Depuis hier, Pierre n'est plus seul. Une Louise l'accompagne désormais. Brel n'a de cesse de me chanter "Quand on n'a que l'amour" et je suis maintenant le dernier de tous à pouvoir contempler la laideur des faubourgs sans lunettes noires. Moi aussi je veux être aveugle, et sourd devant les petits chefs qui beuglent : aime, travaille, achète, achète encore, monte en grade, descend en taille, et meurs.

Mes yeux n'arrivent à voir que trop dans la pénombre : ils ont été depuis bien longtemps habitués à l'obscurité des crépuscules solitaires. Chez moi ce soir, comme tant d'autres soirs, rien ne bouge. L'air qui flotte au-dessus des couettes est le même qu'à mon départ ce matin. Pas de vent, encore moins d'orage. Tout à l'heure, j'irai enfiler mon bas de pyjama que j'enlèverai quand j'aurais trop chaud. Seuls les draps rouges témoigneront à 37° de ma présence, marqués l'espace de quelques minutes par la forme de violoncelle qu'a laissé mon corps encore engourdi.

Heureusement au réveil la torpeur assoupit l'esprit, qui, comme un escargot, rampe en luttant vers la conscience encore lointaine. Quand enfin tout est en place, comme au début d'une partie de dames et que les brumes dévoilent le sommet de la montagne, le transilien est déjà parti avec nous dedans. Il est trop tard pour faire marche arrière, la machine est bien trop en avance. Le tramway nommé désir a fait long feu. Le transilien nommé effroi est en marche. Quelle journée que demain... Tous les demains seront plus maussades que les aujourd'hui.

Béni soit l'aujourd'hui qui ne connaîtra pas de demain, l'unique dernier jour. Au moins avons-nous tous cela en commun. Saurais-je le distinguer quand il arrivera ?