Chapitre 25 : Passé regretté (2/2)

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Lors des journées suivantes, le répit vira au goût amer. Maints efforts étaient investis pour soigner toutes les plaies. Néanmoins le traumatisme ne se tarissait pas si aisément, encore moins quand les funérailles ravivaient le chagrin. La plupart ont été fauchés par une unique lame. Victimes de la malchance et de l’injustice. Quand pourrons-nous leur apporter un semblant de justice, pour que leurs âmes reposent en paix ?

Seuls les agissements de Vendri nourrissaient les espoirs de Fliberth. Chaque fois qu’elle rendait visite à Dirnilla, elle lui apprenait des nouveaux signes. Ainsi communiquaient-ils dans ce langage si universel et si peu usité. Les efforts étaient couronnés de succès. Lorsque les rires supplantèrent les pleurs, lorsque les hochements résolus accompagnèrent les esquisses, le capitaine comprit que Vendri ne répèterait plus les erreurs du passé. Elle s’absenta avec Dirnilla dès que cette dernière sut marcher correctement.

Pour sa part, Fliberth s’impatientait, cloué au lit sous l’expertise des mages guérisseurs. Jawine l’accompagnait autant que possible : alternant entre visites et conversations avec ses homologues, elle lui remémorait dans d’agréables réminiscences.

Comme si mes rêves n’amplifiaient déjà pas assez notre nostalgie. Tout était si simple à l’époque. Quand nous nous prélassions dans notre taverne favorite, et que Vendri, une chope dans le nez, chantait horriblement faux, huée par la clientèle. Quand Jawine et moi organisions un pique-nique au bord d’une rivière, et que même si l’herbe était moins confortable qu’un lit, nos moments intimes dérangeaient juste les oiseaux alentour. Quand nous nous réunissons entre gardes et mages, et qu’ils ornaient la nuit de leurs sorts, sans avoir besoin de feu d’artifice. L’insouciance trouve toujours une fin.

Le couple profitait d’une nouvelle dynamique au moment où Fliberth fut déclaré rétabli. En quelques heures à peine, il avait recouvert sa vivacité d’antan, paré à reprendre le conflit. Sa première décision consistait à regagner l’extérieur. Ici il humerait un air frais, opposé au remugle de l’intérieur moins rassurant.

Inopinément, Fliberth leva trop les yeux. Tout autour de lui se déployait ce panorama sans relief et sans teneur, indubitable vestige de leur débâcle.

— Même si vous avez déblayé les ruines, fit-il, ce dont je vous remercie, les murailles sont détruites. Nous ne résisterons pas à un troisième assaut.

— Je suis d’accord, dit Jawine. Plus nous nous rétablissons et plus nous nous exposons. Fliberth, c’est toi le capitaine, où suggèrerais-tu d’aller ?

— J’ai plusieurs idées. Mais je ne veux pas être seul décisionnaire. Je propose pour une réunion ce soir pour…

Surgit Zech, si abrupte que le cœur de Fliberth rata un battement. Comment a-t-il fait irruption ainsi ? Je ne l’imaginais pas autant silencieux. Derrière lui se tenait Janya, dont le teint s’était plombé, dont les cheveux démêlés retombaient sur sa figure. La pauvre n’a pas l’air en forme non plus.

Lèvres étendues, yeux écarquilles, la mine de Zech laissa le couple dubitatif.

— Tout va bien ? s’inquiéta Jawine. Nous ne vous avons pas assez remerciés, vous les inquisiteurs modérés, pour votre intervention. Nous sommes sûrs de pouvoir compter sur vous… Emiteffe ne sera jamais oublié.

— Justement, lança Zech, je viens à ce sujet. C’est très important.

— Ça expliquerait pourquoi elle n’a pas été enterrée avec les autres ? En l’assimilant toujours au corps de Kalhimon.

— L’esprit de Kalhimon était déjà détruit. Son corps est inutilisable. Pourtant Emiteffe est bien vivante à l’intérieur.

— Quoi ? Comment est-ce possible ?

— Elle vous expliquera par elle-même. Elle souhaiterait s’entretenir avec vous. Suivez-moi !

Ni une, ni deux, l’inquisiteur conduisit les deux mages à l’intérieur de la base, talonnés par Janya. La porte claqua sous l’impulsion de leur curiosité. Ils cheminaient à preste allure, envieux de connaître les tenants et aboutissants de cette histoire. Notre défaite en deviendrait un peu moins grave ? Emiteffe, vous êtes extrêmement tenace, il faut le reconnaître !

Ils parvinrent dans une salle grisâtre, dont les murs teintés de gris paraissaient s’effriter. En son centre reposait la dépouille sans tête ni bras de Kalhimon. Aussitôt Fliberth et Jawine durent se couvrir le nez tant une odeur méphitique se répandait. Janya, quant à elle, remua à peine les sourcils.

— Désolé, fit Zech en haussant les épaules. Le cadavre est soumis aux lois de la nature.

— Donc Emiteffe est coincée là-dedans ? s’étonna Jawine. Mais c’est horrible !

— Je me réjouirais de voir le cadavre de Kalhimon si Emiteffe n’était pas à l’intérieur, commenta Janya, poing tremblant à hauteur de sa taille. Mais là, depuis des jours et des jours, je n’ai qu’une idée en tête… Me venger de Godéra

— Chaque chose en son temps, tempéra Zech. Emiteffe va directement aborder ce sujet. Maintenant, exploitons les possibilités de la magie. Jawine, prends-la main de Fliberth.

La mage s’exécuta avec un geste tendre, animée d’un sourire affidé. Après quoi l’inquisiteur saisit sa propre main et posa sa paume libre sur le torse de Kalhimon. Un amas de flux circula alors entre les quatre personnes. Ils entrèrent en phase, dans une déconnexion partielle de leur monde, pourtant bien dans les limites de cette pièce.

— Hu hu hu ! s’écria une voix féminine inconnue de manière télépathique. Voilà si longtemps que je n’avais pas discuté avec autant de personnes !

— Hatris, je crois qu’Emiteffe souhaite parler en premier, rapporta Zech.

— C’est toi, la mage à l’intérieur de Zech ? s’étonna Janya. Enchantée, je suppose. J’aurais juste aimé te rencontrer dans d’autres circonstances.

— Moi de même, dit Hatris. Mes excuses, je n’ai pas l’habitude de parler à quelqu’un d’autre que Zech. Je vais faire ce que je peux.

Alors que le couple était immobile, parcouru de légères vibrations, un flot de magie pénétra dans leur tête. Guère un déversement, plutôt une quantité raisonnable et quantité, suffisante pour que l’écho d’Emiteffe gagnât en intensité.

— Je suis contente de vous revoir, déclara-t-elle d’un ton bien distinct de Hatris.

— C’est un plaisir aussi ! s’écria Jawine à voix haute. Je vous croyais perdu à jamais. Godéra ne vous a donc pas occise ?

— Pas totalement. Elle s’est crue plus maligne que moi. Elle a bloqué mon sort de destruction d’esprit, ce qui m’a désemparée, et même terrassée. Mais elle et Kalhimon ont commis la même erreur : penser qu’il suffirait de détruire mon corps pour me tuer.

— Comment avez-vous survécu ? interrogea Fliberth. J’ai beau partager ma vie avec des mages depuis des années, ça m’échappe.

— Permets-moi de t’expliquer ! s’imposa Hatris. J’ai scellé mon esprit dans une relique pendant six ans après que les inquisiteurs aient tué mon corps. Sans nécessité d’appréhender tous les mystères de la magie, imaginez juste que les rares mages à employer ce sort l’ont peaufiné durant des générations. Il existe tant de possibilités ! Détruire l’esprit de l’hôte pour contrôler son corps. Être coincé dans un objet inanimé. Cohabiter avec une personne bien vivante. Personnellement, j’ai fait la transition entre le deuxième et le troisième cas. Au grand bonheur de Zech !

— J’ai mal à la tête…

— Pour paraphraser, reprit Emiteffe, je suis dans le même cas qu’était mon amie Hatris. Je vis encore. Pour l’instant. Mais je n’escompte pas rester dans cette condition autant d’années qu’elle.

Jawine et Janya se mordillèrent les lèvres. Suivent-elles le raisonnement d’Emiteffe ? Parce que moi, je reste perdu. Fliberth la réconforta d’un coup d’œil assuré, emporté dans un flux dont il ne maîtrisait pas l’écoulement.

— Vous cherchez un nouveau corps, devina-t-elle. Vous nous avez appelés pour cette raison. J’espère que j’ai le droit d’avoir un avis, auquel cas, sans offense, je préfèrerais garder un seul esprit dans ma tête.

— J’ai compris ! réalisa Fliberth. Vous voulez que…

— Détendez-vous, murmura Emiteffe. Je n’ai pas l’intention de transférer mon esprit dans le corps du premier venu. Pas comme Hatris.

— Tu aimes me lancer des piques, à ce que je vois ! ricana la concernée.

— Je connais quelqu’un de mieux à même d’accueillir mon esprit. Lysau Diasan, un vieil ami.

— Ce nom m’évoque un souvenir…, se souvint Jawine. Est-ce qu’il ne vivrait pas à Thouktra, par hasard ?

— Tu devines juste.

— Ce nom m’est familier, avoua Janya. J’y suis allée, il y a des années de cela.

— Et nous donc ! rapporta Fliberth. Nous y avons vécu durant si longtemps.

Ils marquèrent tous une pause durant laquelle la voix d’Emiteffe continua de s’imprégner en eux.

— Lysau est le porte-parole de la communauté mage, révéla Emiteffe. Temps difficiles pour cette cité, surtout depuis que Vatuk Locthor est devenu le dirigeant.

— Lui ? s’étonna Fliberth. Mais il était juste fils d’aubergiste ! Comment est-ce possible ?

— Il a caché ses ambitions pendant des années. Autrefois Thouktra était un refuge pour les mages myrrhéens et belurdois, car proche des deux frontières. Mais comme leurs afflux ont été très irréguliers, il a réussi à capturer la colère d’une partie de la population. Il a instauré une hiérarchie dont la gravité sévit de jour en jour. C’est pourquoi nous devons agir vite.

Une douleur vrilla les tympans du capitaine. L’envie ne manquait pas à Jawine de les masser, toutefois devait-elle se contenir, sinon le contact serait rompu.

— Thouktra proche d’un régime autoritaire ? s’indigna-t-il. Cette même ville où les mages vivaient en harmonie avec les autres citoyens ? Je ne reconnais plus les splendeurs de cette cité…

— Moi non plus, ajouta Jawine sur un ton morose.

— J’aurais aussi souhaité que l’Enthelian reste neutre, regretta Emiteffe. Un des seuls territoires d’espoir dans cette région hostile aux mages. Officiellement, le pouvoir reste favorable à eux, et Vatuk est considéré comme un élément dangereux auxquels ils prêtent à peine attention.

— J’ai bien suivi la conversation, commenta Zech. C’est à Thouktra que se situe notre prochain objectif. Il ne s’agit pas seulement de convaincre Lysau de se lier à vous. Il s’agit aussi d’arrêter Vatuk. Notre lutte se disperse mais fait toujours sens.

— Agissons avec prudence. Profitons de notre avantage. N’envoyons pas toutes nos forces à Thouktra. Un petit groupe d’éclaireurs devra s’y rendre pendant que nous trouvons un meilleur refuge pour les nôtres. Sans omettre Godéra et les siens qui risquent de surgir plus puissants que jamais. J’exige beaucoup de vous, je le sais…

Nous l’avions pressenti. Pas de détour. Le repos s’achève, et le combat reprend de plus belle. Le visage de Fliberth et Jawine s’illumina de détermination comme il se regardèrent.

— Nous irons à Thouktra, affirma la mage. Nous rencontrerons Lysau.

— Je les accompagne, dit Zech.

— Moi aussi ! décréta Janya. J’ai assez déprimé, ces derniers temps. Je dois me ressaisir, et accomplir ce pourquoi je me suis engagée.

— Vous avez ma reconnaissance, remercia Emiteffe. Il sera difficile de tout superviser depuis ici, mais je m’y efforcerai. C’est vous qui vous exposez, après tout…

— Vous êtes un exemple parmi les mages, louangea Fliberth. Vous avez sauvé des centaines de vies. Vous vous êtes sacrifiée pour votre cause. Vous auriez pu vous éteindre, pourtant votre voix nous enflamme toujours de courage. Personne ne vous reprochera de rester en arrière durant quelque temps. Aujourd’hui, nous avons un nouvel objectif et nous nous y tiendrons.

Un murmure d’exhortation conclut la télépathie. Tant Emiteffe que Hatris s’effacèrent, retournèrent à leur place, se calfeutrèrent dans leur réceptacle limité. Restaient le garde, la mage et les inquisiteurs, mus par un nouvel objectif, pressés d’en délivrer tous les détails aux leurs.

Thouktra retrouvera sa grandeur d’antan.

Tout comme les mages.

Comme nous tous.

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