Chapitre 42 : Dernier sursaut (2/2)

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— Toi, vivante ? s’écria-t-il. Comment est-ce possible ?

— J’ai été secourue, répliqua Docini. Par des gens qui tiennent à moi.

Sur ces mots, elle lança un sourire auquel répondirent Nidroska et Liliath par un hochement de tête. Toutefois elles recouvrirent rapidement leur sérieux comme les implorations de l’otage retentissaient de plus belle.

— Libérez-le ! somma Kwanjai.

— Et perdre mon seul moyen de pression alors que vous êtes en surnombre ? tonna Adelam. Hors de question !

— La dernière fois que nous vous avons aperçu, dit Nidroska, vous vous étiez enfui après avoir poussé Docini dans un précipice. Et maintenant nous vous retrouvons ici ?

— Vous longiez les côtes, mais je pensais être plus rapide que vous. Vous savez, cette défaite m’a assez frustré. Les mercenaires dimériens nous ont abandonnés, sous prétexte qu’ils n’avaient pas de bateaux pour poursuivre leurs cibles dans les mers. J’ai renvoyé la moitié de mes inquisiteurs restants en Belurdie. Il m’était impossible de rester sur cette relative humiliation. Tu comprends, Docini ? Forcément, puisque tu sais ce qui arrive quand on déçoit Docini.

Docini foudroya Adelam du regard. Avança d’un pas. Braqua son épée vers lui, volonté canalisée, contractant ses membres.

— Vous avez attaqué un village par frustration ? dénonça-t-elle.

— Même après toutes ces années de purge, se justifia Adelam, il reste des mages dans l’Empire Myrrhéen, comme l’ont prouvé les récents événements. D’ordinaire, ce serait le rôle des miliciens de s’en occuper, mais ils ont l’air d’être focalisés sur l’ouest. J’en profite, tant que je suis encore ici. Profiter du paysage, admirer les belles plages, et bientôt explorer les savanes…

— Assassiner des gardes dans l’exercice de leur devoir. Prendre un village entier en otage.

— Ils l’ont cherché ! Je leur ai dit de me livrer leurs mages, ils ont refusé ! Solidarité envers la vermine ? C’est insensé ! Ce jeune homme, répondant au laid nom de Yunel, a fini par se rendre !

— Je ne suis pas vraiment mage ! plaida l’otage. Je commençais juste à apprendre la magie !

— Ce qui est tout à fait illégal. D’ailleurs, en te couvrant ainsi, les autres villageois se sont rendus complices. Quel sort leur réserver ?

Par-devers ses compagnons, brûlant d’engager le combat, Docini se mit en position offensive. Il ne tuera personne. Nous sommes là.

— Yunel, interpella Nidroska. Ta sœur Onya nous a retrouvés. Ce n’est peut-être pas le bon moment pour les présentations, mais je suis Nidroska, capitaine de l’équipage pirate des maîtres de la mer ! Tout ce que tu dois savoir, c’est que nous sommes venus te délivrer. Au moindre geste d’Adelam, nous fondons sur lui.

— Ma sœur ? fit Yunel. Elle est en sécurité ?

Nidroska opina comme elle faisait tournoyer ses poignards. Elle imita alors la posture de sa fidèle amie, ce qui irrita passablement Adelam tandis que ses subordonnés demeuraient en retrait.

— Tout se raccorde, grommela-t-il. Une petite fille gêne nos plans. Assez honteux pour un rattrapage.

— Chef ! fit un inquisiteur. Rendons-nous, nous n’avons aucune chance !

— Non ! Bande de pleutres, vous avez peur de quelques pirates ?

— Hé bien… Ils vous ont vaincus, la dernière fois. Vous vous souvenez, quand vous nous aviez ligotés car nous avions refusé d’attaquer des réfugiés ?

— La ferme ! Un tel affront ne se reproduira pas. J’ai commis des erreurs, oui. Je croyais m’être définitivement débarrassé de Docini.

— Si c’est moi qui t’obsède, répliqua la jeune femme, réglons ça à nous deux.

Une telle provocation raviva l’intérêt d’Adelam, bien qu’il maintînt toujours Yunel avec fermeté. Exactement ce que je cherchais.

— Tu t’es remise de ta précédente humiliation ? provoqua-t-il.

— Cette défaite m’a marquée, avoua Docini. J’ai tout mis en œuvre afin de combattre ce traumatisme. J’ai une occasion de m’en débarrasser définitivement.

— Dois-je te prêter un tissu pour essuyer tes larmes ? Ton excès de sensibilité t’a toujours fait défaut, Docini. Une morale douteuse, fondée sur l’ignorance. Un besoin d’apporter la justice, de protéger les faibles et les opprimés… Pour bien soigner ton image auprès des autres, j’imagine ? Des valeurs creuses pour des actes dénués de sens.

— J’ai mes défauts. Est-ce que vos actes en deviennent pardonnables pour autant ? Je ne pense pas.

Adelam se fendit d’un rire gras. Des toussotements agacés servirent de riposte.

— Aucune morale n’est parfaite, affirma-t-il. L’histoire est une succession de conquêtes et de répression où personne n’est innocent. Épargne-moi tes semonces. Parfois je prends mes propres décisions, mais je préfère suivre les ordres. Je me fiche d’être jugé. Toi, en revanche… Ce fut un plaisir de te tabasser avec les autres inquisiteurs. Tout comme te défaire une première fois. Cependant, toutes les bonnes choses ont une fin : cette fois-ci, je ne manquerai pas de te décapiter pour être certain que tu sois morte.

— Alors nous sommes d’accord.

— D’accord pour quoi ?

— Cessons ces interminables discours. Voyez comme mes camarades s’en lassent. Si vous tenez ne serait-ce qu’un peu à vos compagnons, vous n’aimeriez pas les sacrifier ? Que ça s’achève entre nous deux. Un duel à l’épée.

— Intéressant… Dans le cas extrêmement probable où je l’emporte, tes amis pirates risquent d’être fort énervés. Qu’est-ce que j’y gagne, du coup ?

— Soyez lucide, Adelam. Votre obsession vous a mené à votre perte. Votre principale satisfaction est de me tuer, n’est-ce pas ? Je pourrais dire à mes compagnons de fondre sur vous, rester en arrière. Mais il y aurait des victimes. Je refuse de les sacrifier. Je refuse le bain de sang. Qu’en pensez-vous ? Vous reste-t-il un semblant d’honneur ? Pouvez-vous libérer Yunel pour que l’affrontement se réduise à nous deux ?

Adelam s’apprêta à parler, mais les mots restèrent calés dans sa gorge. Parés à attaquer, les pirates restèrent en position, comme mus par les seules paroles de Docini. Laquelle surveillait les moindres faits et gestes des inquisiteurs à la réflexion de leur meneur. Il pourrait égorger ce pauvre garçon. Une victime de plus que j’aurai été incapable de sauver.

Au soulagement de tout un chacun, Adelam jeta Yunel sur le côté, puis se dressa face à Docini.

— Très bien, concéda-t-il. J’adore les duels.

Un sourire poignit sur leur visage. Des frémissements les ébranlèrent.

Des souffles se coupèrent. Réduits à l’état de spectateurs, pirates et inquisiteurs consentirent leur duel, quoique certains inclinaient négativement la tête. Je ne dois pas les décevoir.

Ils se braquèrent sur l’instant. Leur épée, prolongement de leur bras, miroitait sous le rayonnement de l’astre diurne. Même si le vent soufflait fort, même si l’ensoleillement s’avérait modérée, ils sentaient l’impact de la chaleur. Ils frissonnaient, inspiraient profondément, sans se lâcher des yeux, ni manquer le moindre mouvement de l’autre, fussent-ils minimes.

Deux adversaires de longue date. Le bras droit de Godéra et sa cadette. Saturés de détermination, animés du désir de triompher. Rompus à l’art de l’épée, sculptés pour ce type d’opportunités.

Après s’être immobilisés si longtemps, ils progressèrent l’épée brandie et l’œil vif.

Adelam fut le premier à attaquer. Il exécuta une feinte avant de porter un coup de biais. Docini para, et les lames s’entrechoquèrent. Des tintements rythmèrent les estocades. Il s’agissait de puiser dans leur endurance, de souffler entre deux esquives.

Très vite, néanmoins, Adelam se retrouva inondé de transpiration. La poignée glissait de ses mains tant il la tenait avec maladresse.

Il est épuisé mentalement. La réalité le rattrape.

— Quel manque de grâce ! critiqua-t-il. Tu cherches à compenser par ton excès de force ? Tu as déjà perdu.

— Pas seulement la force, répliqua Docini. La technique. La détermination.

Mû par un rugissement, Adelam se risqua à asséner un plus puissant coup.

Docini dévia sa lame. Puis lui trancha la tête.

Une giclée de fluide vital l’éclaboussa tandis qu’elle abaissait son épée ensanglantée. Essoufflée, Docini contempla longuement : un autre corps gisait à ses pieds, celui de la crue adversité, de l’ennemi invaincu.

C’était si facile ? C’est… brusque. Tuer ne m’enchante pas, mais c’était l’unique issue possible. Enfin, je crois…

Des exclamations de joie retentirent. Docini reçut moult applaudissements, toutefois elle ne se retourna pas encore. Il restait une poignée d’inquisiteurs dont le teint s’était plombé, inaptes à se détourner de leur vue de leur meneur décapité.

— Prolonger le combat lui aurait donné l’avantage, trancha Docini. Je voulais être rapide. Maintenant, que faire de vous ?

Les inquisiteurs lâchèrent leur arme. Beaucoup avaient la tête baissée. Ils se dérobent. Par honte ou par peur ?

L’une d’entre elles trouva le courage en elle de s’avancer, de parler au nom des siens. Docini aurait reconnu entre mille ses profondes fossettes inscrites sur son visage satiné où luisaient ses yeux noisette. Cheminer au côté du redouté ordre n’avait point terni la sveltesse de sa carrure tout comme ses soyeux cheveux châtains noués en chignon. Flamboyait un symbole qui ne lui convenait désormais plus.

— Édelle Wisei, reconnut Docini. Je suis triste que tu aies dû suivre Adelam… Mais contente de ne pas avoir à t’affronter.

— Alors si je te demande de nous épargner, dit Édelle, tu accepterais ?

— Pour quelle raison je tuerais des personnes désarmées, aussi jeunes en plus ? rétorqua Docini. Vous êtes toujours restés en retrait. Vous n’avez pas participé à l’assaut précédent. Et puis… Édelle, nous nous sommes déjà rencontrées. Je connais tes peines, tout ce que tu as refréné. C’est fini, désormais. Tu es libre, et tes compagnons aussi.

Édelle s’empourpra à défaut de sombrer en sanglots. Maintenir le contact visuel avec son interlocutrice lui était ardu. N’aie plus peur.

— Adelam nous l’avait reproché, éluda la jeune inquisitrice. C’est pour ça qu’il nous a emmenés ici. Il voulait la preuve de notre fidélité à l’ordre. Tout comme Godéra quand elle nous a ordonnés de les suivre dans l’empire, pour une guerre à laquelle nous n’étions pas préparés. Nous étions effrayés. Mais nous sommes libres, désormais ?

Docini enjamba le cadavre d’Adelam. Ils sont inoffensifs. Des jeunes que l’on a essayé de manipuler, mais dont il reste encore une conscience et un cœur. Ils ne doivent pas s’étendre. Une main tendue, un sourire distendant ses lèvres : ainsi Docini les accueillit.

— On m’a offert une opportunité de me racheter, dit-elle. Vous la méritez aussi.

— Vraiment ? bredouilla Édelle. Les villageois nous ont vus. Nous avons le visage des envahisseurs.

— Vous ne l’êtes pas et vous l’avez prouvé. La transition n’est pas facile, je vous l’accorde. Mais elle est possible.

— Vous croyez ?

— J’en suis la preuve vivante.

Les inquisiteurs restants se regroupèrent afin de se concerter. Pendant ce temps, les habitants sortirent de leur maison, délestés de leur peur, libres de nouveau. Un tonnerre de remerciements scanda sans que Docini y prêtât attention, trop impatiente à l’attente de la réponse des jeunes.

D’un signe distinct à la jeune femme, Édelle révéla leurs intentions.

— Nous devons y réfléchir. Nous camperons près des palmiers et nous vous apporterons une réponse avant que vous nous repartiez. Ça vous va ?

— Parfaitement, accepta Docini. Bonne chance à vous.

L’inquisitrice se crispa à l’instar de ses compagnons. Après un salut envers Docini, ils sortirent de l’ombre de l’arganier, disparurent en direction du sud-est.

Impossible de les blâmer. C’est encore nouveau pour eux. Quelle que soit leur décision, je la respecterai.

Longtemps figée, Docini peinait à se détacher de ce groupe. Un sursaut la ramena à réalité comme Nidroska et Liliath se jetèrent sur elle.

— Tu as fait tout ce que tu as pu ! louangea la capitaine.

— Et puis, je suis sûre qu’ils accepteront ! fit son amante. Décidément, tu as été incroyable ! La décapitation était un peu sanglante, mais au moins Adelam ne sera plus une menace pour quiconque.

— Sans votre soutien, rétorqua Docini, jamais je n’aurais réussi.

Liliath lui pinça la joue, encouragée par les ricanements de Nidroska.

— Pas de modestie avec nous ! Regarde et écoute autour de toi, tu es leur héroïne !

Des mots désarticulés sortirent de sa bouche. Face à la suggestion, la jeune femme n’avait d’autres choix que de céder. Ils étaient des dizaines à s’incliner devant elle, à la nommer par des flatteuses appellations. Des larmes de joie creusaient des sillons sur leur joue.

Comme ankylosée, Docini était bouchée bée. Tant d’enfants, d’hommes et d’enfants rassemblés.

— Louée soit notre sauveuse ! cria un homme au crâne noué d’un foulard.

— Merci, merci mille fois ! ajouta une femme drapée d’une tunique immaculée.

Des ondes positives parcoururent Docini, pourtant elle peinait à se détendre, pourtant il lui était ardu de les accepter.

Moi, une héroïne ? Une libératrice ? Jamais je n’avais connu pareille sensation.

— Tous ces compliments sont mérités, appuya Nidroska. Profites-en !

— Je peux ? fit Docini.

— Plus que n’importe qui en cet instant.

Ces paroles l’incitèrent à mieux accueillir les louanges. Elle s’en imprégna pleinement, s’ouvrit à ces anonymes qu’elle espérait mieux connaître. Plusieurs enfants se jetèrent dans ses bras, alors elle les reçut affablement et leur tapotait le haut du dos. Toute peur s’était dissipée.

J’ai juste tué mon rival dans des circonstances qui ont sauvé la vie d’autrui. Pas d’excès d’orgueil : il me reste tant à combattre. Mais comme la capitaine l’a dit, ce moment est le mien.

Des minutes entières à prolonger la célébration leur avait fait oublier que le temps ne s’était point suspendu.

Une pirate rappliqua, épuisée après avoir tant sprinté. Elle se fraya un chemin entre les villageois et ses compagnons, menaçant de s’écrouler à la fin de sa course. Liliath la rattrapa à temps, non sans lui asséner un coup d’œil.

— J’ai fait aussi vite que j’ai pu ! annonça-t-elle. Heureuse de savoir que la situation a l’air réglée, il va falloir le dire à Onya !

— Pourquoi tu es venue ici ? s’enquit Nidroska.

— Deux inconnus nous ont approchés. Un couple insolite, si je puis dire. En tout cas, Decierno m’a envoyée comme messagère !

— Qui sont-ils ? demanda Docini.

— Zut, j’ai oublié leur nom ! Ils disaient être les parents d’un certain Jizo. Un des réfugiés, non ?

L’annonce retentit sur l’ensemble du groupe, pour qui l’évocation des noms les foudroya sur place.

Tout s’enchaîne… Ce n’est pas une coïncidence.

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