Chapitre 25 : Passé regretté (1/2)

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FLIBERTH


C’était une nuit dont le souvenir resta à jamais gravé dans leur mémoire.

La pleine lune illuminait un long bâtiment, ancré à l’écart de la ville, entouré d’une série de caroubiers. Une structure en briques noires, couronnée d’un toit en pente, abritait une célébration dont le tumulte se propageait dans l’isolation. Derrière la porte aux lourds battants, entre les vitres ovoïdes, une salle avait été préparée pour l’occasion.

Des sons complétaient la succession d’images. Fliberth se remémorait parfaitement de la musique que le violoniste et la flûtiste avaient joué avec virtuosité. Il s’amusait encore des grasses galéjades de sa vingtaine d’amis circulant de part et d’autre et s’échangeant des chopes comme des histoires.

L’odeur des plats avait aussi aiguisé son appétit. Plusieurs styles gastronomiques s’étaient entremêlés. Ainsi du poulet farci aux courgettes accompagnaient du saumon grillé nappé de poireaux et de la semoule tapissée d’huile d’olive. La plupart des invités ripaillaient sous ce faste rarement atteint pour leur classe, abus que soulignait leur propre consommation de pintes.

Mais le capitaine, jadis un simple garde, avait surtout été attiré par un parfum. Engoncé dans son pourpoint en cuir noir, glabre, sa chevelure claire encore courte, il avait admiré cette jeune femme dont l’ample robe céruléenne brillait de mille feux. Fliberth pouvait s’abandonner longtemps dans ses yeux azurs. Il pouvait caresser un moment ses mèches rousses flottant autour de sa figure satinée. Toutefois Jawine exigeait davantage de son mari, et lui prit la main ce faisant.

Rivés l’un sur l’autre, jambes entremêlées en rythme, leurs pas s’étaient ponctués sur chaque note, sur chaque acclamation de leurs proches. Jawine menait la danse avec fluidité, cornaquant un partenaire ralenti par ses hésitations. Peu à peu, l’œil attentif et l’oreille prêtée à la mélodie, il avait gagné en assurance. Alors le couple s’était complété, et les exclamations de jovialité avaient empli une pièce déjà noyée d’une pléthore de tonalités.

Ils croyaient étouffer à peine quelques minutes dans leur élan. Si bien qu’ils s’étaient aérés à l’extérieur, là où ils combleraient leur envie d’intimité. D’un sourire complice, suivi d’un tendre baiser, ils s’étaient installés sur un banc afin de contempler le ciel étoilé.

— J’aimerais que cet instant se prolonge pour l’éternité, avait déclaré Fliberth.

— Hélas, il n’existe pas de puissance supérieure pour exaucer notre volonté, avait déploré Jawine. Juste quelques mages qui maîtrisent mieux leur pouvoir.

— Et tu en fais partie.

Érubescente, Jawine avait embrassé Fliberth, avant de poser sa tête sur sa poitrine. Dès que son cœur s’était mis à battre plus vite, le garde avait enroulé son bras autour de la taille sa bien-aimée.

— Et maintenant ? avait-il demandé.

— Déjà tracassé ? avait ironisé son épouse. Détends-toi, vaillant garde ! Nous avons tout le temps que nous voulons.

— Je suis serein. Comment pourrait-il en être autrement quand je suis à tes côtés ? Je pense juste qu’il est important de penser à nos projets.

— Oh, voyons l’avenir en grand ! Construisons-nous une maison au bord d’une rivière. Cultivons notre propre jardin. Nous nous y prélasserons, en hiver comme en été, et nous inviterons de temps en temps nos amis pour des fêtes comme celle-ci !

— Voilà qui serait un plan merveilleux ! Mais les murailles de Thouktra ne se surveilleront pas toutes seules. Je dois continuer à vivre au moins dans les faubourgs de la cité. Pourquoi pas en vision sur le long terme…

— Notre devoir nous rattrape toujours, hein ?

Fliberth et Jawine s’apprêtaient à s’embrasser derechef, mais une voix tonitruante avait rompu la monotonie de la sorgue.

— Ça va, les amoureux ? J’espère que je ne vous dérange pas !

Vendri contrastait déjà avec la teneur de ses vêtements par la simplicité de sa tunique ambrée à galons. Une tache la salissait, et au vu de la mousse débordante de sa chope, le couple avait deviné avec facilité sa provenance. Ils avaient pouffé dès son arrivée.

— Pour être honnête, avait dit Fliberth, nous sommes venus pour un peu de tranquillité et de fraîcheur. Rassure-toi : tu ne perturbes aucun de nous deux !

Assénant un clin d’œil, leur amie s’était installée à leurs côtés.

— Je vais prendre ça pour un compliment. Bien sûr, vous avez droit à vos moments à deux, mais c’est aussi important de savoir comment vous allez en ce grand jour !

— Jamais je ne me suis senti aussi bien, avait avoué Jawine.

— Moi aussi, même si je ne suis que témoin ! J’ai toujours sur que vous étiez l’un pour l’autre ! J’attendais cette union depuis si longtemps.

— Autant ? Nous sommes à peine majeurs, Vendri ! Nous aurions pu difficilement nous marier plus tôt.

— Tu resteras toujours importante pour nous, avait affirmé Fliberth. J’espère donc que tu ne te sens pas seule…

Derrière la grimace de Vendri s’était dévoilé un sourire.

— Ne t’inquiète pas pour moi ! Je vis bien mon célibat !

— Aucune partenaire potentielle en vue ?

— Pas encore. Un jour peut-être, je trouverai une femme charmante et charismatique, mais je ne suis pas pressé. Je profite du moment tant qu’il en est encore temps !

Alors que Vendri dégustait sa bière, Fliberth avait froncé les sourcils et Jawine avait penché la tête. Tous deux focalisaient toujours leur attention vers leur amie.

— Nous avons encore le temps ! avait certifié la mage. Qu’est-ce qui pourrait perturber notre quiétude ?

— L’empereur Chemen le Juste est mort, avait rapporté Vendri. On parle de l’empire et pas de l’Enthelian, c’est vrai, mais notre puissance voisine a toujours eu beaucoup d’influence. Je n’ai pas connu d’autre que lui à ce titre.

— Juste une passation de pouvoir, avait dit Fliberth. Pas de quoi se tracasser.

— Je n’en suis pas si sûre. Tout dépend de qui héritera. Il paraît que ça apporte toujours un changement. Pourvu qu’il ne soit pas trop brusque !

— Et pourvu que rien ne nous séparera, avait dit Jawine. Fliberth, Vendri, vous occupez chacun une place dans mon cœur. Nous resterons ensemble peu importent les événements, pas vrai ?

Leur lien s’était renforcé lors de ce jour immémorable. Chacun nourrissait l’espoir d’affirmer leur place dans ce monde. Des objectifs simples pour une existence paisible étaient tout ce qu’ils exigeaient.

Plus de neuf années plus tard, ils avaient échoué.

Tout est de ma faute.

Ses paupières s’ouvrirent avec peine. Étendu sous une couverture en laine mordorée, la tête appuyée sur un oreiller opalin, Fliberth ressentait l’engourdissement de ses membres. Des gémissements rythmaient son agitation à mesure qu’il redécouvrait son environnement. Depuis les vitres carrées latérales filtrait la nitescence matinale qui illuminait un ensemble de lits. De nombreux gardes et mages y étaient couchés, certains souffrant de quelques meurtrissures, d’autres mutilés à jamais.

Le capitaine se gratta, trop mal positionné pour observer ses compagnons. Quelques bandages. Des plaies qui cicatriseront. Beaucoup n’auront pas une telle chance. Dirnilla occupait le lit voisin. Son faciès était livide, ses yeux rivés vers le plafond. Tout juste réagissait-elle aux sollicitations de son supérieur.

— Tu vas bien ? s’enquit-il d’une voix tremblotante.

Faute de mieux la garde opina. Évidemment. Godéra a été sans pitié. Dirnilla ne parlera plus jamais. Comme sa bouche se tordit en une moue incongrue, il ne trouva pas les mots pour consoler sa consœur. Ils partageaient un sort comparable, piégés dans une base dont la discrétion s’était tarie, bercés d’un confort dont ils ne jouissaient pas.

Un grincement réveilla leur attention. En-deçà de l’entrebâillement se révélèrent deux silhouettes aptes à apaiser Fliberth. Jawine se précipita vers lui, l’enserra contre elle, le couvrit de baisers. Vendri resta sur le seuil de la porte, proche de larmoyer, tassée sous cette structure pourtant fragilisée. Elles s’en sont bien sorties. Toutes nos pertes n’en sont pas compensées, mais ça nous empêche de sombrer totalement.

— Des jours que tes réveils sont intermittents…, déplora Jawine. Enfin, tu commences à aller mieux !

— Je survivrai, rassura Fliberth. Je continuerai à me battre. Ce ne sera pas le cas de tout le monde.

— Godéra nous a surpris. Elle a frappé fort. Des alliés viennent en renfort, nous formons l’une des plus grandes coalitions possibles, et malgré tout nous avons essuyé une telle défaite ? C’est injuste. Terriblement injuste.

— Elle n’a eu aucun honneur ! Nos ennemis savaient déjà où nous étions, mai avant nous pouvions protéger ce poste !

— Elle est dangereuse et imprévisible. Là, elle s’est sans doute retirée pour rassembler les siens. Nous ne pourrons pas riposter à une prochaine attaque.

— Tu as raison. Cet endroit n’est plus sûr.

— Impossible de partir tant que vous ne serez pas tous rétablis. Rah, et pendant ce temps-là, cette sale tortionnaire d’Aïnore flâne tranquillement dans sa cellule !

— Ne rejette pas ta colère sur elle. Réserve-la pour nos ennemis qui ne sont pas derrière les barreaux. Eux constituent la véritable menace.

Une quinte de toux rompit le dialogue. Vendri parcourait la salle d’hésitantes foulées, un carnet dans une main, un crayon dans l’autre. Jamais ne quittait-elle Dirnilla des yeux, laquelle s’était alors redressée, dos calé contre son coussin.

— Il y a bien une fautive, murmura Vendri. Moi.

— Non ! s’opposa Fliberth. Tu as lutté courageusement ! Tu…

— La culpabilité la ronge, chuchota Jawine. Laisse-la s’exprimer. C’est entre elle et Dirnilla.

Chacun de ses pas était ponctué d’un sanglot. Des remords l’habitent ? Oh, je comprends. Tout ce temps à ne pas voir les défauts de mon amie, à ne pas la réprimander réellement son comportement envers Dirnilla. L’impact était inévitable. Devant le sommier de la muette, Vendri relâcha les bras, les traits plissés, le teint plombé. Dirnilla se révéla plus intriguée qu’effrayée.

—Tu n’en serais pas là, regretta Vendri. Si je ne m’étais pas énervée sur toi. Si je ne t’avais jamais considéré comme une faible et une minable. Si je ne t’avais pas forcé à affronter notre adversaire ultime, pendant que je me contentais d’estoquer contre ses sbires.

Dirnilla cilla. Bouche ouverte, mais contrainte au silence, elle jaugea longuement sa collègue. Elle n’a plus peur de Vendri. Mais que pense-t-elle à la place ? Elle aurait toutes les raisons de la juger coupable de sa condition.

— Confie-toi, proposa Vendri. Écris ce que tu as sur le cœur. Tu peux me critiquer, m’insulter, me mépriser, je l’aurais parfaitement mérité.

Sur ces mots, la garde tendit le carnet et le crayon à sa consœur qui les réceptionna aussitôt. Difficile d’assister à cette scène sans intervenir…

Dirnilla griffonna des minutes durant. Lente et méticuleuse, concentrée sur sa tâche, elle prêtait de rares coups d’œil à sa camarade figée. Peu lui importait si ses dents claquaient. Peu lui importait si ses jambes flageolaient. Elle écrivit ligne après ligne, soucieuse d’être lisible, même si son poignet trémulait de temps à autre.

Puis elle rendit le carnet à Vendri. Elle était secouée. Elle tressaillait. Cependant elle parvint à assez élever la voix pour être entendue.

— « J’aurais dû m’épancher plus tôt », rapporta-t-elle, chevrotante. « J’ai été égoïste. Je pensais qu’être garde serait un métier tranquille, libre des tracas quotidiens. L’Enthelian est ça aurait dû le rester, non ? Quand est venu le moment de se positionner, je voulais rester à vos côtés. Triompher de mes peurs. Mais la vérité, c’est que j’avais beau investir des efforts, je resterais une couarde. Je ne suis pas née guerrière, et je ne le serai jamais. Au fond, Vendri, tu n’as fait que me révéler qui j’étais. Tu étais ma voix intérieure, si bornée à m’enjoindre à brandir mon épée. Si déjà les plus forts gardes et mages échouaient contre Godéra, qu’aurais-je pu espérer ? J’ai tué un mage innocent. Ceci est ma punition. Godéra va être contente, je ne pourrais plus geindre ! »

Vendri lâcha le carnet.

Dirnilla a tant caché ses peines. Je me suis tant focalisé sur notre guerre que j’en ai oublié le moral de mes troupes. Nous ne sommes pas tous des soldats, même si dans notre cœur bat une inébranlable volonté. Elle désirait seulement nous avertir.

Fliberth et Jawine avaient fondu en larmes à l’instar de leur amie. Si noyés dans leurs geignements que leur visage avait rougis, s’était distordu. Luttant contre elle-même, Vendri enlaça Dirnilla, pleura sur elle.

— Je t’ai harcelée. Je t’ai traitée comme une moins que rien. Je t’ai précipitée vers l’irréversible. C’est moi, la lâche, ici. Tu n’aurais jamais dû avoir peur de moi.

Vendri recula, et força un sourire tout en posant ses mains sur ses épaules.

— Trouveras-tu le courage de me pardonner ? supplia-t-elle. Je ferai tout me rattraper. J’apprendrai à communiquer avec les signes, pour que tu puisses toujours t’exprimer auprès des autres. Nous n’oublierons jamais cet incident… Mais par pitié, donne-moi l’opportunité de t’aider à t’en remettre.

Dirnilla acquiesça, et lui rendit un sourire à son tour. De nouveau elles s’abandonnèrent dans les bras de l’autre. Bien que Vendri fut la seule à sangloter, les pleurs se répercutaient à travers l’ensemble de la pièce, et ainsi le cœur de Fliberth se serra. Elles se sont réconciliées, mais à quel prix ? Nous voici retranchés dans nos faiblesses. Nous nous relèverons, c’est certain, mais il nous faudra du temps. Et nous ne serons plus les mêmes qu’avant.

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