Geneviève

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Madame Geneviève Vignes revint la semaine précédent la Saint-Jean. Sa visite devait conclure le contrat de fin de carrière avec Émile. Lui et sa femme espéraient les gages promis par la patronne. Convoqué à la Forêt pour les onze heures, je me postais entre la porte de la grange et la voiture noire. J’attendais sagement. Tout comme moi, Gypsie ne bougeait pas d’un poil. Nous observions la 404 dont le lustre de la peinture avait disparu, remplacé ici et là par des éclaboussures de boue. Il manquait un homme d’entretien à cette famille d’aristocrates. Ce fut François qui sortit de la maison le premier précédant sa mère. À grandes enjambées, ils regagnèrent la voiture observant le même cérémonial cousu des politesses d’usage. Émile et sa femme trottinaient derrière. Casquette à la main, le berger laissait entrevoir son crâne en peau de bébé. À croire qu’il se présentait ainsi en vue de recevoir la bénédiction de la patronne. Celle-ci s’engouffra dans la voiture. La porte fermée, elle en descendit la vitre avant de m’interpeller.

— Ah ! Bertrand ! C'est bien que vous soyez présent. Ne dit-on pas qu’à la Saint-Jean, bon berger n’est plus à louer ?

— Certainement madame.

— Soit. Vous prendrez la place de monsieur Seine dès lundi.

— Bien madame.

—Surtout, gardez bien votre chien. À moins que ce ne soit lui qui vous garde ! Excellent ce Border Collie. Il vous va bien, je trouve.

— Merci madame.

— Pour la suite vous verrez les détails avec François.

— Entendu madame.

Émile se tenait à mes côtés. Bien qu'il ne m'arriva qu'au niveau de l'épaule, je le sentais bien plus grand que moi lorsque la patronne lui dit au revoir en lui tendant la main. Il ajusta sa casquette. Toute emmaillotée de sa blouse fleurie, sa femme était restée plantée , affichant l'identique air sévère qui m'avait impressionné la première fois. Émile effleura les doigts de madame Vignes puis conserva au creux de la main le contact furtif de la peau de cette dame, cette grande dame. Nous regardâmes s'éloigner la voiture. Gypsie s’enquit de rendre visite à la vieille chienne cramoisie atteint de pelade.

— Alors, c’est le grand départ. Voulez-vous que je vous aide à déménager ?

— Merci. Non, mon fils vient avec sa remorque. Et pis, y’a pas grand chose. Dès lundi tu pourras venir habiter ici. Je vais te montrer l’endroit où je cache la clé.

Notre entrevue fut brève. Une certaine morosité régnait.

— Ben, y’a pu qu’à, me dit-il en me serrant la main d’une poigne forte et franche.

Un passage de relais en quelque sorte. Peu de paroles échangées, hormis la promesse de nous revoir bientôt. J’étais invité chez eux.

Ils abandonnaient officiellement le navire me laissant les commandes entre les « pattes » encore fragiles. Ils ne souhaitaient pas revenir « pour voir ». Non. La page était tournée.

Émile me posa la main sur l'épaule avant que je ne reprenne le vélo. Les yeux fixés dans les miens, il me dit ceci :

Si tu as des yeux pour voir. Sers-t'en.

Si tu as des jambes pour marcher. Sers-t'en.

Tu n'apprécieras pas le spectacle d’un paysage,

Si tu n’as jamais rien vu d’autre.

Paroles étonnantes d’Émile le berger le jour de son départ à la retraite, et ce, en bon français.

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