Chapitre 46 : Inconsolables (1/2)

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HORIS


Quelque part règnent les esprits méphitiques. Leur plus fidèle représentant abat son arme sans vergogne. Il dédaigne ses cibles, piétine leur dépouille, fier d’être un meurtrier de masse.

Il faut que cela cesse. Nul besoin de méditer pour atteindre cette conclusion.

Impossible de contempler, inconcevable de se détendre. De part et d’autre du village de Sikloyn sillonnait une route surannée entre les chaumières bâties de briques crues. En périphérie des habitations s’élevait une grange aux murs écarlates, derrière laquelle paissait du bétail sur un champ se déployant à perte de vue, quoique limitée par une basse clôture boisée.

Il s’agissait d’un repère pour chacun des séditieux.

Les villageois prennent un risque considérable en nous abritant ici… D’autant que seule cette densité d’arbres nous protège de l’exposition. Au nord se trouvent les marécages, mais ils pourraient assaillir des autres directions.

Un soupir conforta Horis dans sa position. À l’écart d’autrui, bras parallèles au corps, il était la silhouette écrasée par l’immensité du décor. Des nerfs tendus et des muscles bandés facilitaient la circulation de son flux. Je me retiens depuis trop longtemps. J’ai des alliés, là où je ne l’aurais jamais soupçonné, mais ils sont plus patients que moi. Et Médis, aussi… Tant que Nerben respire, je ne peux me permettre de la contacter.

Un toucher sur l’épaule le remit aux aguets. De biais avait surgi Dirnilla, laquelle se pinça les lèvres en abordant le mage.

— On m’attend dans le campement ? demanda-t-il, se forçant à adoucir sa tonalité.

Dirnilla opina du chef avant d’indiquer la voie. La langue tranchée par Godéra… Si je l’avais tuée au cours de la bataille, bien des malheurs leur auraient été épargnés. Pourtant, je reste focalisé sur ma cible principale. Horis emboîta ses pas à brûle-pourpoint, bien que la garde se mût avec lenteur.

Une kyrielle de tentes jonchait la plaine contiguë au village. Sous leurs toiles chamarrées vivaient gardes et mages. Un refuge temporaire, disent-ils. Jusque quand ? Les uns affûtaient leurs épées, les autres décochaient flèches et carreaux sur des cibles. Toutefois la plupart se congloméraient en petits groupes, dont les discussions se paraphrasaient en craintes vis-à-vis de l’avenir. Au sein de ces multiples âmes sillonnaient quelques silhouettes que Horis commençait à reconnaître.

Deux d’entre eux se situaient autour d’une table où ils avaient posé une carte. Vendri déplaçait des pions sur sa surface, s’assurant de l’attention de Saulen. Hélas le mage peinait à appréhender la stratégie tant sa cornée était humidifiée. Horis se renfrogna en avisant ses plis. Je n’arrive pas au bon moment…

— Je sais que c’est difficile, compatit Vendri. Mais si tu souhaites une justice, un plan d’approche est nécessaire.

— Comment ? désespéra Saulen. Thouktra est une ville fortifiée. Même sans Vatuk, elle doit être bien protégée ! Les gardes ont prêté allégeance à Godéra à la place, c’est tout.

— Un allié pour un ennemi… Maudite Godéra, elle est partout ! Quoique… Ça nous donne peut-être l’occasion de l’éliminer pour de bon.

Un lien familial s’est brisé. Je n’ai jamais connu Lysau, mais cette perte est inconsolable. Horis et Dirnilla se fondirent dans l’atmosphère délétère avant que Vendri leur fît signe. Les rictus s’amplifièrent tandis qu’ils se positionnaient autour de la table.

— Vous voilà, fit-elle. Horis, tu as discuté avec Aïnore ?

Le mage se gratta l’arrière du crâne, penaud.

— Oui, mais à quoi bon ? répondit-il. J’aurais voulu affirmer que son existence me dégoûte, mais ma rencontre m’a laissé perplexe. Quel genre de tortionnaires regrette de faire souffrir ses prisonniers ?

— Cette folle est unique en son genre. Ses discours sur la rédemption ont toutes les chances d’être du baratin. Si ça ne tenait qu’à moi, elle serait déjà morte. Quelle différence entre elle et tous nos autres ennemis ? Nous pourrions nous en servir comme monnaie d’échange, mais Godéra se cogne d’elle. Sinon elle l’aurait libérée lors de son attaque.

Vendri ponctua son discours d’un soupir las.

— C’est bien le souci. Quoi qu’il en soit, notre collaboration est essentielle. Il n’y a pas de temps à perdre.

— Ne fonçons pas tête baissée ! contesta Saulen.

Plaquant ses poings sur la table, Vendri renâcla, et des sillons se creusèrent sur ses joues. Il vaut mieux l’avoir à ses côtés, cette femme. Elle foudroya Saulen des yeux, toute crispée.

— Je ne veux pas te brusquer à cause de ta parte, dit-elle en soupirant. Mais tu devrais transformer ton chagrin, en colère. Nous avons toutes les raisons d’attaquer Thouktra !

— J’essaie de suivre, interrompit Horis. J’ai quelqu’un à occire à priorité, mais vous pouvez compter sur moi pour tuer d’autres chasseurs de mages.

— Puisque tu as déjà vaincu Godéra, ne te rate pas la prochaine fois. Fliberth, Jawine, Janya et Zech sont ses prisonniers. Elle n’hésitera pas une seconde à les exécuter ! C’est pour ça qu’il faut intervenir le plus tôt possible !

Du peu que j’ai vu Godéra, cette description semble fidèle à la réalité. Horis porta la main à son menton, fronça les sourcils, par-devers une garde encline à beugler. D’abord figée, Dirnilla réduisit la distance, présenta sa main à l’intention de son amie. L’ombre d’un sourire soulagea les traits de Vendri.

— Tu me sais inquiète, murmura-t-elle. Après la façon dont je t’ai traitée, tu aurais pu me cracher à la figure, me tourner le dos. Tu as réussi à me pardonner. Mais réussirais-je à me pardonner moi-même ?

Dirnilla opina puis déposa sa paume sur la joue de sa consœur. Incliner la tête permit à Vendri de mieux recevoir le contact, quoiqu’elle se retira après quelques secondes. Bien des événements bouleversent chaque pays, chaque communauté, chaque individu. Pendant que j’errais dans le désert, pendant que je me perdais dans les montagnes d’Ordubie, d’autres menaient leur propre combat. Avec leurs victoires, mais surtout leurs débâcles.

— Même si je me suis attachée à toi, reprit Vendri, il reste d’autres attaches auxquelles je ne peux me soustraire. Jawine et Fliberth sont mes meilleurs amis. Depuis aussi longtemps que je me souvienne. Nous avons grandi ensemble. Jeunes, nous pensions que notre existence serait sereine. Puis ils se sont mariés, j’étais si émue, leur bonheur était le mien ! Le dernier moment d’épanouissement avant notre guerre. Nous avons rencontré tant d’autres alliés, certains perdus à jamais… Jawine, Fliberth et moi sommes indissociables. Vous comprenez pourquoi je tiens tant à les retrouver. Je ne suis plus rien sans eux !

En tendant l’oreille, Horis crut percevoir des sanglots. Derrière un faciès insensible persistaient des sillons que Dirnilla était inapte à combler. Vendri se ressaisit malgré tout comme un éclair de résolution la fendit toute entière.

— Nous comprenons, dit Saulen, empathique. C’est un couple inspirant que rien ne peut briser, et votre amitié dépasse toute valeur mesurable. Il est trop tard pour mon père, mais ils peuvent encore être secourus !

— Alors pas de temps à perdre, décréta Vendri.

Vendri se pencha sur la carte, enjoignit d’autres camarades à la rejoindre. Minutieusement, les pions étaient disposés en diverses configurations, jusqu’à envisager leur emplacement idéal. Comprendre sa gestuelle relevait du défi pour Horis. Au moins parvient-elle à garder la tête froide. Moi qui me rue toujours sans réfléchir… J’ai de quoi apprendre des guerriers expérimentés.

Mais dans la réflexion planaient des mauvais présages.

De sinistres chuchotements. Bientôt mus en murmures de grandissante clarté. Des ombres gagnaient en netteté, prenaient forme aux abords de Sikloyn.

Finalement l’appel retentit.

Leur cœur battait à haute cadence. Leur corps était ébranlé. Dès l’apparition Vendri se hâta. Courut sans se retourner. Quitte à bousculer des alliés, quitte à butter sur pierres et racines, elle découvrirait qui étaient les inconnus à poindre derrière les tentes.

— Sharic, Carrice ? s’étonna Saulen, éreinté par son sprint.

Qui que fût le duo, leur visage était ravagé par les larmes. Ils soulevaient péniblement deux corps.

Une femme éventrée, fauchée dans une ultime expression de terreur. Un homme meurtri, au visage ensanglanté et au nez brisé, à peine reconnaissable.

Horis comprit. La réalité le frappa de pleine rudesse, et guère que lui.

Ce ne furent pas les sanglots de Dirnilla qui l’anéantirent. Ni la délicatesse avec laquelle Carrice et Sharic déposèrent les corps sur l’herbe.

Ce fut Vendri elle-même. Quand elle chuta à genoux. Lorsque son teint se plomba comme jamais. Au moment où elle s’ankylosa, bouche ouverte, mots désarticulés. Dépossédée de sa substance.

Fliberth et Jawine… Ce sont eux. Si seulement le doute était possible.

— Que…, bredouilla Saulen. Que s’est-il passé ?

— Ils étaient…, répondit Carrice, luttant contre ses pleurs. Enchaînés dans un renfoncement. Un autre cadavre était proche, mais nous ne savions pas qui c’était… Nous les avons pistés et nous sommes arrivés trop tard. Nous sommes si navrés…

— Ils sont morts ?

Sharic et Carrice essuyèrent leur mucus, la figure déparée par d’épaisses gouttes.

— Jawine l’est, révéla Sharic. Fliberth respire encore. Il peut être soigné, mais il faut agir vite.

Aussitôt Dirnilla secoua Vendri. Aucune tentative ne fut en mesure de la faire bouger d’un cil.

Elle restait immobile. Fixée sur ses amis. Même si Dirnilla s’évertuait à la consoler, elle-même dévastée, l’échec se répandait en lugubres échos.

Où fleurissait la bonté déclinait la volonté. Où germait la détermination trépassait l’espoir. Subsistait une garde paralysée, projetée dans la viduité, rejetée dans une intangible abime.

— Jawine mérite une sépulture, déclara Horis avec peine. Fliberth mérite d’être soigné. Je… Je vais aider comme je peux.

Plusieurs gardes durent s’opiniâtrer afin de porter Vendri. Réduite à la passivité, elle ne réagit guère, et même en s’éloignant, elle ne se détachait pas de ses amis.

La traumatisante rupture. J’aimerais leur dire que je comprends leur perte. Sauf que je reste un intrus.

Peut-être que je pourrais allonger Jawine sur un lit de glaïeuls, mais cela ne soulagerait personne.

Peut-être que je pourrais remettre Fliberth sur pied, mais je ne suis pas un mage de guérison.

Peut-être que je pourrais discuter avec Vendri, mais je ne suis pas celui dont elle a besoin. Dans l’hypothèse où elle saura s’en rétablir…

Futiles étaient ses tentatives. Les jours suivants, Horis erra entre le campement et le village, matérialisant ses propres ambitions de vengeance dans son esprit.

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