Chapitre 56 : Par-delà la débâcle

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FLIBERTH


— Je cherche à te comprendre.

— Encore ?

Fliberth se gratta la nuque, s’agita sur sa grinçante chaise en bois. Je n’avais jamais remarqué combien les cellules de Thouktra étaient bien. Derrière des barreaux ferrés, à la lueur originaire de l’embrasure, un large lit se calait entre une table basse et des latrines. Aïnore était installée sur le matelas, habillée d’une ample tunique effilochée, ses lèvres tordues en lippe.

Et le capitaine la dévisagea avec hargne.

Quand nous l’avions faite prisonnière, Vendri insistait pour la tuer, tout comme l’aurait fait Jawine. Pourtant je m’y suis refusé. Dois-je le regretter, désormais ?

— Nous te donnons deux repas par jour, dit-il. Tu es lavée et tu dors confortablement, dans la chaleur de la prison. Vu sous cet angle, tu apparais comme privilégiée.

— Et donc ? fit Aïnore. Ma seule existence te dérange ? Ouvre ma cellule et transperce-moi de ton épée, si c’est ce que tu veux.

— Me penses-tu assez cruel pour assassiner une captive ?

— Pourquoi pas ? J’ai torturé des dizaines de mages ! Ce ne serait que justice.

Penchée vers l’avant, Aïnore ouvrit la bouche en examinant ses mains d’un air pensif et Fliberth en arqua les sourcils. Elle renonce de la sorte ? Elle est probablement la tortionnaire la plus étrange à exister… Il se leva après un soupir, fixa son interlocutrice droit dans les yeux.

— J’ignore ce qu’est précisément la justice, admit-il.

— Tu es le capitaine d’une unité de gardes, contesta Aïnore. Tu as une idée des lois en vigueur, et de comment elles sont appliquées !

— Et si les lois changent d’un pays à l’autre ? Toutes ces années, j’ai aidé les mages belurdois et myrrhéens à atteindre l’Enthelian. J’étais convaincu qu’ils seraient en sécurité ici. Et que s’est-il déroulé pendant que je bataillais au nord-est ? Vatuk a pris le contrôle de Thouktra. Il a mis en place des mesures destinées à massacrer cette communauté…

— Mais c’est fini. Il est mort. Vous avez repris le contrôle de la ville.

— Pour combien de sacrifices ? Des milliers.

— Quel est le raisonnement ici ? Je ne te suis pas.

Fliberth enroula sa main autour des barreaux, réduisant davantage sa distance avec l’incarcérée, laquelle refoula un frisson.

— Jours et semaines défilent sans que la souffrance ne s’atténuée, déclara-t-il. Chaque fois que je ferme les yeux, je revis cette scène. Nerben qui assassine Jawine devant moi. Je me suis époumoné pour la protéger, mais c’était inutile, car cet enfoiré avait le contrôle de la situation.

— Elle…, murmura Aïnore. Je ne lui avais parlé que quelques fois, mais elle m’avait l’air sympathique, malgré son aversion évidente à mon égard.

— Le chagrin m’a emporté, et surtout une colère noire. Je me sentais isolé, tremblant en permanence, et seule Vendri était en mesure de me comprendre. Nous avons abandonné les nôtres lors de la bataille pour le poursuivre. Je sais que Saulen réprouvait nos actes, mais ce qui est fait est fait. Nous avons failli l’abattre. Il s’est enfui en boîtant, persuadé d’encore se soustraire. Horis l’avait déjà achevé au moment de le rattraper. Au départ, je lui en voulais, puis j’ai réalisé l’essentiel.

— Je suis toute ouïe.

— Ma colère est inutile si elle ne disparait jamais. Je n’avais pas besoin de porter le coup final tant que quelqu’un le faisait… Puis Lehold Domaïs est arrivé.

— Qui est-ce ?

— Je ne le connaissais pas non plus lors de son dialogue avec Horis. Seulement après j’ai compris… Il était le chef de la milice myrrhéenne, responsable de la mort de nombreux mages. Mais lorsque Nerben a trahi les siens, il a regretté son parcours, et a tenté de se rattraper

— Tout comme moi ?

— C’est là que je voulais en venir. Peu importe la manière dont tu te comportes, tu restes une horrible personne, Aïnore.

L’ancienne inquisitrice se rembrunit. Elle me fait presque pitié à réagir ainsi. Pour autant le jugement de Fliberth ne s’affaiblit guère.

— Je suppose que c’est mérité, murmura-t-elle.

— Comme tu l’as admis toi-même, avança le capitaine. Mais c’est aussi le cas pour Lehold.

— Malgré sa rédemption à Thouktra ?

— Nerben Tioumen représentait la pire incarnation de son ordre. Il s’est montré si cruel, si inhumain que n’importe qui paraît modéré en comparaison. Sauf que la brutalité s’exprime sur plusieurs formes. Lehold était loin d’être innocent, et en était conscient.

— Il était donc vers la bonne voie !

— Pas totalement… Nous faisons tous des erreurs, mais est-ce qu’elles impliquent le meurtre d’innocents ? Lehold ne se contentait pas de suivre les ordres, il les donnait. Combien ont souffert ou sont morts par sa faute ? Une bonne action ne compense pas l’ensemble des mauvaises… Il le savait. Il s’est enfui.

— J’entends les regrets dans ta voix.

— Lehold prétendait que nous n’aurions jamais accepté de s’allier avec lui. Il disait vrai. Sa solution a donc été de disparaître, et de couler des jours paisibles malgré sa culpabilité. Personnellement, j’appelle cela de la lâcheté. Il doit être loin aujourd’hui, c’est trop tard. Pas qu’il fallait l’exécuter froidement, plutôt l’incarcérer.

— Donc tu te rabats sur moi ?

Fliberth examina la prisonnière avec circonspection avant de reculer. Il manqua de trébucher sur la chaise, se rattrapa sur le dossier. Face à une Aïnore tressaillante, il parvint néanmoins à s’apaiser. Elle inspirait la terreur, maintenant elle est effrayée.

— Je mentionnais la nécessité d’un jugement, poursuivit-il. Mais je ne suis qu’un garde, persuadé de me battre pour une cause juste. Ce n’est pas à moi de dire quelle punition tu mérites. Tu souhaites les aider à combattre l’inquisition radicale ? Très bien. Rien ne garantit de ce qui t’arrivera après. Peut-être resteras-tu prisonnière jusqu’à la fin de tes jours.

— Peut-être, concéda Aïnore. Pourquoi tu ne t’es pas inclus dans la mention du combat ?

— C’est compliqué.

— Je croyais le contraire, moi ! Ton ennemie est toute désignée : Godéra Mohild !

— Non. Actuellement, mon pire ennemi est moi-même.

À ces mots il écarta la chaise qui grinça sur la pierre. Désireuse de combler son incompréhension, Aïnore appela le capitaine à plusieurs reprises, sans qu’il se retournât une seule fois.

Sa place est là. Elle a des chances de devenir une bonne personne, au fond… Cela ne me concerne plus.

Émergeant dans les rues, Fliberth reconnut encore la cité de sa jeunesse. Plus aucune fumée n’obscurcissait le ciel, toutefois perduraient des pensées brumeuses, et les stigmates des souffrances d’antan. Il apercevait le quartier ravagé depuis le tournant de l’allée. D’ici on observe ces demeures détruites, ces arbres déracinés, l’extension des flammes. Mais je me situe trop loin pour y déceler la souffrance qui y a été engendrée… De lointaines silhouettes s’affairaient. Moult citoyens, issus de chaque coin de Thouktra, transportaient des pierres dans les chariots, replantaient des arbres, pavaient les places. Seuls les dégâts matériels sont visibles. Qu’ils s’allient pour les réparations est superbe, mais… Arriveront-ils à triompher de leur chagrin ?

Un pincement noua le cœur de Fliberth. Je n’y arriverai pas de sitôt.

Le capitaine chemina vers le nord, où s’alignaient d’intactes habitations, où s’érigeaient bâtisses et sculptures. Circuler dans cette préservation ne l’adoucit guère pour autant. Il salua sans conviction des profils familiers, parmi lesquels se regroupaient les nouveaux membres de la garde. Son silence était prompt à les préoccuper même si leurs commentaires se réduisirent à des chuchotements.

Une fontaine en cipolin occupait le centre d’une large place. Au rythme de l’écoulement coulaient les larmes de citadins traumatisés. S’ils se soutenaient l’un l’autre, forts de paroles rassurantes, l’atmosphère demeurait morne. De quoi plomber le teint de Fliberth dont la cadence s’avérait déjà pondérée. Des enfants sont orphelins. Des parents ont perdu filles et fils. Amis et amours trépassés… Des plaies encore béantes, à l’impact irréversible.

Hélas ses priorités se situaient près des remparts de Thouktra, aussi les contourna-t-il afin de s’y diriger.

Sous des aubépines jalonnaient des sentiers pierreux de part et d’autre desquels se trouvaient des sépultures en marbre. Le garde y marcha des minutes durant, détournant les yeux chaque fois qu’apparaissait un nom trop évocateur.

Jusqu’à s’arrêter sur celui qui lui extirpa des sanglots.

« Ici repose Jawine Ristag (127 NE – 158 NE), héroïne de Thouktra et épouse regrettée. »

Fliberth posa un genou à terre, et sa main effleura le soubassement. Lavandes, bruyères, églantiers et hortensias diffusaient un parfum inapte à l’alléger. Regrettée, en effet… Il se recueillit des minutes durant, paupières closes, son corps courbé au nom de l’être aimé.

Quand il ouvrit les yeux, Dirnilla la pointa du doigt. Vendri s’approcha alors, suivie de Carrice et Sharic, et regarda son meilleur ami en se mordillant les lèvres. Debout, tressaillant, Fliberth chuta dans les bras de Vendri, où il larmoya sous l’expression morose de ses homologues.

— Justice a été apportée, consola-t-elle. Nous nous relèverons…

Vendri comprit que la vision de la tombe était trop âpre pour Fliberth. Elle le conduisit l’extérieur du cimetière, préconisant la délicatesse dans ses gestes que ses propos. Dirnilla esquissa quelques signes auxquels elle hocha, des profonds traits creusés dans sa figure. À l’abandon du contact résonnèrent de nouveaux sanglots. Elle résiste mais s’épanche.

— J’ignore ce que penserait Jawine, dit Vendri. Nous avons sauvé Thouktra et son meurtrier a payé. Mais je ne peux me balader dans cette cité sans que le chagrin ne m’accable.

— Nous de même, fit Carrice. Si seulement nous étions intervenus plus tôt…

— Nous nous améliorerons dans notre rôle de garde, garantit Sharic. Nous protègerons cette cité quoi qu’il en coûte.

— Et nous vous remercierons, reconnut Vendri. Quant à nous… Notre guerre se poursuit. Godéra Mohild s’est lâchement enfuie, et son ordre survit.

— En Belurdie seulement, rectifia Sharic. Ici la nouvelle de la tragédie s’est répercutée jusqu’à Nargylia, la capitale. Les souverains Astane et Kavod Shanderen ont récemment condamné la politique de Vatuk, et prévoient des lois destinées à protéger les mages.

— Une position remarquable au vu de celles de nos pays voisins, renchérit Carrice. Pourvu que l’Empire Myrrhéen et la Belurdie ne s’insurgent pas en conséquence…

Une bonne nouvelle, enfin… Fliberth s’évertua à s’exprimer mais ses propos se calèrent dans sa gorge. Il gardait la proximité avec son amie, laquelle l’examinait toujours d’une mine chagrinée, à l’instar de Dirnilla.

— Nous ne sommes plus seuls, affirma-t-elle. Je sais que ce sera difficile, Fliberth… Mais nous devons nous ressaisir… Au nom de tous nos amis tombés.

— Je dois te faire une confession, avoua Fliberth. J’y pense depuis la fin de la bataille.

— À demi-mot, tu as admis avoir besoin de plus de temps.

— Et d’espace. Loin de tous.

Écarquillant des yeux, Vendri plaqua soudain ses bras sur les épaules de Fliberth.

— J’ai une idée de ce que tu suggères, lança-t-elle. Et ça ne me plait pas.

— Prends au moins le temps de m’écouter, suggéra le capitaine. S’il te plaît… Toi seule appréhendes exactement l’état dans laquelle je suis.

— Nous survivrons cette épreuve ensemble ! Sans toi, je…

— Je ne suis plus moi-même. Tu l’as bien constaté lors de la bataille. Je ne dirigeais plus les troupes, ne donnais plus aucune instruction. Tout ce qui m’importait était de venger Jawine.

— Je suis aussi coupable que toi ! Nous étions ravagés par la rage… C’est fini, désormais.

— Pas entièrement. D’autres sentiments m’envahissent… Peu importe ce que je fais, le souvenir ne cesse de me hanter. Je dois admettre la vérité : je ne suis rien sans Jawine.

— Elle n’aurait pas souhaité que tu te morfondes ainsi.

— Mais elle n’est plus là pour me le dire.

— Tu es une personne à part entière, Fliberth ! Tu nous as encore nous !

— Et je vous verrai mourir, avant de succomber à mon tour.

Vendri recula, bouche grande ouverte. Elle se tint sur Dirnilla tout en examinant son ami sous un autre angle. Elle peine à me reconnaître aussi…

— Ce désespoir ne te ressemble pas, murmura-t-elle. Je te comprends, mais…

— À chaque défaite, coupa Fliberth, nous nous soutenions. Le trio que rien n’arrêtait, souvenir si proche et si lointain… Tout ce temps à reposer sur son amour et sur son amitié, j’étais dépendant de vous, sans exister par moi-même. Et maintenant qu’un de ces liens a été arraché, je ne me sens plus entier. Voici la vérité.

— Donc tu souhaites renoncer à notre lutte ?

— Oui… Temporairement.

Le capitaine se suspendit à l’amertume d’autrui. Sharic et Carrice, retirés de la conversation, se consultèrent sans piper mot. Bras relâchés, tête baissée, Dirnilla esquissa des gestes s’évanouissant de futilité. Vendri était dépossédée d’énergie comme des larmes roulaient sur ses joues. L’annoncer causerait inévitablement ces réactions. Je dois assumer, sinon cette quête échouera.

— Rien de ce que je ne dirai ne te fera changer d’avis ? craignit-elle.

— Dans ma condition actuelle, fit Fliberth, je suis un poids pour vous.

— Ce n’est pas vrai ! Tu es le plus brave guerrier que j’aie jamais connu ! J’ai harcelé Dirnilla, je me suis reposée sur mon autorité par manque de compassion ! Tu as toujours pris soin de nous et…

— Ne te rabaisse pas, Vendri. Les circonstances t’ont forgée en tant que meneuse.

— Le chagrin me submerge aussi ! Tu crois que je me sens comment, sans Jawine ? Si tu disparais aussi, comment penses-tu que je serais ?

— Tu t’en remettras, car tu es forte. C’est pourquoi je te confie le titre de capitaine de la garde.

La voix de Vendri s’étrangla. Elle trémula malgré elle, soulagée d’avoir une amie pour la soutenir.

— Je ne suis pas prête à assumer ce rôle ! contesta-t-elle.

— Tu l’es, affirma le garde, tu ne t’en es juste pas encore aperçue. Sur le champ de bataille, lors de nos réunions stratégiques, tu étais l’extension de ma volonté. Dirige la résistance. Gardes, mages et inquisiteurs modérés continueront de s’allier contre cette tenace adversité, désormais sous tes ordres. Et un jour, Godéra Mohild et son inquisition tomberont.

— Et toi ? Où iras-tu ? Quand reviendras-tu ?

— Je l’ignore. Ne m’attendez pas… Mais vous me reverrez. Adieu, camarades.

Fliberth fit volte-face. Se tourna de l’incompréhension de Carrice et Sharic, des sanglots de Vendri et Dirnilla. Lui-même peinait à enchaîner les foulées, tant les souvenirs se bousculaient déjà à son avancée. C’est difficile pour tout le monde… Pardonnez-moi, mes amis. Je n’ai plus le choix. Je dois m’endurcir.

Et Fliberth partit pour se retrouver. D’une douloureuse séparation qui le mènerait vers le nord. Loin des pleurs, proche du deuil. Là où verdissait le panorama se présentait un sentier qui l’emmènerait bien au-delà de ses perspectives. Une exploration pour le ressourcer, pour appréhender la vérité qu’il avait si longtemps tenté de percer.

Vers les Terres Désolées.

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