bonne voie.

Main sur son menton, dodelinant, Horis gambergea encore. Toujours des affirmations indirectes et des paroles sibyllines. Je note une certaine tendance.

La conversation s’interrompit sur un grincement. Le mage se releva brusquement à l’entrée de Saulen, qui s’empressait davantage que d’habitude.

— Tu t’es enfermé ici, je commençais à m’inquiéter ! fit-il.

Horis lui présenta la dague, ce qui détendit les traits de son homologue.

— Je m’entretenais avec Emiteffe, expliqua-t-il. J’avais besoin d’être guidé. Pas que ce soit plus clair maintenant…

— J’avais presque oublié le transfert temporaire de son esprit, admit Saulen. Vu que le cadavre de Kalhimon pourrissait… Que t’a-t-elle apportée ?

— Des conseils, principalement. Suffiront-ils ?

— À toi de les saisir. Quant à moi… Elle devra m’apporter bien plus.

— Dans quel sens ?

— Ha oui, je ne te l’avais pas dit. Fliberth, Vendri et Zech s’étaient rendus à Thouktra afin que mon père accueille l’esprit d’Emiteffe. Il est mort désormais, comme tant d’autres. C’est pourquoi je dois assumer ce rôle.

— Es-tu sûr de cette décision ?

— J’y ai mûrement réfléchi. Je dois prendre mes responsabilités. Si souvent en retrait, soumis à mes pires frayeurs. Après ces sacrifices, c’en est trop. Nous avons besoin de ce pouvoir et j’en serai le réceptacle.

Tous deux opinèrent résolument. Peut-être était-ce ce qu’Emiteffe sous-entendait. Où que j’aille, d’autres participeront à cette lutte. Horis tendit la dague qui la prit en main : aussitôt la circulation du flux gagna en intensité, une énergie prompte à envelopper tout porteur.

— Ce combat est le vôtre, déclara Horis. Ma place n’est plus ici.

— Où iras-tu, dans ce cas ? demanda Saulen.

— Mon détour s’est terminé. Je dois retourner dans l’Empire Myrrhéen. Soit mon nom retentira encore plus. Soit mon échec sera inéluctable. Nous verrons.

— Donc tu nous quittes.

— Il le faut. Bonne chance à vous. Transmets mes adieux aux autres.

Horis claqua la porte avec prestesse. Abandonna un mage perplexe. S’orienta vers une étape nouvelle de son existence.

Je suis brusque… Mais je ne peux m’attarder ici. Cette place ne m’appartient pas.

Tandis qu’il parcourait le couloir de la demeure, entreprenant de descendre les marches lambrissées, le jeune homme cherchait à rétablir ce lien si longtemps rompu. Doigt sur sa tempe, il réalisa un contact mental, vers cette réponse tant souhaitée.

Il ne perçut rien de prime abord. L’attente s’égrenait, chaque seconde s’éternisait.

Puis cette voix si familière tremblota.

Horis, c’est toi ? demanda Médis.

Oui.

Leur soulagement se diffusa par leur souffle. Horis se sentit allégé, ses craintes devenues infondées.

Je suis désolé, poursuivit le mage. La colère m’aveuglait, m’empêchait de prendre une décision rationnelle. Nous étions ensemble, unis, et j’ai tout gâché pour cela.

Mais as-tu réussi ? s’enquit son amie.

Je l’ai fait, en effet. Nerben Tioumen est mort.

Oh, enfin ! Je suis si contente pour toi. Comment tu te sens ?

Le monde est libéré d’une plaie tenace. Mais le tuer ne suffisait pas… Il me reste tant à accomplir. À Thouktra, c’était le chaos, la chasse des mages s’est étendue jusqu’en Enthelian. Tout comme elle persiste dans l’empire.

À ce propos, Horis… Beaucoup de choses se sont déroulées en ton absence. J’ai essayé de m’ouvrir à la télépathie, sans obtenir une seule réponse.

Le jeune homme se rembrunit en s’engageant dans la rue. Nourri par cet éclat grandissant, il songeait derechef à son attitude de ces derniers temps.

Je me suis fermé, confessa-t-il. Cette obsession m’a rongé alors qu’il existait d’autres priorités.

Il n’est pas encore trop tard malgré l’urgence de la situation, dit Médis. Je suis retournée dans les montagnes d’Ordubie. Je devais les protéger des troupes de Phedeas. Et je ne me trompais pas : Ruya commençait l’occupation des flancs avec ses subordonnés. Ceci dit… La menace était ailleurs.

Quelle était-elle ?

Nafda. Elle m’a poursuivi jusque-là, quand je protégeais la tribu des Iflaks. Nous nous sommes affrontées. Elle a failli me tuer.

Quoi ?

Pas que je l’ai vaincue… En réalité, elle s’est arrêtée et m’a laissée là. Est-ce que cette assassin a déjà agi ainsi ? A-t-elle déjà épargné des mages qu’elle combattait par le passé ? C’était… bizarre. Je suis contente d’avoir survécu, mais j’ai des doutes. Nous ne l’avons pas revue depuis.

Horis s’était figé. Des frissons courbaient son échine. Il tremblait trop que pour exprimer directement le fond de sa pensée. Fauchait cette incarnation de la menace, cette silhouette qu’il n’avait que trop souvent aperçu.

Était-ce une autre de mes erreurs ? craignit-il.

Tu ne pouvais pas savoir, rassura Médis. Elle était prisonnière lors de l’échange… D’une manière ou d’une autre, elle s’est libérée.

Une dangereuse assassin dans la nature, donc… Même si son attitude m’intrigue.

J’admets avoir surtout pensé à elle à cause de mes cicatrices… J’ai encore dû agir depuis. La rébellion de Phedeas s’est étendue à l’est, mais les troupes de Ruya s’imposent toujours en Ordubie. L’armée et la milice myrrhéennes répliquent en conséquence. Nous avons quitté les montagnes.

Vraiment ? C’est la première fois depuis… Depuis qu’ils m’ont recueilli.

Les circonstances l’exigeaient, après tout. Nous nous sommes réfugiés dans la région de Kishdun. Nous nous dirigerons vers la cité de Vur-Gado. Sembi espère y retrouver sa famille… Sa quête personnelle à accomplir au-delà de ses devoirs actuels.

Tu as retrouvé Milak et Sembi, donc. Ils vont bien ?

Oui ils se sentent juste coupables de s’être séparés de nous en Ordubie. De ne pas avoir réussi à nous retrouver lorsque nous étions prisonniers. Et ils sont désolés pour Yuma…

Ils n’en sont pas responsables… Mais leur compassion me touche. Par contre, tu as mentionné Kishdun. Vous êtes allés aussi loin ? Aussi proches de la frontière dimérienne ? C’était trop risqué d’aller vers Nilaï, au vu des forces rassemblées là-bas.

Il me faudra du temps. Mais je dois vous rejoindre. Salagan ne m’accueillera pas chaleureusement, tant pis.

Il t’a très peu mentionné, et jamais en bien. Je prendrai ta défense, comme la dernière fois. Ce sera un long voyage. Tu pourrais encore croiser la milice…

Vous avez pris des risques, moi aussi. Le clan doit être en sécurité, trop ont déjà péri… Et puis…

Et puis quoi ?

Notre chemin se poursuivra.

Horis…

Ce monde doit changer. J’ignore quelle a été mon influence jusqu’à présent, mais elle est insuffisante. Les enseignements de Yuma m’inspireront. Nous nous retrouverons bientôt, Médis.

Ainsi la conversation s’arrêta.

Et pour une certaine période, Horis serait esseulé.

Il n’emportait avec lui qu’un sac lesté de provisions et d’eau fraîche. Presque un an plus tôt, il cheminait vers le nord, abandonnant une cité en cendres et en ruine. Désormais il marchait vers le sud, laissant derrière lui une ville pas encore condamnée. Ils étaient une multitude à réparer les routes et reconstruire les habitations. Tout autant qu’ils étaient nombreux à avoir péri, pour des stigmates que seules les années atténueraient.

Horis franchit les remparts que des gardes ouvrirent pour lui.

Notre alliance s’éteint, mais pas nos ambitions.

Il était de retour dans la nature, dépourvu de compagnie. Traverser la frontière et parcourir l’Empire Myrrhéen lui serait difficile, toutefois ne s’en préoccupa-t-il guère pour le moment. Ses pensées se focalisèrent pour Médis, Sembi et Milak. Pour son clan. Quelques temps d’absence et déjà des bouleversements s’étaient déroulés. Il espérait au moins rester en contact avec ses amis : ce serait à son tour de les cornaquer, de les mener là où l’adversité convergerait.

Après avoir tant perdu, il me reste encore des attachements. Je ne peux être seul, mais je ne veux pas les voir trépasser non plus…

Horis campa à l’orée d’une clairière, au milieu des pavots et des bolets, bien plus tôt qu’il n’eût cru. Une couchette où s’étendre, une canopée par-dessous la voûté céleste, il retrouvait les sensations d’antan.

Tout comme les rêves.

Il se baladait dans la sorgue. Tant la lune que les étoiles scintillaient dans le ciel, prodiguant un éclat par lequel il se repérait. Le long de la steppe, il disposait d’une vue dégagée, où nul guet-apens ne le cernerait.

Aussi la présence de Nafda était ostensible.

À peine Horis haussa les épaules. Sereine ou hautaine ? Quoi qu’il en soit, elle me dévisage. L’assassin se contentait d’effleurer ses lames sur sa ceinture, son regard comme arme principale. Elle s’immobilisa à hauteur de son rival tout en le jaugeant.

— Encore toi ? fit le mage. Au moins, le décor a changé, pour une fois.

— Tu t’habitues tant à ma présence que je t’inspire la lassitude ? s’étonna l’assassin. Tu devrais me redouter. Surtout maintenant.

— Parce que Nerben est mort ?

— Précisément. Je le connaissais peu, mais il t’inspirait la haine, pour des raisons évidentes. Débarrassé de lui, qui te reste-t-il ?

— Bennenike Teos. Ainsi que l’ensemble de ses alliés.

— Une franche non négligeable, si pas majoritaire de la population myrrhéenne la soutient.

Horis étrécit les yeux comme ses membres se crispèrent. Il se courbait face au dédain de son interlocutrice, bien qu’il résistât aux acerbes propos de Nafda. Cette affirmation n’est pas totalement fausse…

— Je l’ai réalisé bien avant que tu ne le dises, répliqua-t-il. Lorsque j’ai attaqué le Palais Impérial, j’étais impulsif et inexpérimenté. J’ai beaucoup appris depuis. Notamment que tuer aveuglément ne résoudra pas la haine des mages. Bennenike mérite de chuter, mais il ne faut pas que quelqu’un comme elle la remplace.

— Des paroles censées, concéda son ennemie. Tu as oublié de considérer un détail primordial en compte : je suis là. Tant que je respirai, hors de question que tu atteintes à sa vie. Tu la vois peut-être comme une tyrane, mais je suis attachée à elle. Elle a donné un but à mon existence chaotique.

— Massacrer les mages sans pitié ni distinction. J’appelle cela de la manipulation.

— Tu as tué autant, voire plus que moi !

— Nous ne sommes pas comparables.

Nafda émit un râle, proche de défourailler. Horis canalisa sa magie, prêt à la déployer. Toute leur confrontation se réduisit cependant à un profond regard. Deux individus, égarés dans la nature, trémulant à la tension grandissante. Il y a une chose que je dois savoir…

— Pourquoi as-tu épargné Médis ? questionna Horis.

La réponse escomptée mit du temps à émerger. Bras parallèles au corps, tâtonnant sur place, Nafda éveilla l’impatience de son adversaire.

— À cause d’une force qui nous dépasse, révéla-t-elle.

— Toi aussi, tu formules tes pensées vaguement. J’ai une petite idée sur les faits.

— Tu ne me connais pas !

— Assez que pour y songer. J’évoquais combien ton adorée impératrice te manipulait… Il existe peut-être une part de toi-même qui en est consciente. Une étincelle de compassion t’a fendue au moment d’achever Médis. Je t’en remercierais presque si tu n’avais pas tué tant d’autres mages…

Le cri de l’assassin déstabilisa Horis. Il n’eut pas le temps de riposter que les lames frôlèrent sa gorge, si glacées qu’il en frissonna. À la merci de Nafda, écumant de rage, il était paralysé.

— Si seulement tu étais tangible, maugréa-t-elle. Si seulement nous nous rencontrions pour de vrai. Je te tuerais en un rien de temps.

— J’ai effleuré une corde sensible, se vanta le mage. Au fond de toi, Nafda, la vérité t’apparaît.

— Quelle vérité ?

Autour d’eux progressèrent les ténèbres. Un néant absolu qui les annihila. Survivants par-delà les visions, acharnés par-delà leur rixe. S’éteignait la compagnie imposée par Horis, même si elle reviendrait bien assez tôt.

En attendant, il gardait ses pensées pour combler le silence.

J’ai compris les enseignements de Yuma.

Les mages ne sont ni bons, ni mauvais.

Ils sont, tout simplement.

Quand certains commettent des destructions, ils seront blâmés pour leur nature même.

Quand d’autres se servent de leur pouvoir pour aider leurs concitoyens ou la société, on ne soulignera jamais leur statut.

Ainsi s’est fabriquée une idéologie destinée à nous détruire. Manipuler des vérités revient à mentir. Distillée sous une propagande constante, en subtiles menaces, qui ensuite se sont transformées en meurtres de masse, en incarcérations et en tortures une fois tous les outils mis en place.

Notre existence n’est pas un crime.

Défaire des ennemis est à ma portée.

Détruire une idéologie, en revanche… C’est beaucoup, beaucoup plus ardu.

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