Chapitre 51 : Acculés (1/2)

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FLIBERTH


Où est-il ?

Où est-il…

Il se perdait dans ses pensées brumeuses tout comme dans la forêt. Une lumière était requise, fût-elle chiche, pour que le meneur accomplît son rôle. À l’aurore des peines apparaissait cette substance nacrée. Intangible, inaccessible. Ces visions revêtaient néanmoins peu de valeur en comparaison de la mission dont ils étaient investis.

Oh, Jawine, tu seras vengée. Je le retrouverai, où qu’il le soit. Et je le ferai payer au centuple.

Mages et gardes s’enfonçaient par centaines dans leur environnement, affluant au rythme des instructions de Fliberth. Comme ses lèvres tremblaient à chaque mot, comme son sang bouillonnait, les directives se méprenaient à un assaut désordonné. Le flux se canalisait par importantes salves, absorbait une énergie coulant dans chaque tronc, chaque feuille, chaque racine. Un acier luisant cliquetait sous les retentissements de leurs foulées. Ainsi déferlaient-ils, mus par une opiniâtreté sans relâche.

Il se dissimule quelque part. C’est comme ça qu’il opère : il nous abat et torture lorsque nous sommes ligotés, et s’esbigne quand nous retrouvons la liberté. Il peut se terrer cent mètres sous terre, s’il le souhaite, je raserai chacun des murs.

Accompagné, mais esseulé. Fliberth était le chef désigné des troupes à l’assaut de Thouktra. Même si bon nombre de compagnons fendaient la forêt à ses côtés, nul ne compensait le vide qui habitait son cœur. Pas même Vendri, pourtant aussi affectée que lui. Elle progressait à sa hauteur, escamotant toute émotion derrière un visage de marbre.

Mes amis… Vous êtes tout ce qu’il me reste. Pour combien de temps ?

Impossible de rejeter ce mauvais augure. Inconcevable de batailler avec l’esprit soulagé. Ils dégoulinaient de sueur, nerfs tendus, cœur battant à tout rompre. Unis en tête de leurs forces, Fliberth et Vendri ne cheminaient pas au meilleur de leur forme.

Leur choc fut d’autant plus grand au moment où ils levèrent les yeux.

Des colonnes de fumée s’exhalaient depuis le nord-est de la ville. D’une épaisseur suffisante pour former de nouveaux nuages, elles obscurcirent le ciel, plongèrent les troupes dans un état de stupeur.

— Ils n’ont pas attendu, commenta un mage. Des flammes purificatrices, voilà comment ces cinglés doivent qualifier leur œuvre.

— Je ne connais que trop bien Thouktra, fit une garde. Ils prennent d’assaut les quartiers où ils ont entassé les mages. Est-ce que nous arrivons trop tard ?

Des voix s’étranglèrent, des teints blêmirent. Inévitablement, des larmes furent versées, et les sanglots se répandraient bientôt en sinistres échos. Mais dans le désespoir émergeait surtout une indomptable colère. D’abord des beuglements épars, puis des cris nets rallièrent l’ardeur de tout un chacun.

Leur folie ne connait aucune limite. Notre frénésie non plus.

Placide jusqu’alors, Horis accéléra le pas, s’érigea au-devant de ses alliés.

— Une voie nouvelle doit être tracée, déclara-t-il.

— Où ça ? demanda Saulen.

— Là d’où sont originaires les flammes. Peut-être que nous ne pourrons pas les étouffer, mais nous pouvons ouvrir un chemin de salvation.

— Est-ce seulement possible si nous ne passons pas par l’entrée principale ?

— Saulen, nous sommes mages. Rien n’est hors de notre portée.

Les rôles se transmirent pour une volonté déjà exacerbée. Fliberth et Vendri n’eurent aucun problème à le céder à Horis. Leurs idéaux de vengeance restaient partagés, appuyées par les moyens dont ils disposaient. Ensemble ils contournèrent les murailles de pierre ocre. Quand même leur épaisseur ne couvrait plus les hurlements, ils identifièrent encore plus la gravité des événements. Ils ne pouvaient que subodorer ce qu’il se déroulait à l’intérieur de cette jadis brillante cité.

Ils s’éteignent les uns après les autres. Par dizaines, par centaines, si pas davantage.

Jawine… Malgré tout ce qui m’assaille, je souhaiterais entendre ta voix, une dernière fois… Des encouragements pour mieux supporter cet instant. Pour que je sache qu’une partie de toi a survécu.

Fliberth ne perçut rien, sinon le fatras. Sous ces masses grisâtres coalisaient ces troupes forcenées, si proches du massacre tant craint. Elles se référaient au déplacement de Horis, attendaient son signal.

Il ne les déçut pas.

— Reculez, conseilla-t-il.

Sitôt qu’ils obtempérèrent, Horis inspira une goulée d’air, accueillit l’ascendance de son environnement. S’écoulait un moment de mutisme favorable à sa concentration. Aux vibrations grandissantes de ses alentours sillonnaient des salves de flux, bientôt groupées au creux de ses paumes.

Un souffle, un battement de cils, et la décharge fusa. Bras tendus, genoux ployés, Horis projeta un rayon d’où émanait une colossale énergie. Des fissures se propagèrent à l’impact contre les murailles. Alors une brèche s’ouvrit dans un fracas assourdissant. L’éjection de pierres dans leur direction força le mage à déployer un bouclier sur lesquelles la plupart rebondirent. Il y eut quelques dégâts minimes, inaptes à modérer leur véhémence.

Surtout celles de Fliberth et Vendri. Ils avaient dégainé, le visage enflammé, leurs mains moites recourbées autour de leur poignée. Derrière cette masse détruite s’accumulaient des vies en perdition. Par-delà le mage indomptable, sali mais guère éraflé, pointant également vers sa vengeance.

Mais ils s’immobilisèrent.

Une odeur de suie s’infiltra dans leurs narines. Le feu avait pris une ampleur encore pire que prévu, étendu sur des dizaines et des dizaines de demeures. Il avait dévoré des platanes, désormais écrasés sur le pavé disloqué sous leur impact. Toits et murs s’étaient écroulés, sous lesquels des citadins avaient été ensevelis, tandis que d’autres étaient piégés à l’intérieur de chez eux. Aucune vocifération ne contenait la progression des flammes. Aucun grésillement ne couvrait leurs hurlements. Pas même les vieillards, ni les enfants, n’avaient été épargnés. Les victimes gisaient partout, mutilées, transpercées, exterminées.

— À l’aide ! hurla une femme. Mon fils est coincé dans ma maison !

— Des mages de guérison, par pitié ! implora un homme. Mon ami agonise !

— Ils nous attaquent de tous les côtés ! paniqua un autre citadin.

Ils ne font pas la moindre distinction. Ils considèrent les mages comme des parasites, des animaux, des êtres inférieurs. Ils justifient leur propre vilenie, comme si ça pouvait soulager leur conscience.

Montrons-nous tout aussi cruels à leur égard.

Un retentissement parmi les âmes en tourmente. Un signal de résistance, tant que respirait la vie. Les mages locaux s’étaient dressés en remparts pour la protection des plus vulnérables. Face aux gardes et inquisiteurs, ils combinaient leur magie, et des spirales de flux chatoyèrent de moult nuances à l’opposé de la fumée. Par projections, par sphères incandescentes, par rayons lumineux, des forces rémanentes étaient déployées.

L’arrivée de renforts leur apparut comme une aubaine.

— Fuyez par-là ! ordonna Horis. Nous prenons le relais.

Peu le reconnurent, beaucoup réalisèrent sa puissance.

De nouveau Horis puisa dans son environnement, si bien que l’air parut se craqueler sous ses simples sollicitations. Une détonation se répercuta sur une grande distance, un endroit près duquel se trouvaient des forces ennemies. Des pans de courtines s’effondrèrent sur eux, bloquant leur accès au passage.

Il sera un atout non négligeable. Mais qu’il en laisse pour nous.

— Capitaine, tes instructions ? demanda Vendri.

Fliberth balaya rapidement le champ de bataille. Ses paupières s’étrécirent tandis que des frissons le traversèrent.

— Nous sauvons les innocents et nous punissons les coupables, affirma-t-il.

Il rejoignit la mêlée dans un sprint désespéré.

Aussitôt il avisa un garde panteler à côté d’une maison en proie au brasier. Fliberth l’assaillit si vite qu’il n’eut le temps de répliquer. Empalant sa première victime, le capitaine cadença sa course au gré des tintement alentour, tant l’on croisait le fer et versait le sang. Il aperçut une inquisitrice sur le dos d’un de cheval. Elle fauchait quiconque rôdait sur son passage, et identifia Fliberth sitôt arrivée sur la place.

Tu penses avoir l’avantage ? Tu te trompes. Il s’était positionné en garde médiane. Il toisait intensément son adversaire. La provocation porta ses fruits, puisque l’inquisitrice mania les rênes de sa monture de sorte à galoper vers lui. Approche donc !

Vendri surgit de biais et décapita le cheval.

Du sang gicla à la figure du capitaine qui manqua de finir sous la carcasse. Lorsqu’il retrouva ses repères, l’inquisitrice avait lourdement chuté sur le sol, bien loin de son arme. Aussi s’unit-il avec son amie pour la lacérer, leur lame filant comme l’éclair.

— Je t’aurais bien dit d’être plus prudent, lâcha Vendri. Mais nous n’avons plus rien à perdre.

— Exactement, fit Fliberth. Moins il y aura d’ennemis et plus il nous sera facile de trouver Nerben.

Les deux gardes acquiescèrent. S’octroyant un brin de répit, ils sondèrent leur environnement, avisèrent la confusion dans laquelle ils étaient plongés.

C’était un front contre un autre, où l’individualité peinait à être distinguée. Par lignes les mages se coalisaient, par rangées ils déployaient leurs vagues d’énergie. Des amas de particules flottaient parmi les colonnes de poussière et d’escarbille. Des secousses lézardaient le pavé. Contre les flammes fut invoquée une pluie artificielle, maigre changement local. Une voie sinueuse dans laquelle Horis et Saulen s’étaient engagés, canalisant à profusion, combattant sans relâche.

Ainsi s’imposait leur bastion, aussi inébranlable que possible. Plus près se libèrerait l’échappatoire. Un chemin par lequel s’enfuiraient les familles survivantes, fussent-elles agonisantes. D’aucuns claudiquaient, d’autres devaient même être portés.

D’ici nous ressentons leurs tourmentes. Des années de combat pour cette débâcle… À quoi ont rimé ces sacrifices ? À rien. Il n’y aura aucun triomphe dans ce pogrom.

Juste une compensation dans le sang.

Fliberth se laissait guider par ses inclinations. Au milieu de la mêlée, il tranchait dans le vif. Chacune de ses attaques était entrecoupée d’un beuglement bestial. Ses mains moites brandissaient une arme qui tailladait continûment. Coulait le sang de ses anciens collègues, dont la loyauté avait vacillé, dont la camaraderie s’était ternie. Quelques silhouettes familières, sombrant dans le néant, à l’émergence d’une pointe de remords. Mais ses traits avaient beau se distordre, des tressaillements avaient beau l’ébranler, Fliberth était incoercible.

Tout comme Vendri. De parades en estocades, de lacérations en décapitations, elle soutenait son meilleur ami dans la violence. Cisaillant sans distinction, tuant sans interruption. Quand frôlèrent les lames adverses, elle désaxait vivement, plongeait son épée en plein thorax ou épigastre. Elle pivotait avec grâce pour mieux briser les défenses. Elle se dérobait afin de mieux répliquer.

Lame unie dans la hargne. Fliberth et Vendri menèrent leur propre combat, où nulle instruction n’était prononcée. À force de suer sang et eau contre leurs opposants, ils en oubliaient leurs propres alliés, égarés dans cette mêlée. Ils croisèrent brièvement le regard de Carrice et Sharic, qui les observaient avec distance.

Ils ne nous reconnaissent plus ?

Pas question de montrer une quelconque retenue. Par l’épée nous délivrons, et nous vengeons. Nous cherchons juste celui qui mérite le plus le châtiment parmi tous.

Des bruits de sabot se répercutèrent sur plusieurs rues. Une horde d’inquisiteurs rappliquait, leur monture en plein galop. Ce qui encouragea les gardes à maintenir leur propre rempart, toutefois s’aperçurent-ils qu’ils les contournèrent. Même si Godéra les cornaquait, elle ne cherchait pas l’affrontement. Plutôt la sortie.

C’est l’opportunité de la buter. Si elle veut éviter le combat, nous allons l’y amener de force. Peut-être qu’elle pourrait abattre les familles réfugiées dans la forêt…

Fliberth héla Vendri entre deux halètements. À peine eurent-ils repéré les inquisiteurs qu’ils s’éloignaient déjà à grande vitesse. Vers cette multitude, centre d’une attention pourtant chaotique, des nouveaux cris se répercutèrent.

Nerben Tioumen. Hallebarde en mains, il s’échinait à les rallier, rattrapé par sa condition physique. Des traces de fluide vitale suivaient ses foulées désordonnées. Aucune hésitation n’était permise.

Il massacre, encore et encore. Il vit pour ça. C’en est trop.

S’acharner les conduisait à davantage de résistance. Les gardes se dressaient eux aussi en remparts, déterminés à venger les leurs. Fliberth et Jawine devinrent leurs cibles alors que les alliés les abandonnaient. Nul autre choix ne leur apparaissait d’entrechoquer les lames.

Mais ils ne s’attendaient pas à ce que Nerben fût aussi laissé en arrière. L’ancien milicien, à proximité de Godéra, se perdait en râles.

— Où allez-vous ? hurla-t-il. Ne partez pas sans moi !

— Nous n’allons pas nous gêner, répliqua Godéra.

— Ce n’est pas encore perdu ! Tant qu’un mage de Thouktra respirera, nous…

— Assez. Que tu accomplisses mal tes exécutions, je peux tolérer. Que tu nous mentes ouvertement sur la position des ennemis pour prendre le contrôle de nos gardes, déjà moins. Mais que tu mettes une ville à feu et à sang juste pour atteindre tes cibles… Tu es allé trop loin, Nerben. Je comprends pourquoi tu as été exclu de la milice. Mon erreur aura été d’avoir été assez naïve pour me fier à toi.

— Alors vous me lâchez aussi ? Parce que j’ose faire ce que vous êtres trop lâches pour tenter ?

— Assassiner des innocents en masse ? Je m’y refuse, en effet. Surtout que ta stratégie a coûté la vie à plusieurs de mes inquisiteurs. Cette défaite était pourtant prévisible.

— Thouktra était condamné ! Je devais contenir la vermine avant qu’elle ne se propage.

— Tu es devenue la vermine que tu combats. Adieu, Nerben.

Un rugissement secoua l’ancien milicien. Il brandit sa hallebarde, mais au moment de l’abattre sur Godéra, elle tira les rênes de sa monture. Laquelle lui assena un coup de sabot en plein torse qui l’éjecta sur plusieurs mètres.

Sur ce signal, la cheffe guida ses inquisiteurs hors de la cité. Ils disparurent dans la forêt, se dirigèrent vers d’autres horizons, loin des ruines auxquelles ils avaient contribué. Nerben, quant à lui, était étalé à terre. Gémissant tel un misérable.

Vendri fixa Fliberth après avoir abattu une adversaire.

— Maintenant, dit-elle. Faisons-le souffrir.

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