Courtes bottes

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Le domaine de Ruissec

Midi passé, sous la tonnelle, cinq hommes, nonchalamment affalés dans des fauteuils en osier, devisent paisiblement tout en sirotant leur café, c’est le mois de juillet, en plein cœur des vignes, le sud de la France, plus précisément au lieu-dit « Ruissec ».

La vieille horloge du domaine sonne, un soleil de plomb brule toute volonté de mouvement, ici on sait pourquoi cette région s’appelle "midi de la France" ;

Lorsque l’astre du jour est à son apogée, quiconque daigne s’aventurer dans les vignes, s’attend à ressentir sa morsure, risquer l’insolation ou la déshydratation. Ici tout est sec, même la mauvaise herbe à du mal à pousser, les jours sans vent, la chaleur peut y être torride.

Une brise légère vient de temps à autre rafraîchir l’atmosphère, parfois l’éclat d’un rire trouble cette douce quiétude, ponctuée par le chant des cigales.

Dans ce coin de pays, ou la pluie ne s’arrête que quelques semaines par an, il n’y a que la vigne, le thym, le romarin, la lavande, les figuiers et les oliviers qui s’épanouissent sur un sol aride.

D’ailleurs, les gens d’ici sont aussi secs que leurs ceps de vigne, ils ont le teint hâlé, les mains sèches et rêches de ceux qui travaillent la terre.

Ce lieu, béni des dieux, appelé "Domaine de Ruissec", élève un nectar dont la robe et le parfum font pâlir de jalousie les caves environnantes.

L’heureux propriétaire de ce domaine se nomme "Armand" et son entourage l’appelle "L’homme au grand chapeau" Amateur de couvre-chefs, il ne sort jamais tête nue. Quoique, sortir tête nue dans ce pays, peut paraître insensé aux yeux des gens du cru.

Héritage de cinq générations de viticulteur œnologues, le domaine a vu sa réputation dépasser les limites du département ; Son territoire s’est agrandi au fil des ans, couvrant ainsi dix-huit hectares de coteaux calcaires, exposés plein sud, soit environ quatre-vingt-dix milles ceps de vignes, dont l’âge moyen est de trente ans ; Carignan, Cinsault, Grenache, Syrah, Mourvèdre et quelques autres cépages moins connus font l’apanage de ce divin breuvage. Bon nombre d’amateurs n’hésitent à parcourir des centaines de kilomètres, ne serait-ce que pour quelques bouteilles.

Ce nectar de première est le fruit d’une cuvée traditionnelle de deux semaines, de couleur rouge grenat intense, au nez très expressif de fruits rouges et d’épices, franc et à la fois souple en bouche ; C’est un vin équilibré aux tanins fondus, élégants et soyeux, dont la qualité est digne d’un grand cru.

Mais sous ce soleil d’été, écrasant hommes et animaux, le calme apparent de la situation cache de nombreux ressentiments.

Les tasses se vident, Armand tire sur sa bouffarde laissant échapper un rond de fumée qui, lentement, glisse au-dessus de sa tête.

— Boudiou ! On dirait un saint, dit Basile ;

— Peut-être qu’on est au paradis… Ajoute Antonin

Basile et Antonin sont des amis de longue date, le premier est ouvrier viticole, toujours prêt à lancer une blague, le deuxième est réparateur de machines agricoles, plutôt bon vivant et surtout bon buveur.

— Oooh ! Vu la chaleur, on ne doit pas être loin de l’enfer…soupira Armand

Et tous s’esclaffèrent pendant que l’anneau se dissipait dans l’atmosphère surchauffée.

— N’empêche que si le curé était là, dit Émile, il ne manquerait pas de dire que "C’est un signe divin".

Basile et Antonin ne purent retenir un éclat de rire ; Émile, le quatrième larron, c’est le boulanger du village, au caractère parfois difficile et surtout susceptible en ce qui concerne sa taille et pour cause, on l’appelle "Courtes bottes".

— Vous riez, bande de mécréant, mais quand il est là, vous faites moins les malins et vous êtes aux petits soins avec lui… Tiens Henri, pas plus tard que dimanche dernier, quand il est venu faire une petite partie de pétanque, ton père et ces deux margoulins, c’est tout juste s’ils ne lui ciraient pas les croquenots, fallait les voir, de vrais enfants de chœur… Et du monsieur le curé par ci et du monsieur le curé par là…

— Arrête "courtes bottes" tu exagères toujours, rétorqua Antonin.

— Macarel ! Ne m’appelle pas comme cela, je vous l’ai dit mille fois et si tu recommences je m’en vais tout de suite, fulmina Émile.

— Te fâche pas ainsi ! Si on peut plus plaisanter… tèè ! Je te fais mes excuses, ça te va, comme ça ?

— Tes excuses, tu peux te les mettre ou je pense, dit-il, je n’en veux pas de tes excuses, je ne veux plus que tu m’appelles comme cela devant tout le monde, c’est tout !

— Mais ce n’est pas tout le monde ici, on est entre nous voyons, s’indigna Antonin.

— Béé ! Henri… je suis sûr qu’il ne le savait même pas, dit Émile en se tournant vers lui.

— C’est vrai… Mais ce n’est pas grave, répondit Henri, je trouve cela plutôt sympathique.

Henri est le fils d’Armand, écrivain journaliste vivant au Canada, de passage dans la région.

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