ጤና ይስጥልኝ

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– Je viens en paix, susurra l’émissaire en présentant ses paumes, mais l’autre recula de trois pas.

– Tes mailles ici t’initient à toute l’ignominie, crut entendre Arkoïe.

Sa longue carrière lui avait appris une bonne douzaine d’idiomes et douze dialectes pour chacun. Mais celui-ci ne lui rappelait ni les consonnes feutrées du Nord du lac, ni les coups de glottes de la savane orientale. De dépit, sa bouche récita dans toutes les langues possibles :

– Bonjour ! Salutations ! Bien à toi ! Coucou ! Santé à tes proches ! Ma sollicitude !

Le visage de bronze s’illumina et ses dents se révélèrent dans toute leur blancheur :

– Ma sollicitude ! Tu m’as fait peur, j’ai cru que la Falaise t’envoyait pour nous surveiller. Comment as-tu fait pour entrer dans le camp ? Les disciples ne laissent passer personne. Et d’ailleurs, personne ne les contrarie sur ce point : il n’y a aucun intérêt à venir s’empêtrer dans ce bourbier !

– Disons que j’ai dû négocier mon passage. J’ai voyagé pendant une lune pour atteindre ce village en espérant y obtenir une union commerciale : des gemmes contre du poisson, par exemple. Vois-tu, je suis émissaire pour le bourg du lac. Je m’appelle Arkoïe.

– Arkoïe ? Mais ce n’est pas un nom ! Pardon d’avoir omis de me présenter : je suis le Roseau. Ici tout le monde porte un vrai nom. Si tu comptes rester ici, tu devrais t’en trouver un, sans quoi personne ne te respectera, conclut le Roseau avec un air d’évidence.

Un silence s’interposa. La communication de ce jargon était laborieuse mais faisait naître une forme de complicité.

– De toute façon, tu ne dois pas rester, reprit le Roseau. Tu n’as pas l’air d’être du peuple des disciples, et tu n’es clairement pas du nôtre. Ce camp n’est que remords et désolation.

– Ton chant avait pourtant l’air joyeux !

Le Roseau s’assit sur un tronc, son regarda se tourna vers le sol, pensif ; Arkoïe crut un instant avoir été trop loin dans la raillerie. On entendait toujours la mélopée du reste de la troupe, coupant, charriant, tronçonnant en chœur à quelques enjambées de là. Joyeux n’était peut-être pas le mot, leur voix sonnait plutôt d’une nostalgie optimiste.

– Tu viens de loin et tu comprends peu. Laisse-moi t’expliquer la situation. Mon peuple est originaire du grand méandre, en haut de la falaise, de l’autre côté du marais. Notre existence était tournée vers le sud, et nos traditions interdisaient de traverser la rivière. Un jour, deux personnes inconnues sont arrivées : une menue, sévère et passionnée, une charnue, un peu simplette. Leur peau d’ébène montrait qu’elles venaient de loin, et le fait même qu’elles aient traversé le marais à gué nous donnait des frissons. L’un pensait qu’elles étaient nos ancêtres revenant des entrailles de la terre, l’une disait que c’étaient des divinités surgies de la Lune – ce qui expliquait aussi l’éclipse survenue quelques jours plus tôt –, l’autre croyait à des brigands qui venaient piller nos maigres ressources. Chaque brute y allait de sa propre hypothèse.

– Et qu’étaient-elles en réalité ?

– Bien pire que tout cela, soupira le Roseau d’un air désabusé, un vrai cauchemar. Elles étaient venues avec une promesse alléchante : traversez la rivière et nous vous couvrirons de richesses. L’hypothèse des divinités bienveillantes gagna du terrain, et je t’assure qu’il fallut moins d’un cillement pour que la moitié des jeunes du méandre se présentent, avides de gloire et d’ailleurs. Oh, je n’étais pas naïf, j’ai observé de loin. Pour moi qui devais m’occuper de mon bébé avec ma moitié, le travail ne manquait pas. Mais mon adelphe, enfant de mes parents et voisin de mon cœur, se prit au jeu.

Ses sourcils se froncèrent comme s’ils essayaient de se toucher, et plus aucun mot ne sortit de sa bouche. Après plusieurs respirations, Arkoïe s’assit à ses côtés sur le tronc et lui mit la main sur l’épaule dans un geste de réconfort.

– Comment s’appelait ton adelphe ?

– La Mare. Mon adelphe s’appelait la Mare et s’appelle toujours la Mare, dit le Roseau, crachant le M comme pour s’en débarrasser. La Mare a rejoint la Falaise et le Plomb. Avec une poignée d’autres, cette troupe a traversé le marais pour accomplir sa mystérieuse mission. Pendant trois lunes, je guettais tous les matins, du haut de la falaise, espérant voir un signe de vie de l’autre côté de la rivière. De jour en jour, mes parents désespéraient, gémissant que le tabou de la rivière aurait dû être respecté... Enfin, les nôtres revinrent. Notre inquiétude leur parut déplacée, et pour cause : alors que nous pensions les voir faibles et mornes, leurs bras étaient chargés de gemmes et de biens précieux. Leur expédition avait été un succès total : une grotte avait été creusée dans la roche, chaque coup de pioche révélant une gemme de la taille du poing ! Soudain, fi des traditions ancestrales ! Tout le méandre brûlait de traverser la rivière pour dénicher sa propre gemme. Nous arrêtâmes tout le reste, chasse, culture, poterie, musique, car la Falaise nous incluait à son projet sans distinction d’âge ou d’aptitude. La seule condition était de se laisser tatouer.

Sa diction avait pris de l’aisance et la fièvre du souvenir l’emportait. En face du tronc, les feuillages crissèrent. L’autre partenaire de bûcheronnage revint après avoir déposé son rondin et, voyant les gestes passionnés du Roseau, s’assit en silence sur une couverture de sciure, saluant Arkoïe d’un simple hochement de tête.

– Du côté du méandre, on ne savait pas vraiment ce qu’était ce tatouage, et on ne voulait pas patienter jusqu’au retour des gens tatoués pour leur demander. Alors on traversait une par un le marais ; le Plomb nous avait même fait construire une esquisse de pont. De l’autre côté, il y avait déjà plusieurs cases, et cette maudite pyramide. Notre première instruction, c’était d’entrer dans la pyramide. C’est tout notre espoir qui y entre ; mais ce qui en sort…

– J’en viens justement, dit Arkoïe pour combler le silence incommode. La Falaise a bien menacé de m’égorger, mais je n’ai pas vu de tatouage.

– Ils ne sont pas fait pour être vus, marmonna le Roseau, la tête enfouie dans ses pensées. Montre-lui, la Vague !

Sans un mot, l’autre se leva pour faire face à Arkoïe, agitant les petites nattes qui lui zébraient le crâne. Son visage juvénile prit un air grave. Sa tunique se releva. Ondulant des clavicules au nombril sur ce torse jeune et lisse, une ligne d’argent était tracée. L’encre était profondément incrustée dans sa peau. De part et d’autre, un talus de chair tuméfiée suintait de toutes les couleurs, comme une plaie éternellement rouverte. Arkoïe eut un haut-le-cœur et une salive acide lui remonta dans la gorge. Ses yeux restèrent accrochés à l’horrible meurtrissure alors que tout son être leur demandait de s’en détourner.

La Vague se mit à rire et rabattit sa tunique, puis dit d’un ton bienveillant :

– Ne fais pas cette tête, la douleur est passée. Ça pique juste un peu si on s’allonge sur le ventre ou qu’on verse de l’eau chaude dessus.

Arkoïe croisa son regard. La Vague devait avoir une quinzaine d’années et son sourire malin ne trahissait en rien la cruelle humiliation qui lui barrait le ventre.

– On vous tatoue comme du bétail et on vous force à travailler…

– C’est l’idée de la Falaise, oui, répondit le Roseau sans s’émouvoir. Mais son emprise va bien plus loin. Pour garder un troupeau, un tatouage ne suffit pas : il faut soit des barrières infranchissables, soit une source de nourriture qui incite à rester.

– Et crois-moi, coupa la Vague d’un ton railleur en frottant son ventre maigre, ce n’est pas la nourriture qui nous fait rester !

– Il faut donc des barrières. La Falaise ne nous emprisonne pas physiquement, au contraire, c’est par son intervention que nous avons finalement quitté notre étroit méandre. Ses barrières sont mentales, psychiques.

Arkoïe hésita un instant à lui demander de répéter, pensant à une erreur de langage. Mais les deux autres avaient une maîtrise très convenable de ce dialecte, et le Roseau confirma ses doutes :

– Nous sommes des otages de rêve. Le jour, nous sommes libres d’aller et venir. On nous met parfois des chaînes aux pieds, mais elles ne suffiraient pas à nous retenir dans cet enfer. C’est la nuit qu’on nous retient. La Falaise et ses disciples guettent nos rêves et les transforment en cauchemar quand bon leur semble. Ça nous vide de nos forces, ça nous ronge jusqu’à ce que nous acceptions d’obéir.

Les yeux d’Arkoïe s’éberluèrent et clignèrent d’incompréhension. Ses rêves étaient souvent décousus et illogiques, parfois effrayants, mais jamais influencés à dessein par d’autres personnes.

– On ne sait pas trop comment ça fonctionne, ajouta la Vague d’un ton dépité. On sait juste que c’est la pyramide qui leur donne ce pouvoir. Elle est magique ! Je me rappelle quand on m’y a fait le tatouage… Les lits des disciples sont dedans, et c’est de là que leurs rêves peuvent contrôler les nôtres.

– Et le tatouage est un moyen de vous relier de force à leurs rêves ? bredouilla Arkoïe sans y croire.

– Plus ou moins, répondit le Roseau, pesant ses mots. C’est un marquage qui leur permet de nous retrouver dans les rêves et de nous jeter dans des cauchemars. Enfin, c’est comme ça que je le vois. Leur magie est incompréhensible. Le problème est que même si nous fuyons, la Falaise peut nous retrouver en rêve et nous punir, nous torturer, et…

– Mais il faut la neutraliser, cette Falaise ! s’offusqua l’émissaire. Dans tous mes voyages, je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille. Par contre, j’ai vu beaucoup de villages se révolter contre une forme d’oppression. Nous devons faire quelque chose ! Prenez vos haches et enfoncez-lui dans la tête !

Un silence peiné accueillit sa suggestion. La Vague lui tourna le dos avec un soupire amer et le Roseau posa de nouveau son regard au sol, déglutissant plusieurs fois avant d’expliquer en douceur :

– Nous pourrions si nos haches nous accompagnaient dans nos rêves ! Dans le monde réel, nous avons déjà tout essayé. Après la dernière pluie, par exemple…

A cet instant, les chants qui rythmaient le sous-bois s’arrêtèrent net. Une voix brailla et plusieurs silhouettes refluèrent à pas pressés vers la clairière. La Vague et le Roseau se redressèrent, à l’affût, et prirent un ton impératif :

– C’est un rassemblement. Nous allons retourner voir les autres. Tu dois partir d’ici au plus vite. Oublie-nous, oublie le village.

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