Chevalier François premier, le Saint-Bitochon

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Le bonhomme François arrivait chaque lundi matin... en fin de matinée... vers douze heures précisément. Il stationnait son véhicule du côté de la bergerie. Les bras chargés de provisions. Pas de viande, mais l’épicerie de base. Il m’appelait avant d’entrer dans la maison. Présent ou pas, il déposait les colis sur la table de la cuisine.

Voyant Le Monde des livres et des numéros de La Gueule Ouverte, il tenta plusieurs fois d’entamer des sujets de conversation sur des auteurs que je ne connaissais pas. Ses Rabelais et Montaigne s’opposaient à mes Queneau et Desnos. Heureusement, monsieur Giono atténua nos divergences.

Toutefois, mes préocupations professionnelles passaient en priorité. J'établissais la liste précise des produits vétérinaires à me fournir rapidement, des aliments à acheter pour les brebis allaitantes, du lait en poudre pour les biberons, du granulé pour les agneaux à l'engraissement, etc...

Les bras levés au ciel, il ressemblait à un ange trop lourd qui, tout en soufflant devant lui, tentait de s'évader de ce monde matérialiste.

Il était toujours d'accord pour satisfaire mes besoins, notait l'essentiel au revers du couvercle de ses boites de niñas mais revenait avec des produits différents. L'huile de vidange remplaçait avantageusement, à son avis, la bombe au bleu de méthylène pour soigner le piétin ; l'eau de javel diluée valait toutes les poudres de perlimpinpin vendues par ces charlatans de vétérinaires, en cas d'infection ; et plutôt que de dépenser de l'argent en granulés pour les agneaux gras, il préférait les récupérer et les engraisser dans sa ferme de la Coterie. Ainsi, il pouvait contrôler aisément les ventes avec son maquignon attitré.

Pourtant un jour de juillet, j'avais pu constater les dégâts de ses théories fumeuses. Un beau matin de bonne heure, il m'emmena à la Coterie. Avec l'aide de ses potes et potesses, je devais tondre les vieux agneaux que je croyais vendus depuis longtemps. Quelle surprise ! Il y avait foule dans la cour, mais pas le genre de personnes habituées à fréquenter les fermes. Non, les motards avaient investi le milieu paysan. Motos, tentes, casques et blousons de cuir fleurissaient par les prés environnants.

Intimidé, j'installai le matériel dans la grange. Les animaux n'étaient pas parqués. Ils vivaient entre les quatre murs sur une couche monumentale de fumier. Il fallait se baisser pour les attraper sans toucher les poutres. La laine était piquée, sèche. Les jeunes motards, au début de la journée s'étaient équipés de bottes et de vestes en cuir. Une heure plus tard, il se trouvaient en short, car ils couraient beaucoup pour capturer les mâles les uns après les autres. François commandait le chantier, distribuait les boissons. Je suais, les jeunes aussi, autant que les agneaux qui, grâce à leur laine pleine de suint, coupaient très bien. Il me fallut tout de même une bonne journée pour raser les cent bêtes, ce qui au regard du chantier et du nombre de bière éclusées, correspondait à un véritable exploit.

Tard dans la nuit, Momo me raccompagna sur sa puissante Guzzi. Lorsqu'il se gara près de ma mobylette, une bleue toute neuve, j'avais un peu honte. Je sus que c'était lui qui allait prendre ma place en septembre à la Forêt avec deux autres potes, alors que je poursuivais mon apprentissage à l'école de berger de Montmorillon.

Le lundi suivant, je regardais le fils de ma patronne avec des yeux nouveaux. Était-il marié ? Vivait-il en communauté dans cette ferme avec ces potes et ses potesses comme il aimait à les qualifier ? Lui, François, du haut de ses 1m 85, auguste descendant d'une noblesse provinciale, moustaches à la Brassens, charentaises rivées aux pieds, lui, tout mari qu'il était avec son air débonnaire, dépareillait inévitablement au centre d'un tel groupe. C'est alors que j'appris à le connaître.

Il m'invita plusieurs fois à quelques soirées organisées. J'étais en dehors des clous. Ceux que j'avais pu rencontrer à la Coterie vivaient avec une espèce de tranquillité bon enfant. L'esprit de camaraderie était réellement présent. Ils échangeaient leurs adresses mutuelles pour effectuer des haltes à l'occasion de futures balades. C'était un vrai moment de partage.

J'observais les agneaux griller sur la braise. Petit pincement au cœur.

J'appris bien plus tard que François était un élément incontournable du mouvement des roule toujours , ces mordus de deux roues qui n'avait qu'une religion, la route.

Le mouvement qu'ils représentaient affirmait leur autonomie et leur indépendance vis-à -vis de la Fédération Française de Moto.

François, dans sa jeunesse, avait participé à des courses d'enduro en Russie. L'activité balbutiante française prit son essor grâce au réel intérêt qu'il lui portait. Il organisait des rassemblements avec deux ou trois potes et pour en diffuser les dates, ils distribuaient leur magazine Europe Moto Magazine créé de toutes pièces lors de manifestations déjà connues. En 1977, l'essoufflement dudit magazine produisit l'énergie suffisante et nécessaire pour en créer un nouveau dénommé les Gueux d'route . À la Coterie, les volontaires créaient et assemblaient les articles. L'impression artisanale de la ferme rendit l'âme puis fut confiée à un curé de campagne spécialisé dans ce genre de petit tirage. Les numéros se distribuaient de main à la main moyennant un abonnement annuel qualifié de « coopératif ».

Il suffit d'un rien pour que je suive leur route. La mauvaise humeur d'une journée de tonte pas ordinaire et voilà que je basculais dans la facilité d'une vie de berger discipliné.


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