Chapitre 50 : Ourdir dans la lumière (2/2)

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Il s’était armé d’une longue rapière et d’un sourire malsain. Cinq autres gardes l’accompagnaient pour mieux les intimider.

Ce qui fonctionnait : Jizo et Nwelli étaient paralysés. Exsudant à l’excès, parcourus de tressaillements, incapables de se détacher du dédain de leur adversaire.

— La peur n’est qu’une illusion, souffla Vouma. Combats-la !

Impossible. Le garde braqua sa lame, focalisé sur Nwelli.

— Lâchez vos armes, ordonna-t-il.

— Vous allez mettre votre menace à exécution ? redouta Nwelli.

— Nous vous faisons une faveur. Vous savez ce qu’il va arriver, non ?

— Cynka est dans la salle, dit Jizo. Elle va lancer l’attaque. Massacrer tout le monde. Prendre le pouvoir.

— Perspicace, le gamin. Et à votre avis, pourquoi on vous a amenés ici ?

— Pour nous épargner. Ou plutôt, pour abuser de nous.

— Tu as tout compris. Donc c’est simple : lâchez vos armes ou nous vous ferons subir le pire.

Des frissons remontèrent leur échine. Comment d’anciens esclaves comme nous pourraient résister ? C’est la fin… Au cliquètement de la lame antagoniste se cumulait le grognement des gardes. Plus ils toisaient leurs victimes et plus Nwelli et Jizo se figeaient.

— Je ne le supporterais pas, dit Vouma. Toi, soumis à quelqu’un d’autre ? Je te préfère encore avec Taori. Réagis ! Ne les laisse pas gagner !

Reculer était futile. Partout autour d’eux se resserrait l’adversité. De pernicieuses âmes leur réservant un sort pire que la futilité. À leurs ultimes retranchements, au paroxysme de leur effroi, ils partageaient le même sort. Réduits à leur faiblesse, proches de se recroqueviller, l’étouffement comme moindre mal.

— La liberté ne se perdra pas dans une pluie de sanglots ! cria Vouma.

Nous savons tant surmonté.

Nous nous sommes libérés de nos esclavagistes. Nous avons traversé un âpre désert, jonché d’obstacles et de bandits. Nous avons survécu au-delà des ruines d’une ville dévastée. Nous avons échappé à des inquisiteurs et mercenaires retors. Tous ces efforts chutant dans le néant à cause de quelques menaces ?

Bien sûr que nous avons peur. Hors de question que cela nous arrête.

Un coup d’œil suffit à persuader Nwelli. Brasilla cet éclat oublié, celui qui les exhortait à lutter. Au moment de défourailler, les gardes crurent un instant qu’ils obtempéraient.

Mais ils feintaient.

Nwelli désaxa la rapière de son opposant avant de le transpercer. Tandis qu’il choyait, la stupéfaction fendant ses traits, ses camarades rugirent. Un concert de parades y succéda. Jizo et Nwelli, plongés dans une tonitruante mêlée, leur volonté comme vectrice de leurs mouvements.

Jizo se mut à dextre. D’un pas de biais, il esquiva la hache filant à ras de son dos, décapita alors son adversaire. Il s’élança ce faisant sur sa consœur qu’il abattit tout aussi vite. Son troisième opposant chargea avec véhémence, ce contre quoi il para, s’infiltra dans sa garde, cisailla sa poitrine de vives courbes de sabre.

Nwelli se déplaça à sénestre. Malgré son éreintement, elle parvenait à bloquer les coups. Une pointe frôla son visage, mais elle se déroba à temps, estoqua en riposte. Sur sa lancée elle taillada. Gagna en vitesse, perdit en précision. Un garde tomba sous l’impact, mais son homologue lui érafla le bras. Nwelli se mordit les lèvres, gémit du fait de la douleur, sans toutefois flancher.

Arriva Jizo en soutien. Tous deux s’unirent pour désarmer le dernier garde. Un entrechoquement, des nuées d’étincelles, puis ils le lancinèrent pour de bon.

Nous n’en sommes pas sortis indemnes… Six dépouilles gisaient de part et d’autre du corridor. Par-dessus la flaque de fluide vital anhélait la paire d’anciens esclaves. Du sang s’égouttait depuis leur lame qu’ils ne rengainèrent pas encore. Ce n’est pas la première fois que Nwelli tue, mais elle observe ces cadavres différemment. Pourvu qu’elle n’endure pas trop.

— J’ai épargné Gemout, se rappela-t-elle. Malgré toutes ces années de souffrance qu’il m’a faite subir. Eux, je les ai tuées…

— Pour te défendre, justifia Jizo. Pitié, Nwelli, pas de remords. Personne n’a prétendu que c’était facile. Ce type de décisions se prend dans les pires circonstances.

Il la fixa avec empathie, bien que ce fût insuffisant pour la soulager. Il existait un mal-être plus profond enfoui en elle. Une morosité tenace, inscrite dans la profondeur de ses traits.

— Notre Nwelli grandirait aussi ? se réjouit Vouma. Je l’aurais insulté de tous les noms si elle avait tué Gemout. Mais son sort actuel n’est pas plus enviable.

Ce qui est fait est fait. Tant pis son châtiment ressemble davantage à la vengeance qu’à de la justice.

En parlant de ce sujet… J’ai des représailles à assumer.

Tonna le fracas d’évidente provenance. Jizo et Nwelli se regardèrent avant d’enjamber les cadavres. Ils se hâtèrent vers là d’où ils venaient. Hurlement et vrombissements se combinaient dans un amalgame désordonné. Quitte à s’écrouler de fatigue, le duo fracassa la porte, s’immergea dans la naissance du chaos.

C’était Taori qui se distinguait le plus.

D’une lueur inégalable apparaissait l’aura iridescente. La mage matérialisait son flux sous forme de sorts dévastateurs. Par-delà les morceaux de vitre brisée s’étalaient des corps de garde ainsi que de fanatiques, d’où émanaient de rares borborygmes d’agonie. D’autres dépouilles s’étendaient aussi à proximité des tables, égorgées ou meurtries, victimes auxquelles Panheil appartenait.

Une discorde, une tragédie. Nous sommes arrivés en retard… Même si nous aurions peut-être été bien incapables de l’arrêter. Rayons glacés et impacts d’armes s’enchaînaient dans une salle ravagée. Bien des servants détalaient en beuglant, les gardes loyaux s’évertuant à les protéger. À défaut d’accéder à la sortie, Febras et Dolhain avaient aussi défouraillé, et avaient escorté Lefrid dans un coin de la salle, depuis lequel ils repèreraient tout assaut.

Au centre de la débâcle, où l’on tailladait et rauquait, Irzine et Larno constituaient le rempart pour la sauvegarde des innocents. Jamais ils n’avaient été autant synchronisés. À la parade de l’une succédait la contre-attaque de l’autre. Au pivot du cadet s’entamait l’estocade de l’aînée. Bloquant, ripostant, ils s’imposèrent. Ils n’ont pas à affronter des mages.

Et retournèrent l’avantage dans leur camp.

Surgissant de la droite, Jizo et Nwelli aperçurent Taori à sa pleine puissance. Sapristi… Elle en est presque effrayante. Ses iris s’étaient effacées derrière le blanc intense de ses yeux. Des ondes de pression l’encerclaient, entravaient quiconque se risquait à se mesurer à elle. Les anciens esclaves restèrent sans voix quand ils reconnurent sa victime à ses pieds.

Cynka trémulait comme jamais. Agenouillée face à son opposante, mains jointes, elle ne brandissait plus sa lance avec dédain. Ce pourquoi Vouma se gaussa.

Nous avons frôlé la catastrophe. Des blocs de glace auraient pu s’élever sur toute la salle. Et les cris auraient redoublé d’intensité, le pouvoir renversé, l’inénarrable triomphant.

Un assaut prévisible, une victoire improbable. Mais il y a quand même de nombreux morts et blessés… Qui auraient été évités si j’avais prévenu la reine. Qui auraient été évités si je n’avais pas été un couard soumis à mes traumatismes d’antan.

Taori tempéra sa libération de flux dès qu’elle avisa Nwelli et Jizo. Elle se contraignit à un sourire, sans lâcher la vaincue du regard. Des filaments tourbillonnaient en spirales autour d’elle : cette énergie la nourrissait, la raidissait, la renforçait.

— Ils ont tenté de nous prendre par surprise, expliqua-t-elle, guère encore remise de l’assaut. J’avais anticipé car tu m’avais prévenu… Ils ont fait une douzaine de victimes, y compris Panheil. Tu parles d’une escorte…

— Nous le savions, murmura Jizo. Nous le savions, et nous n’avons rien fait pour l’empêcher.

— Vous étiez terrorisés. Je m’en doutais, donc j’ai tout mis en œuvre pour répliquer. Mais, où que vous ayez été emmenés, vous vous êtes libérés. Pas sans issue sanglante… À présent, il est temps d’en finir.

— Ça a l’air de l’être, non ? constata Nwelli.

— L’instigatrice de cette attaque est vivante. Devant nous. Jizo… Elle t’a intimidée, t’a promis les pires souffrances. C’est à toi de t’en occuper.

Taori s’écarta, céda sa place à Jizo. Lequel se racla la gorge en se positionnant par-devers la capitaine tremblante. La pointe de son sabre frôlait son cou. Un seul coup et elle succomberait. Peu importent ses implorations. Elle a mérité son sort.

— Vas-y ! encouragea Vouma. Comme tu l’as fait avec moi ! Et à moins qu’elle t’ait aussi drogué, elle ne reviendra pas ! C’est ta vengeance, saisis cette opportunité !

Ma vengeance… Des vibrations se propagèrent de ses poignets à sa lame comme sa transpiration s’écoulait jusqu’à ses plaies. En vaut-elle vraiment la peine ? Jizo ne bougea pas, hanté par cris et pleurs aux alentours. Vouma eut beau insister, il en restait ainsi. Cynka est vulnérable. Toute sa volonté de survivre se réduit à son regard. Pas un mot, pas une lamentation.

Jizo rengaina son sabre.

— Ce n’est pas à moi de juger, décréta-t-il. Je ne veux pas en faire une affaire personnelle. Cynka Andanne a trahi sa patrie et sera jugée en tant que telle.

— Bon sang, tu t’es ramolli ? s’emporta Vouma. Tu le regretteras !

Non, je ne pense pas.

S’orienter vers Taori rassura Jizo. Au summum de leur dévotion s’éteignait tout désir de répandre le sang. Tant de chemin parcouru et de contretemps avaient accru la nécessité de repos. Plus d’armes dégainées au nom de la survie, juste la quiétude.

Manches retroussées, grognements acérés, Irzine ne percevait guère la situation avec un recul comparable.

— Puisque c’est ainsi, tonna-t-elle, je vais l’exécuter moi-même !

— Non ! supplia Lefrid.

Dolhain et Febras s’interposèrent devant la femme masquée. Une once d’acharnement et sa volonté eût été accomplie, toutefois Irzine renonça une fois encore grâce à Larno. Non sans maugréer, elle s’écarta de la masse, et fut témoin comme tout un chacun de l’approche de Lefrid.

Laquelle dévisageait sa capitaine avec affliction plutôt que rogne.

— Tu as servi la famille le clan Ematanis pendant des années, se rappela-t-elle, refoulant ses sanglots. Pourquoi nous trahir maintenant ? Pourquoi massacrer des innocents ?

— Personne n’est innocent, votre majesté ! répliqua Cynka. Vous vous en apercevriez si vous n’étiez pas si faible.

— Tu as dissimulé tes véritables intentions si longtemps…

— Mes pensées ont évolué avec le temps. J’ai fini par réaliser que vous êtes inapte à votre fonction, et que Thargu en profitera pour envahir Ymaldir Hadoan tôt ou tard.

— C’est faux ! Nous continuons d’entretenir des relations pacifiques !

— Pour combien de temps ? Vous vous bercez d’illusions ! Les îles Torran n’atteindront pas la prospérité tant que ses vrais filles et fils n’ont pas les rênes ! Vous nous appelez fanatiques, mais nous sommes les plus proches de la vérité.

— Tu me déçois, Cynka. Moi qui te pensais dévouée à la protection de nos citoyens… Tu supervisais tout depuis le début ? Tous ces innocents sont morts par ta faute ?

— Des sacrifices pour le bien commun. Sous votre règne, du sang coulera bien davantage !

— J’en ai assez entendu. Cynka Andanne, pour ta trahison, tu écoperas d’une longue peine de prison. Probablement pour le reste de ton existence. Emmenez-la hors de ma vue !

Sur cette instruction, ses maris renversèrent la traîtresse d’un coup de pied, après quoi ils la traînèrent vers l’extérieur. Elle était si blessée, si dépourvue de défense qu’ils ne ressentirent aucune nécessite à l’enchaîner. Bientôt Cynka s’apparenta à une réminiscence, cessant d’ourdir dans la lumière, conduite dans l’ombre. Pas de peine de mort à Ymaldir Hadoan ? Tant que Cynka finit sa vie en prison, ça me va.

Lefrid s’était retenue des minutes durant. Lorsque sa cornée se mouilla, Larno se précipita vers elle, même si son enlacement paraissait futile. Un coup d’œil vers les dépouilles, aussi court fût-elle, la plongeait dans un chagrin encore plus grand.

— Pardonnez-moi, s’excusa-t-elle. Je me sens misérable.

— Il est normal de laisser libre court à vos émotions, compatit Nwelli.

— Et de ne pas avoir su repérer la traîtresse ? Elle servait le clan Ematanis depuis plus de vingt ans. Mes parents lui vouaient un immense respect.

— Vous n’auriez pas pu prédire ça, rassura Larno.

Moi, j’aurais pu. Nul n’était en mesure de la réconforter. Chaque propos s’évanouissait dans un torrent de lamentations. Il n’y a plus rien à exprimer, sinon les remords. S’abandonnant en pleurs, proche de se recroqueviller, Lefrid se pinça les lèvres en observant ce groupe qu’elle avait accueilli.

— Ceci n’aurait pas dû arriver lors de votre présence, déclara-t-elle. Vous aviez déjà bien trop souffert.

— Mais nous nous en sommes sortis, contesta Larno. C’est l’essentiel, non ?

— J’aimerais que cela reste ainsi. Quand vous avez accosté ici, tout ce que vous souhaitiez était d’avoir une vie paisible, n’est-ce pas ? Comme les autres réfugiés venus avec nous, qui j’espère sont tranquilles. Irzine, Larno… Par votre lien avec notre famille, je pensais avoir le devoir de vous héberger ici, sans me douter que ce serait trop dangereux. Il est encore temps de me rattraper.

— Comment ? fit Irzine. En nous écartant ? Mais peut-être que ces fanatiques courent toujours !

— Je déploierai mon armée pour les combattre. Ne vous tracassez pas d’eux : sans leur meneuse, ils ne risquent pas de subsister longtemps.

— Je n’en serai pas si sûre…

— À moi de vous faire une faveur. Je possède un vieux et spacieux chalet, bien à l’écart d’Idramir, même à l’écart des routes. Vous y trouverez tranquillité et prospérité. Je vous le confie : c’est la moindre des choses pour vous remercier d’avoir arrêté Cynka.

Même si la proposition les estomaqua, même s’ils mirent du temps à y songer, ils acceptèrent sans sourciller. Là où des kyrielles d’innocents avaient péri, une bonne nouvelle leur emplit d’un semblant de baume. La consécration de leurs efforts, cet éclat rayonnant au bout d’un opaque tunnel.

Cette fois-ci, c’est réellement terminé…

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