Chapitre 42 : Dernier sursaut (1/2)

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DOCINI


Se préparer au pire. Donner le meilleur de soi-même.

Mains sur le quillon. Éclatante lame. Métal reflétant les rayons matinaux. Inspirant, expirant, bottes ripant au milieu du pont. Concentrée sur son objectif. Ni le tapage environnant, ni les cris des goélands ne perturberaient sa plénitude. Elle ployait délicatement les genoux, un pied posé à dextre.

Son arme la définissait.

Rechercher la paix. Atteindre l’accomplissement personnel. Puiser dans sa force, sa dextérité et ses émotions pour une maîtrise accrue du combat.

Autrefois un entremêlement de visions embrouillait ses pensées. Leur intensité s’était amenuisée tant l’ancienne inquisitrice les avait chassés. Un seul objectif l’habitait : triompher de l’adversité, fût-elle invisible.

Des moulinets fendirent l’air. Chaque pas précédait un coup net et précis. La lame traçait des courbes impeccables, prestes. Quand elle pivotait, l’épée émettait un sifflement, alors elle accélérait et enchaînait. Chacun de ses mouvements était fluide. Pas la moindre erreur ne la trahissait, sinon de sporadiques halètements, lors desquels elle marquait une pause.

Extérioriser mon énergie. Récupérer pour mieux riposter.

Son épée effleura le bastingage. Si elle ne tenait pas la poignée aussi fermement, elle aurait peut-être glissé de ses mains, et coulé jusqu’au fond de la mer. Docini en profita pour se procurer un répit. La vague léchait la coque de la caravelle. Des rafales ébouriffèrent ses mèches dorées. De quoi contribuer à sa propre harmonie.

Patience et équilibre sont requis. Il est peu probable que je dispose d’autant de temps pour réfléchir au cours d’un vrai combat. Sans me jeter à l’aveugle, je dois aussi être réactive. Sinon la prochaine débâcle risque de moins pardonner…

Un souffle la relança. Yeux rivés droit devant elle, l’entraînement se poursuivait sans relâche.

— Hé ! cria une pirate. Qui est cette petite avec Kwanjai ?

Docini relâcha ses muscles. Une si belle succession, interrompu ! Autant de bruit le long de la passerelle l’encouragea à arrêter. Rengainant son épée, elle descendit les marches et se rapprocha du mât central, autour duquel se regroupèrent ses camarades.

Leur silhouette se découpait le long de la plage. Entre les dunes et la marée haute, Kwanjai tenait la main d’une petite fille. Des traces de poussière la couvraient de la tête aux pieds, tant sur ses manches grises que sa tunique en coton. Des boucles blondes cascadaient autour de son visage au teint brun. Ce qui marquait surtout Docini était l’intensité de ses iris smaragdins et la morosité déparant ses traits. Elle a l’air… secouée. Qui est-elle ? D’où vient-elle ?

— Je faisais du repérage, expliqua Kwanjai. Tout allait bien, quand soudain, cette petite a couru vers moi. Elle m’a supplié de l’aider. Je ne savais pas trop quoi faire… Alors je l’ai conduite ici.

Une menace plane à proximité… Serait-ce la consécration de mon entraînement ? Bien vite Docini réalisa qu’elle n’était point la seule à poser ses questions. Pendant que les murmures se succédaient, Nidroska jaillit de l’intérieur, flanquée de Decierno et Liliath. Tous trois s’affolèrent en découvrant la petite fille même s’ils observèrent peu après d’un regard teinté de curiosité.

— Kwan, fais-la monter à bord ! ordonna la capitaine.

Le pirate sourit à l’intention de la petite fille, laquelle était muette et dubitative face à l’équipage. Elle emboîta le pas de Kwanjai et baissa la tête sous l’ombre des hommes et femmes rassemblés autour d’elle. D’un signe Nidroska les suggéra de reculer, aussi libérèrent-ils de l’espace pour l’enfant qui réussit enfin à lever les yeux. Peu importe ce qui lui est arrivé avant, ce doit être intimidant pour elle. À nous de prouver qu’elle n’a rien à craindre.

Doucement, la capitaine lui tapota le crâne, se pencha vers elle.

— Comment tu t’appelles ? demanda-t-elle.

— Onya…, balbutia l’enfant.

— C’est un joli prénom ! complimenta Liliath.

— Il faut la laisser parler, suggéra Kwanjai. Elle a… beaucoup à raconter.

Onya cillait, peu prompte à prendre la parole. Elle se rembrunissait, une main agrippée à son autre avant-bras. Hélas, s’épancher requiert une certaine force, surtout à son âge, surtout devant tant d’inconnus.

— N’aie pas peur, murmura Nidroska. Nous ne te voulons aucun mal. Tu peux te confier à nous.

— Merci, dit la petite fille. Alors voilà, je viens de ce petit village un peu plus loin… On vivait en paix, nous ! On lisait, on pêchait, on cueillait, jusqu’à ce que ce méchant monsieur qui est arrivé avec ses copains en armure !

— Qui est cet homme ? Peux-tu nous faire une description ?

— Hum… Il est petit. Blanc de peau, comme certains d’entre vous et de mon village, donc ça n’aide pas vraiment. Cheveux attachés en queue de cheval. Puis une grosse armure, surtout !

Docini sentit son cœur cogner contre sa cage thoracique. Tôt ou tard, nos chemins devaient se croiser de nouveau. Tandis que ses compagnons digéraient l’information, elle se plaça au centre du regroupement, suscitant leur attention.

— Nous connaissons cet homme, affirma-t-elle. Nous l’avons déjà affronté.

— C’est vrai ? demanda l’enfant. Comment ça se fait ?

— Longue histoire. Il nous poursuivait au départ, maintenant il s’en prend à d’autres. Vous êtes victimes de sa cruauté et cela doit cesser. Mais avant toute chose… Combien sont-ils avec lui ?

— Euh… Six ou sept, peut-être ?

— Tous avec la même armure ?

— Oui ! C’est ça qui était le plus frappant… Et le plus effrayant, surtout. Enfin, ils avaient l’air d’avoir peur aussi, c’était bizarre !

Docini se mordilla les lèvres. Crispa les poings. Examina sa lame rengainée, que bientôt elle espérait brandir. Édelle doit être avec eux.

— Pas de mercenaire dimériens, conclut Decierno. Les inquisiteurs envahissent un village avec leur nombre si restreint, ça ne fait aucun sens !

Par ses tremblements, par ses sanglots, Onya captura la sensibilité de tout un chacun. Ils la regardèrent avec empathie au moment où elle fondit en larmes. La pauvre… Aucun enfant ne devrait subir ça. C’est une injustice à combattre. Nidroska se montra hésitante, alors Liliath la devança en enlaçant Onya.

— Tout ira bien, lui susurra-t-elle. Nous allons te sortir de là.

— Ils ont tué nos gardes…, confessa la petite fille. J’étais enfermée chez moi avec mon grand frère quand c’est arrivé… Puis il m’a demandé de fuir, il m’a dit que c’était trop dangereux pour moi.

— Ton frère ?

— Il apprend la magie en secret. Et le vilain monsieur, il a crié à plusieurs reprises qu’il fallait lui livrer les mages cachés, sinon il allait massacrer tout le monde !

Du sang monta au visage de Docini. C’en est trop. Qui espèrent-ils protéger de la sorte ? Dire que j’ai appartenu à cet ordre… Les remords m’accablent. Liliath gardait Onya dans ses bras, mais la plupart des autres pirates poussèrent des cris de révolte. À leur tête, Nidroska brûla de motivation, mena le chant de la contre-attaque.

— Nous les avons déjà vaincus une fois ! discourut-elle. Non sans perte, je vous l’accorde, mais nous ne nous défilerons pas !

— Un autre affrontement se profile, déclara Docini. Adelam est un ennemi coriace, tenace, et même si je ne l’admets pas toujours, cette défaite me hante. Je mettrai tout en œuvre pour sortir victorieuse.

— Tu n’es pas seule, Docini. Et tu ne le seras plus. Des gardes massacrés. Des villageois pris en otage. Une enfant en pleurs, suppliant pour recevoir notre aide. Nous avons assez de raisons pour intervenir. Alors, qu’attendons-nous ?

— Je suis prête.

— Nous le sommes tous.

Équipés, impulsés, les pirates entamèrent leur marche. Resta une poignée d’entre eux afin de protéger le navire.

— Je reste ici, annonça Decierno. Onya mérite protection.

Sa capitaine acquiesça tandis que plusieurs camarades se joignaient pour cette tâche.

Kwanjai, quant à lui, murmura ses courts adieux et se positionna devant les siens. afin de leur indiquer le chemin du village.

Docini avait dégainé. Muscles bandés, jambes soutenant son corps forgé pour ces combats, ses chaussures impactant lourdement le sable. Droite, véloce, se rendant sans détour vers son objectif.

Soit Adelam n’avait pas anticipé notre présence, soit il a fait exprès pour nous attirer. Dans les deux cas, il va le regretter amèrement.

Naguère elle marchait seule. Elle découvrait l’étendue du désert myrrhéen qui se déployait d’oasis en élévations rocheuses rutilantes. Elle côtoyait un nouveau peuple, riche de ses cultures et ses coutumes, mais aussi de ses lois les plus répressives. Un monde inconnu, regorgeant de facettes multiples, où était censé se tapisser le danger.

Ce qui a failli me tuer à plusieurs reprises m’était bien familier.

Désormais elle avançait en groupe. Ils se coalisaient le long du littoral, mouvement massif et résolu à terrasser l’opiniâtre adversité. Tant les appels au ralliement de sa capitaine, plus sérieuse que jamais, que le soutien de son équipage rassura Docini en dépit des circonstances. J’ai enfin compris le sens du mot « liberté ». Rendons-la à ces villageois.

Par-delà les dunes se déployait un regroupement de palmiers, centré sur un petit ruisseau qui clapotait doucettement.

— Onya m’a repéré au moment où je buvais de cette eau, rapporta Kwanjai. Le village ne doit pas être loin.

Glisser sous les ombres des arbres leur prodigua un brin de fraicheur. L’eau était claire, peu profonde, et mouilla quelques semelles. Sitôt qu’ils finirent de repérer les lieux, les pirates quittèrent la densité afin d’explorer les alentours. Ce fut une Liliath enthousiaste qui pointa la direction nord-ouest de son index.

— Par-là ! signala-t-elle.

Un alignement de bâtiments se découpa à l’horizon. Comme de juste ! Allons-y sans traîner. Pareil aperçu exhorta la troupe qui accéléra davantage. Approchant le long du sentier érodé, sous l’envol d’une nuée de goélands, ils contournèrent un champ d’orges chamarrant d’une intense teinte émeraude. Ils atteignirent la rue principale, pavé d’un dallage saphir, creusé de part et d’autre de demeures en plâtre. En-deçà de leurs vitres carrelées ornaient des façades en pierres : toutes paraissaient assez épaisses pour cacher les villageois réfugiés à l’intérieur.

Si semblable à Ceneb. Si distinct, aussi. Juste des habitants paisibles, s’imaginant être à l’abri de toute violence, jusqu’au moment où elle les frappe de plein fouet. Le mal rôde partout. La quiétude vole en éclats en un claquement de doigts.

Au sein de cette communauté, plus personne n’osait se baguenauder dans les rues.

Un lugubre silence les accompagna comme le groupe parcourait l’allée.

Du sang souillait le dallage à proximité du puits. Trois gardes transpercés de part en part y gisaient, leurs traits figés dans une expression d’effroi.

Les pirates s’immobilisèrent juste devant leurs dépouilles. D’aucuns poussèrent de nouveaux cris de consternation. Docini, elle, sentit son sang bouillonner.

— Ils sont proches, dit-elle. Finissons-en.

Des hurlements les guidèrent dans ce vide. Aux pieds d’un massif arganier se liguait l’ensemble des inquisiteurs. Ils étaient la moitié d’une quatorzaine, fidèles à la description d’Onya, au détail près qu’ils figuraient parmi les plus jeunes éléments de leurs troupes. Ils n’atteignent peut-être pas mon âge… Sauf Adelam, bien sûr. Et comme de juste, Édelle est avec eux. Et tout comme les autres, elle n’a pas l’air ravie d’être ici.

Les membres de l’ordre formaient un cercle autour de leur meneur. Aussi leur octroyaient-ils la protection nécessaire pour qu’il laissât libre court à ses envies. Pourtant ils tressaillent. Pourtant ils détournent le regard de cet affreux spectacle.

Il était agenouillé face à Adelam. Un jeune homme secoué de sanglots moites se confondait en supplications. Tant ses mèches bouclées et dorées que sa peau basanée tranchèrent tout doute quant à son identité. Silhouette grêle enveloppée dans un chemisier orange, il s’effaçait sous la domination de l’envahisseur.

Cette injustice ne passera pas.

Les inquisiteurs étaient si concentrés sur leur cible qu’ils identifièrent le groupe seulement quand furent à une vingtaine de mètres d’eux.

— Les pirates ! désigna une inquisitrice, terrifiée.

La peur change de camp. Aussitôt les inquisiteurs, armes brandies, se retirèrent de quelques pas. Un écarquillement des yeux, un grognement, puis Adelam attrapa sa cible par le cou. Une grimace amplifia les plis de sa figure tandis qu’il plaçait sa lame sur la gorge de son otage, lequel trémulait davantage.

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