La Flèche

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Arkoïe prit appui sur un tas de bûches, grimpa dans un arbre et profita du couvert végétal pour observer la scène. Toute l’équipe s’était rassemblée autour des deux personnes qui venaient d’arriver. L’une était trapue et joufflue, et son visage couvert de boutons semblait paniqué. L’autre lui tenait le cou d’une poigne ferme et lui murmurait des menaces à l’oreille, tandis qu’une ridicule crête s’agitait sur sa tête.

– Esclaves, venez voir quel sort nous réservons à l’incompétence !

L’Aurore venait de crier dans le des disciples ; Arkoïe écarta une branche pour avoir une vue d’ensemble du cercle qui s’était formé sous un manguier.

– Si la Falaise placé sa confiance en certaines et certains d’entre vous pour en faire ses auxiliaires, grésilla l’Aurore d’un ton faussement conciliant, c’est pour que vous puissiez accomplir votre travail en toute sécurité et dans les délais requis. Les auxiliaires doivent certes vous surveiller mais aussi vous conseiller et vous soutenir. Leurs rapports quotidiens nous permettent d’optimiser les travaux pour le bien-être collectif.

Pendant que ses mots retombaient sur l’assemblée, l’Aurore savourait son effet, affichant le sourire fourbe de quelqu’un qui peut humilier les autres sans en risquer les conséquences. Arkoïe sortit une flèche de son carquois et en éprouva la pointe d’un doigt distrait.

– Le Bourgeon ici-visible se démarque trop souvent par ses erreurs et sa négligence, poursuivit l’Aurore en secouant la tête joufflue dont les yeux appelaient sans succès à l’aide. Responsable de la coupe du bois, le Bourgeon a trouvé bon de scinder son groupe et d’en laisser la moitié sans surveillance. Par chance, je vois que personne n’a fui, mais c’est un risque que nous ne pouvons tolérer. Comme je ne suis pas tyrannique, je vais vous laisser choisir une punition pour votre camarade. Quelles sont vos propositions ?

Tous les yeux se baissèrent d’un coup. Les esclaves ne voulaient pas punir le Bourgeon mais ne semblaient pas non plus vouloir prendre sa défense. Ce tribunal populaire insensé fit enrager Arkoïe, qui banda son arc sans trop savoir pourquoi.

– Quelle est ta proposition, la Vague ?

Le visage adolescent se releva, décontenancé. La Vague hésita, balbutia, puis improvisa :

– On pourrait... lui imposer de dormir dehors pendant une phase de lune.

– Ah ! Voilà une idée, glapit l’Aurore. Dormir dehors, d’accord. Le Bourgeon, ta sentence est décidée : nous t’attacherons dehors pendant une lune… au milieu d’une fourmilière !

Il avait fallu à Arkoïe moins d’une rêverie pour que les fourmis de la souche se mettent à l’escalader en lui mordant les mollets. Dans une lune, il ne resterait du Bourgeon que les os.

Sa flèche partit. L’Aurore poussa un cri et le Bourgeon s’effondra. L’émissaire se cala derrière le tronc, le cœur battant. Interloquée, la troupe s’anima, des questions et des invectives s’envoyèrent dans tous les sens, dans toutes les langues. Bientôt, le brouhaha s’atténua, laissant place au rire métallique de l’Aurore :

– La voilà sa punition ! Occupez-vous de son corps, je retourne à la pyramide. Désormais, votre troupe travaillera à la mine, ça vous recadrera.

Dans sa cachette, Arkoïe se mit à trembler. Son tir n’avait pour but que de créer une diversion pour détourner l’Aurore de son tribunal infernal, pas d’éliminer le Bourgeon, quelque soit son rôle de collaboration. Vingt longues respirations échouèrent à calmer sa culpabilité.

– Arkoïe ! brama-t-on au loin. Arkoïe, viens récupérer ta flèche !

C’était la voix sérieuse du Roseau. L’émissaire se résolut a descendre de son perchoir pour faire face à ses responsabilités. Les esclaves l’entourèrent, graves ou complices, sourcils froncés ou bouches souriantes.

– Je vous présente Arkoïe, qui vient de sauver notre traître Bourgeon, déclara le Roseau en montrant le sol.

Le Bourgeon gisait sur un lit de mangues. Une autre avait éclaté sur son visage boutonneux, lui donnant un air sanguinolent. L’impact de la flèche n’était pas visible de ce côté du corps, et Arkoïe redoutait d’en voir l’envers.

– Ne fais pas cette tête, tu l’as juste fait tomber dans les mangues.

Devant l’incompréhension évidente de l’émissaire, le Roseau prit Arkoïe par le bras, l’entraîna à l’écart du groupe, et expliqua :

– Ne t’inquiète pas pour le Bourgeon, son réveil ne va pas tarder. Tu as tiré dans une branche haute, une mangue s’est décrochée et s’est écrasée sur son front. Quelle excellente idée ! Ça lui fera sûrement une bosse, mais au moins l’Aurore a arrêté de s’acharner. Ses menaces ne sont pas à prendre à la légère.

– On aurait vraiment laissé la fourmilière lui faire son compte ?

– Pendant quelques jours, c’est probable. Pas jusqu’à ce que mort s’ensuive, car les disciples tiennent à leurs auxiliaires.

– Qu’est-ce que ça signifie, cette histoire d’auxiliaires ? Les vôtres se retournent contre vous pour vous forcer à travailler ?

– Une sélection des nôtres s’est laissée enrôler par la Falaise. Il faut dire que ses arguments, encore une fois, étaient convaincants. Les auxiliaires risquent le mépris de leurs proches mais, en contrepartie, le travail qu’on leur demande est beaucoup moins physique. On les laisse dormir dans les meilleures cases, à deux ou trois, c’est tout confort. Et surtout, on ne tourmente presque pas leurs nuits.

– C’est un peu léger comme justification pour trahir son peuple ! s’indigna Arkoïe.

Le regard sévère du Roseau, sous ses arcades anguleuses, sonda Arkoïe un instant, comme pour décider quelle partie d’une lourde vérité on pouvait lui confier.

– Tu demandais pourquoi nous ne nous révoltions pas. Nous l’avons fait et refait. Mes parents refusaient de se laisser dompter et nous ont inculqué cet esprit rebelle. Dès que les choses ont commencé à déraper, la Mare et moi avons organisé des grèves. Nous voulions discuter avec les disciples pour que tout se passe au mieux. Nous n’avions pas encore compris que leur dessein n’incluait pas du tout notre bien-être. Comme les protestations pacifiques n’ont rien donné, l’humeur de notre peuple s’est échaudée. Nous avons lutté de manière un peu plus musclée. C’est là que les cauchemars ont commencé. On nous donnait des visions qui nous transperçaient le crâne et nous réveillaient en sursaut dix fois par nuit. Ajoute à cela une privation de nourriture, et nous n’étions plus que les ombres de nous-mêmes.

L’émissaire voulut lui témoigner sa sympathie et présenter ses excuses pour ses suggestions de révoltes miraculeuses, mais le Roseau avait encore beaucoup à confesser.

– Mon adelphe et moi étions, de fait, des symboles de la lutte contre la Falaise. Quelques lunes plus tard, quand nos nuits ne furent plus trop perturbées, des dizaines de personnes vinrent nous voir en demandant quelle serait la prochaine étape de notre libération. Je n’avais pas la force de mener ces discussions car le manque de nourriture ne m’avait pas réussi. Par ailleurs, il fallait que je veille à la sécurité de mon enfant et de ma moitié, le Zéphyr, qui se trouvait alors très malade. Mais la Mare a tant usé de son pouvoir de persuasion que j’ai accepté de mener notre résistance à ses côtés.

A quelques enjambées, les chants avaient repris comme si aucune interruption n’avait eu lieu. La motivation du groupe semblait incompatible avec le contexte d’esclavage auquel il était soumis. Les troncs étaient débités, équarris, empilés, les outils étaient réparés et affûtés, et cette mélopée entrecoupée de voix et de rires laissait croire à une profonde insouciance.

– Une fois, nous avons isolé et capturé l’intégralité des disciples dans le but de négocier avec la Falaise. C’était absurde. D’un côté, il y avait notre peuple, trop peureux pour traverser la rivière sans qu’on lui tienne la main, et donc trop poli pour éliminer quelqu’un d’aussi brave que le Plomb. De l’autre, il y avait la personne la plus perverse et la plus manipulatrice ayant jamais vécu dans cette région. La Falaise nous a passé les pires cauchemars de nos vies tout en nous empêchant de nous réveiller, pour ainsi dire. Nous n’avons pas su mettre nos menaces à exécutions, et tout est très vite rentré dans l’ordre. Pour se venger de leur capture, les disciples ont voulu frapper fort sur les pilotes de cette révolte. La Mare et moi.

Sa voix s’était cassée et ses yeux s’étaient humidifiés.

– Ne te force pas à tout me raconter, murmura Arkoïe. J’ai vu de quoi ces gens étaient capables.

– L’Aurore vint un matin, avec son sourire insupportable et quelques autres disciples. On m’attacha pieds et poings, dos à dos avec mon adelphe. C’était une mesure temporaire, pour la sécurité collective. Tu as dû entendre son refrain ! On plaça le Zéphyr dans une autre troupe pour éviter que mes idées ne contaminent les siennes. Et on prit mon enfant. La seule explication fut une menace adressée à la Mare : si tu continues les révoltes, on prendra aussi les tiens et tiennes !

– Mais pour les envoyer où ?

Le Roseau haussa les épaules, mutique, mains tremblantes jointes entre les cuisses, joues creuses crispées en une grimace de détresse, musculature impuissante contre cette torture morale.

– Merci, dit Arkoïe en déversant la plus sincère des compassions. Tu m’as demandé de partir loin d’ici et je comprends enfin pourquoi. Mais laisse-moi rester, laisse-moi tenter de vous aider, moi qui suis encore libre de mes mouvements et de mes nuits. Dis-moi ce que je peux apporter, comment je peux infiltrer ou saboter leurs plans. Ma conscience ne me laissera plus en paix si je vous abandonne à votre sort sans tenter quoi que ce soit.

– C’est une gentille proposition. Tu risques gros, mais j’imagine que tu le sais. Une première étape serait peut-être d’intégrer une troupe de travail. Nous verrons comment le faire. En tout cas, merci, la Flèche.

– La Flèche ?

– Tout le monde comprendra de qui il s’agit !

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