Chapitre 46 : Inconsolables (2/2)

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Vendri s’était claustrée dans sa tente. Nombreux furent ses amis à y pénétrer en vue de la soutenir, en vain. À l’intérieur larmoyait cette garde entre d’indicibles crises. Lorsque ses hurlements se propageaient, nul n’osait rôder dans les parages.

Or elle n’était pas la seule dont les cris distordus résonnaient. Fliberth avait été installé dans une chaumière en face de la grange. Des mages spécialistes et la guérisseuse de Sikloyn avaient accouru, le soignant du mieux qu’ils pussent. Le capitaine s’agitait lors de chacun de ses éphémères réveils. Transpirant, tremblant, envahi de spasmes.

Les deux meneurs ne sont pas en état de diriger les troupes. Difficile de les blâmer pour cela… Quand nos proches sont emportés, on a envie de mourir, d’abandonner cette cruelle réalité. Pourtant, si le destin nous a épargnés, il nous autorise à poursuivre notre rôle. À accomplir ce pourquoi nous sommes ici.

Ni Sharic, ni Carrice, ni Dirnilla, ni un quelconque allié ne s’avérait loquace. Aussi s’étirait le temps, propice à la réflexion. Cependant, chaque jour atermoyé ici-bas donnait plus de temps aux inquisiteurs pour renforcer leur contrôle de Thouktra. Pareille perspective hérissa les poils de Horis dont le sang bouillonnait continûment.

Cette aube-là, l’air charriait une humidité agréable. Horis s’y ouvrit pleinement, encore isolé de ses nouveaux alliés. Il savourait le toucher des rayons sur sa peau, dans son harmonie de magie préservée. Tout ce flot voyagerait à l’intérieur, attendant d’être déployé, même si cet instant serait encore retardé.

De nouveau Dirnilla se permit de l’importuner. Horis haussa les sourcils en avisant son teint blafard et ses lèvres retroussées. À bout de ses bras pendait un papier : le mage le récupéra aussitôt. Il eut beau plisser les yeux, il ne reconnaissait guère les écritures.

— Du belurdois, songea-t-il. Désolé, mes connaissances en langue s’arrêtent au myrrhéen. Et j’ai un peu honte, vu le nombre d’enthelianais qui se débrouillent en myrrhéen.

— Je peux le lire pour toi, proposa Saulen.

Je ne l’ai pas vu arriver ! Horis manqua un sursaut à l’approche du mage. Ce dernier coula un regard compréhensif à l’intention de Dirnilla, réceptionna son papier ce faisant.

— Fliberth semble s’être réveillé pour de bon, rapporta-t-il. Enfin… Le retour à la réalité va être rude pour lui. Il lui faut un maximum de support. C’est pourquoi Dirnilla souhaite lui transmettre quelques mots. Elle veut juste s’assurer de ne pas être maladroite.

Horis croisa les bras, focalisé sur Saulen, bien qu’il opinât vers la garde.

— Je suis prêt à écouter, consentit-il.

— Très bien, dit Saulen en s’éclaircissant la gorge. « Je ne suis pas une guerrière. Même si Vendri n’était pas toujours tendre avec moi, elle avait raison de me considérer comme une lâche. Pourquoi est-ce que je parle de moi ? Parce que ce sont des modèles qui m’ont encouragée à rejoindre cette unité. Vous, Fliberth, le capitaine que rien n’arrête. Votre femme… Jawine nous secourait à chaque fois que la situation était désespérée. Elle maniait ses pouvoirs avec grande dextérité, projetait des sorts toujours plus impressionnants pour nous protéger. Elle était ma source de motivation… Et devait l’être encore plus pour vous. Capitaine, dans un monde plus juste, je serais morte et Jawine vivante. Hélas… Je n’ai aucun doute qu’elle s’est battue jusqu’au bout. Si sa volonté nous inspire, alors nous devons poursuivre notre lutte. Par tous les moyens. Elle nous manquera à tous… Je vous soutiens, capitaine, aussi inutile que ça puisse paraître. »

Dirnilla avait fondu en larmes bien avant la fin de la lecture. Elle s’abandonna dans les bras de Horis, qui la reçut affablement, malgré la faiblesse de son support. Pourquoi donc souhaiter sa propre mort ? Se rabaisser ne constitue une aide pour personne. Mais exprimer ce léger désaccord risquerait de la froisser.

— Cette lettre est touchante, rassura-t-il. De quoi as-tu peur ?

— Fliberth a dû assister à la mort de Jawine, dit Saulen. Il faut faire preuve d’une délicatesse irréprochable. Je vais vous y conduire.

Pourquoi ne pas avoir appelé Vendri ? Elle seule pourrait… Horis laissa ses pensées en suspens pour mieux suivre le trajet. Extrait du contact du mage, Dirnilla s’y conforma bon gré mal gré, déglutissant par moments. Bientôt ils parvinrent à la façade de la chaumière, garnie de gerberas, dont la principale vitre donnait sur une pièce. Ils apercevaient de là cette silhouette étendue sur une couverture opaline. Inondé de sueurs, ses gémissements s’avéraient mornes, et il oscillait d’inquiétante manière. Un âpre réveil, pour sûr…

Sharic et Carrice bloquaient l’entrée. Ils se raidirent même à leur approche.

— Je vous le déconseille, suggéra Sharic. Il est encore instable.

Dirnilla battit des cils, si bien que Horis la devança.

— Restez derrière, préconisa-t-il. Je ne suis pas aussi proche de lui que vous… Mais mon instinct me dicte de le faire.

— Comme tu voudras, dit Carrice. Bonne chance… Fliberth traverse une épreuve difficile. Je doute même qu’il s’en remettra. Jawine et lui étaient…

Dirnilla acquiesça timidement tandis que Saulen restait à l’écart. Mon devoir, il semblerait. Horis banda alors sa volonté tout en franchissant le seuil. Un remugle circulait à proximité du lit qu’il balaya du regard. Sous de tels draps, sur un épais matelas, le confort était garanti. Mais Fliberth, sombrant dans les pires tressaillements, n’en jouissait aucunement. Pas à pas, Horis découvrait le garde couvert de bandages. Il existe des plaies qui ne cicatrisent jamais. Fliberth avait les yeux ouverts, ses doigts courbés sur la couverture. Rivé sur le plafond, proche de se cabrer. Son aspect maladif marquait comme des vibrations émanaient de sa bouche.

— Mes plus sincères condoléances, murmura Horis. Je…

Les pupilles de Fliberth se dilatèrent. Il se mit debout d’un bond spectaculaire, durant lequel il déchira sa tunique ambrée. Un rugissement bestial précéda son assaut. Il plaqua Horis à terre, écumant de rage, dressant le poing.

— Qui es-tu ? vociféra-t-il.

— Du calme, du calme ! plaida Horis. Je ne suis pas ton ennemi !

— Prouve-le !

— Demande à qui tu veux ! Je m’appelle Horis Saiden. Je suis à la recherche de quelqu’un !

— Qu’est-ce que ça peut me faire ?

— Il s’appelle Nerben Tioumen. Je veux le voir mort.

Aucun coup ne fut porté. Même si son bras tremblait, même si un profond rictus habitait son faciès, Fliberth ne s’abaissa pas à la violence. Il reconnait son nom. Serait-il possible que… Il s’écroula en arrière. Ses dents grincèrent. Ses yeux se mouillèrent.

— C’est lui, se souvint-il. Il a tué Jawine. Ce n’était pas un cauchemar… C’est l’horrible réalité.

Fliberth pâlissait à vue d’œil. Rejeté sur le pavé, ses tremblements s’amplifiaient, aussi Horis conservait de la distance. Si loin de chez moi, Nerben continue de perpétrer des ravages. Combien de vies va-t-il encore détruire ?

— Pas toi, souffla Fliberth. Tu ne peux pas disparaître, pas ainsi… Je ne suis plus rien.

Le pauvre… Je suis impuissant. Qui pourrait…

Derrière eux se propagea du vacarme. Un amalgame de cris et de grincements en mesure d’éveiller la conscience du capitaine.

— Arrête-toi ! supplia Carrice. Il risque de…

— Fliberth est mon meilleur ami ! s’écria Vendri. Il a besoin de moi, sinon il chutera dans l’abime !

Ce disant, elle fracassa le battant d’un coup de pied.

Face à face, les deux gardes se fixèrent. Immobiles. Délavés. Plongés dans ce moment de silence. Restreints à leur propre vulnérabilité. La voilà… Aussi affligée que lui. C’est pour eux deux que cette épreuve est le plus difficile…

Ils s’abandonnèrent dans les bras de l’autre. Leurs sanglots se transmirent en traumatisants échos tandis que des gouttes perlèrent sur le pavé. À peine parvinrent-ils à se soutenir, tant côtoyait la nécessité de s’avachir. Une bonne minute s’égrena avant prononciation de la moindre parole.

— Je suis là, murmura Vendri. Où que tu ailles, quoi que tu fasses, je t’accompagnerai.

— J’ai essayé, se lamenta Fliberth. Nous étions prisonniers, et je m’époumonais pour que Nerben me tue à sa place. Mais sa haine de mages était plus forte que tout. Il l’a tuée devant moi. J’étais impuissant… Et il souhaitait que j’agonise, que je meurs là, son image à jamais gravé dans son esprit.

— Nerben… C’est lui, alors, le meurtrier de Jawine. Celui qui doit payer.

D’innombrables plis saturaient le visage du capitaine, pour qui ce nom représentait l’ultime évocation. Deux âmes rassemblées, larmoyantes, brûlantes, se dressaient par-devers Horis.

— Je le poursuivais depuis l’Empire Myrrhéen, raconta le mage. Pardonnez-moi, je ne l’ai pas rattrapé à temps…

— Il a aussi assassiné un de tes proches ? demanda Vendri.

— Pas qu’un.

La garde se retira. Ses larmes entamaient leur assèchement comme ses nerfs s’étaient contractés. Notre ennemi commun. Notre responsabilité. Mais alors que sa main vola à son pommeau, Saulen pénétra à son tour dans la pièce.

— Nous vous entendons depuis dehors ! fit-il. S’il vous plaît, prenez du recul quant à la situation, sinon…

Vendri décocha un coup de poing à sa joue. Saulen roula sur plusieurs mètres avant de se cogner contre le mur. Si les témoins à l’extérieur hoquetèrent de stupeur, Horis et Fliberth approuvèrent en silence.

— Où est ta volonté ? siffla-t-elle. Ton père doit être vengé aussi !

— Succomber à la colère ne les ramènera pas ! s’opposa Saulen.

— Aucune justice n’existera tant que ces enfoirés vivront.

— Ce n’est pas de la justice, mais de la vengeance. Elle vous consumera !

Fliberth s’avança. Plus de pleurs ni de gémissements ne l’enveloppaient. Il existait toutefois un sentiment tenace. Une flamme grésillant en son for intérieur. Voici la convergence de nos ambitions. Même si la situation m’échappe en partie, je le suivrai.

— Qu’elle nous consume, déclara-t-il. Qu’elle emporte ces monstres sur notre passage. Nous avons assez perdu de temps. Des centaines de mages peuvent encore être secourus. Nous allons rassembler nos troupes. Nous allons prendre d’assaut Thouktra !

Vendri approuva, tout comme Horis. Et ils seraient nombreux à imiter le mouvement.

Assez d’injustices, où qu’ils chassent.

Nous ne laisserons plus Nerben assassiner qui que ce soit.

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