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« Que diriez-vous de sortir ce soir ?

- Le Lieutenant qui propose de ne plus travailler ? s’amusa Gavriil. C’est un événement exceptionnel !

- J’ai pensé que nous pouvions nous accorder une pause, après tout nous n’avons plus tant de choses à faire, et dans quelques jours nous allons tous partir en permission.

- C’est une excellente idée. Où irions-nous ?

- À la ‘‘Rose Rayée’’ ?

- Je pense que les autres approuveront autant que moi. »

Je vais les prévenir ! déclara Desya.

Il se leva et quitta le salon. Alors qu’il montait les escaliers Nikita ajouta :

« Dis-leur de mettre des tenues civiles ! »

Une fois que tout le monde fut prêt ils se retrouvèrent dans l’entrée et quittèrent la maison. Les rues se vidaient peu à peu au rythme du soleil couchant et une grande quiétude régnait sur la capitale. Quelques lumières s’allumaient aux fenêtres, des conversations lointaines résonnaient, les derniers passants allaient et venaient d’un pas tranquille.

« Il aura fallu une guerre pour que tu nous laisses nous reposer, Nikita ! plaisanta Sergey.

- N’exagérons rien, répondit celui-ci, ce n’est pas la première fois que nous allons prendre un verre.

- Oui mais ça faisait longtemps.

- Ne t’en fais pas, sourit Gavriil, je suis sûr que le tenancier se souviendra encore de nos noms.

- Il a une mémoire incroyable, commenta Pavel, il retient au moins le prénom de chaque personne qui passe par son établissement.

- Je l’aime bien, ajouta son frère, il est l’un des seuls à ne pas nous voir d’abord comme des tueurs. »

Les autres acquiescèrent puis continuèrent à parler jusqu’à ce qu’ils arrivent à la taverne. Le bâtiment de deux étages paraissait accueillant avec ses fenêtres déversant une lumière dorée. Ils y entrèrent sans attendre et se retrouvèrent dans une salle claire à l’ambiance chaleureuse. Contrairement à ce qui leur arrivait dès qu’ils entraient dans un lieu public, personne ne se tourna vers eux. Ils se dirigèrent vers le comptoir où le patron finissait de servir des clients. Il s’agissait d’un homme d’un certain âge, aux yeux encore plus gris que ses cheveux. Quand il les remarqua son visage s’éclaira.

« Si ce n’est pas notre fameuse escouade ! Vous venez incognito aujourd’hui ? »

Il désigna d’un coup d’œil leurs tenues civiles.

Plus ou moins, confirma Desya, même si c’est beaucoup dire.

« Ce n’est pas facile d’avoir des visages connus. Mais bon, ici vous êtes généralement tranquilles. Alors, qu’est-ce que je vous sers ? »

Sergey s’apprêtait à parler mais son jumeau l’arrêta.

« Je me charge de commander, laisse-moi faire. Nous allons commencer avec trois bouteilles de domaine Aoinon, s’il vous plaît. »

Son frère lui jeta un regard surpris avant de remarquer :

« Je pensais que tu allais me dire d’être sage, mais tu commences fort.

- C’est parce que je sais boire, moi.

- Ça c’est bien vrai, confirma le gérant, si vous veniez plus souvent, Pavel, je pourrais vous appeler mon meilleur client. Mais j’aurais du souci à me faire pour mes réserves. »

Tout en parlant il avait préparé un plateau, qu’il prit avant de contourner le plan de travail pour les guider jusqu’à une table du fond. Il y déposa son contenu pendant qu’ils s’installaient, puis leur souhaita une bonne soirée et s’en retourna.

« Alors, demanda Gavriil en les servant, en l’honneur de quoi allons-nous boire ? »

La victoire ! proposa Desya.

« Les vacances ! renchérit Sergey.

- Les combattants et ceux qui les ont soutenus. ajouta Pavel.

- Tout ça à la fois. » décida Nikita.

Ils levèrent leurs verres avant de les vider d’un trait puis l’aîné des jumeaux les remplit à nouveau.

« J’ai du mal à réaliser que c’est fini, commença-t-il, mais je suis heureux de pouvoir envisager autre chose que des combats et de l’espionnage.

- Disons que nous laissons tout ceci de côté de façon temporaire, répondit Gavriil, mais ce repos est bien mérité. À ce propos que comptez-vous faire pendant votre permission ?

- Rentrer au village.

- Retrouver Shynar ! »

Les jumeaux s’aperçurent qu’ils avaient parlé en même temps, hésitèrent un instant puis Pavel reprit :

« J’aimerais voir si tout le monde va bien, et si la situation s’est arrangée depuis la fin de la guerre. Et je me suis dit que je pourrais aider aux réparations.

- J’ai pensé plus ou moins la même chose, déclara son frère, mais comme je viens de le dire il y a quelqu’un que j’ai particulièrement hâte de retrouver. »

Desya acquiesça d’un air entendu avant de prendre la parole :

De mon côté j’ai prévu de partir avec Sakura, elle va pouvoir faire la connaissance de Yūta et Eva.

« Ce sont tes amis d’enfance, non ? se souvint Gavriil. Ils avaient l’air d’être assez attachés à toi quand tu nous as rejoints. »

Plutôt, oui, sourit le jeune homme, ils ne voulaient pas me laisser partir au début. Finalement, ils m’ont fait promettre de leur écrire régulièrement, ce que j’ai plus ou moins fait grâce aux rappels de ma mère.

« Elle va bien, d’ailleurs ? »

Oui, même si elle s’inquiète. Enfin, moins depuis la fin du conflit, mais elle espère me revoir au plus vite.

« C’est compréhensible, les lettre que je reçois de chez moi m’enjoignent aussi d’être prudent et de rentrer sans tarder. Et toi, Nikita, quels sont tes projets ?

- Comme vous, je vais retrouver ma famille. Je n’ai pas eu beaucoup de nouvelles et j’espère qu’ils vont bien. Enfin, je suis presque sûr qu’ils s’en sortent. »

Un temps passa tandis qu’ils se remémoraient leurs foyers, qu’ils avaient quittés tant d’années auparavant pour y revenir si rarement. Ils ne regrettaient pas ce choix car même si parfois ils ne revoyaient pas leurs proches pendant de longues périodes, ils suivaient une voie qui leur correspondait pleinement. Malgré les épreuves, ils demeuraient fidèles à leurs idéaux, et chaque mission confirmait leur sentiment d’être à leur place dans ce rôle. Le prix avait pu sembler élevé à certains au début cependant aucun ne regrettait à présent de s’être engagé sur cette route.

« Seriez-vous par le plus grand des hasards les Cinq Chasseurs ? »

Tous levèrent le regard vers celle qui avait parlé. C’était une jeune femme aux longs cheveux bruns tressés et aux yeux noisette espiègles, vêtue d’une tenue masculine grise et bleue. Elle les considérait avec une attention doublée d’amusement, comme si elle s’apprêtait à leur jouer un tour.

« En effet, confirma le Lieutenant, et à qui avons-nous l’honneur ?

- Je me nomme Ayana Aoki. Ou Yamashita, c’est selon. J’ai entendu parler de vos faits d’armes et j’aurais aimé m’entretenir un peu avec vous. Je me doute bien que vous n’avez pas prévu de place pour une étrangère mais je ne vais pas rester trop longtemps, ne vous en faites pas.

- Excusez-moi, intervint Sergey, qui êtes-vous en fait ?

- Je suis un assassin. » annonça-t-elle avec un charmant sourire.

À ces mots, les cinq hommes sursautèrent. Gavriil, qui avait manifestement choisi le mauvais moment pour boire, avala de travers et fut pris d’une quinte de toux. Pavel et Desya dégainèrent leur poignard et le premier le posa ostensiblement sur la table, dévoilant sa main-automate. La jeune femme parut encore plus divertie et remarqua :

« Vous pouvez ranger vos armes, je suis probablement plus douée en escrime que vous.

- Vous ne manquez pas d’audace. répliqua froidement Nikita.

- D’où le ‘‘probablement’’. Bref, souffririez-vous, chers messieurs, ma présence quelques instants ? »

Les soldats se consultèrent du regard puis leur chef accepta :

« Ne serait-ce que par égard pour votre inconscience, nous vous accordons quelques minutes.

- Je vous remercie ! »

Elle s’approcha une chaise et fit signe à l’une des serveuses pour passer commande, et une fois qu’on lui eût apporté ce que l’estaminet avait de plus fort elle prit la parole :

« Je reconnais que mes manières sont fort cavalières, mais je ne m’en excuse qu’à moitié ; c’est l’une de mes façons d’être.

- Pourquoi vous mettez-vous à parler de façon si soutenue ? releva Gavriil, intrigué.

- Parce que je suis d’ascendance noble, et que ça m’amuse.

- Certes, et pourriez-vous nous parler un peu plus de vous ?

- Si ça peut vous faire plaisir. Je viens d’une cité si lointaine qu’on pourrait dire qu’elle est dans un autre monde. Par rapport à votre Empire, c’est à l’ouest, mais bien après ce que vous considérez comme les régions occidentales. Ma ville s’appelle Tēvlana, et se trouve sur le territoire d’un ancien pays devenu un groupe de cités libres. J’appartiens à la haute noblesse mais j’exerce en parallèle ma profession qui m’apporte son lot d’aventures. Il y a une guilde d’assassins là-bas, cependant je préfère de loin travailler pour mon propre compte. »

C’est un curieux parcours. commenta Desya.

Elle le considéra avec surprise avant d’esquisser un sourire.

« Je n’étais jamais entrée en contact avec l’esprit d’un autre avant, c’est une drôle d’expérience. C’est donc vous le Chasseur Fantôme. »

Oui, excusez-moi de ne pas vous avoir prévenue.

« Ne vous en faites pas, ça ne m’a pas dérangée. J’aime bien les découvertes. Et à ce propos, Lieutenant, j’ai un défi à vous proposer : que diriez-vous de voir lequel de nous deux tient le mieux l’alcool ?

- Mais est-ce que vous suivez un schéma d’action logique ? demanda Gavriil.

- Pas spécialement. Alors, qu’en dites-vous ?

- Cette situation n’a aucun sens, soupira Nikita, mais soit.

- Je participe ! intervint Sergey.

- Hors de question, répliqua son frère, tu as une mauvaise résistance à ce genre de boissons. Et puis ce duel promet d’être intéressant.

- À qui levons-nous nos verres ? s’enquit Ayana.

- À Eriko ! » décida le jumeau de Pavel.

Les autres furent légèrement déconcertés, d’autant que l’assassin ajouta :

« Vous la connaissez ? »

Connaissions, rectifia Desya, mais vous… ?

« Bien sûr, nous nous entendons bien ! Elle passe me voir de temps en temps et a toujours des choses surprenantes à me raconter. En revanche… pourquoi employez-vous le passé ?

- Celle que nous avions rencontrée est décédée il y a peu, l’informa le Lieutenant d’un ton neutre, au cours d’une tentative d’assassinat qui me visait.

- Ah, je vois. À quoi ressemblait-elle ?

- Elle avait des yeux marine et des cheveux noirs, et une personnalité quelque peu enthousiaste.

- C’est étrange, dit Ayana pensivement, cette description correspond à celle que je côtoie. Enfin, l’heure n’est pas à la mélancolie ! Buvons à la mémoire et à la santé d’Eriko, et à notre bonheur futur ! »

Les autres approuvèrent et levèrent leur verre. Au fil de la soirée la conversation s’anima, une entente inattendue s’établit entre eux. La jeune femme les étonnait, elle leur avait d’abord parue incroyablement insouciante, pour se révéler plus réfléchie quoique toujours prête à s’amuser. Elle possédait un humour assez particulier basé sur une ironie confinant parfois au cynisme. À un moment elle leur demanda :

« Quelle est la mission la plus mémorable que vous ayez vécue ?

- Celle où nous avons éliminé l’assassin royal, commença Pavel, d’une part à cause du long voyage à travers le royaume et d’autre part parce que l’affrontement a été rude. Entre les illusions et le combat en lui-même, c’est un miracle que nous nous en soyons si bien sortis. Enfin, j’y ai quand même laissé ma main. »

Il esquissa un sourire un peu sarcastique et remplit à nouveau son verre. Des six personnes présentes à leur table il était celui qui avait le plus bu, cependant il demeurait parfaitement lucide et surveillait même d’un œil amusé le duel entre Ayana et Nikita. À côté de lui son frère commençait à ressentir les effets de l’alcool mais n’envisageait pas de s’arrêter de sitôt. Les sourcils légèrement froncés il prit la parole :

« Pour ma part je n’ai pas apprécié cette mission. Même s’il est mort, je ne lui pardonnerai jamais de s’en être pris à Shynar. »

Il s’interrompit comme s’il réfléchissait, puis s’adressa à son frère d’une voie atone :

« Quand j’attendais qu’elle se réveille, et que je ne savais pas si le poison l’emporterait, je me suis promis que si elle mourait je me suiciderais dans l’instant.

- Tu deviens cynique, Sergey, ça ne te ressemble pas. Je crois que la boisson te monte à la tête.

- En effet, Pavel. Ressers-moi un coup. »

Ayana le considéra d’un air moqueur avant de vider une bouteille dans le verre du Lieutenant.

« Et vous, demanda-t-elle, quel moment de votre vie de Chasseur vous a le plus marqué ?

- Il y en a beaucoup, je serais bien incapable de faire un choix.

- Ah, c’est dommage. Qu’en est-il des deux soldats d’élite restants ?

- Je dirais que c’est notre toute première mission ensemble. déclara Gavriil. Nous devions retrouver des contrebandiers et les arrêter, ça a été une bonne occasion de tester notre coordination. »

Je suis tout à fait d’accord, acquiesça Desya, et je comptais répondre la même chose. Comme je n’avais que quatorze ans à l’époque j’ai seulement eu pour rôle de récolter les informations et de les retrouver. Ce sont les autres qui se sont chargés de l’intervention, même si j’ai un peu aidé.

« Je me souviens, continua Gavriil, notre duo de seize ans a admirablement sécurisé leur repaire pendant que Nikita et moi réglions leur compte aux meneurs.

- Ça a dû être amusant, remarqua la jeune femme, j’ai rarement l’occasion de coopérer avec d’autres combattants. D’ailleurs c’est à cause de ces deux histoires d’assassins de tout à l’heure que vous avez si mal réagi quand je suis arrivée ?

- Oui, confirma Pavel, comprenez que nous ayons eu notre dose de tueurs. »

Elle s’esclaffa et ils continuèrent la discussion. Ils passèrent un long moment dans l’atmosphère chaleureuse de l’établissement, à échanger des anecdotes et plaisanter, leur humeur joyeuse augmentant au fil de la soirée. Ayana profitait de la compagnie des Chasseurs, découvrant des aspects de leur personnalité que leur renommée n’évoquait pas. Elle finit par remarquer :

« Lieutenant, les rumeurs vous décrivent comme un homme froid et sans cœur, mais je constate qu’il n’en est rien. Vous me semblez être un homme fiable au point qu’on pourrait vous suivre jusque dans les Limbes.

- On me l’a déjà dit. »

Les autres le fixèrent avec stupéfaction avant d’éclater de rire. Ayana reprit avec enjouement :

« J’ai gagné, Nikita ! »

Celui-ci regarda son verre vide d’un air songeur, ou peut-être absent, puis reconnut :

« Oui, en effet. »

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