L'Émile

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Le jour était bien avancé lorsque j'arrivai à la Forêt. De la bergerie allumée retentissaient déjà les bêlements des brebis. Il n'y avait personne. Je frappai à la porte entrouverte de la maison.

— Entrez ! Entrez vesin1 ! C'est débarré !

Un bonjour cordial fut échangé rapidement.

O mouille2 ?

— Un peu.

Entre deux gorgées de café chicorée, la météo eut droit à nos prévisions respectives. De la radio on entendit retentir la musique caractéristique marquant le début des informations de sept heures. Émile lança son fameux :

— Ben, y'a pu qu'à.

Au-dessus de son pantalon de toile bleue retenu par une large ceinture de flanelle, Émile avait enfilé ses culottes de ciré vert coupées au niveau des bottes, parce que le bonhomme était court sur pattes.

Il avait déjà parqué l'ensemble des animaux. Nous devions les trier. Sans vouloir le commander, je proposai l'aménagement rapide d'un petit couloir avec l'aide d'une dizaine de claies et d'un portillon en bout. Gypsie, attentive, entra enfin en jeu à mon premier coup de sifflet.

— On n'enlève que les gros. Reste au portillon, Y te les pousse.

— Non, Émile, viens avec moi, la chienne va s'en charger.

— Tu croé ? demanda-t-il sceptique.

— Regarde.

Sans japement, sans bousculade, les brebis avançaient en rangs serrés. Le regard de Gypsie les hypnotisait.

En moins d'une demi-heure, les mères furent séparées de leur progéniture. Les agneaux agés de quatre ou cinq mois bêlaient. Les brebis leur répondaient de plus belle.

— Quel vacarme !

Qu'é qu'tu dis ?

— Quel vacarme !

— Faut qu'ç braille. Dès que la patronne sera partie, on tondrons la laine.

— J'aimerai bien apprendre.

— Hein ? Qu'é qu'tu dis ?

— J'aimerai que tu m'apprennes à tondre !

Ol'é facile. Tu l'as jamais fait ?

— Pas encore. J'ai aidé à attraper, c'est tout. Faut trier les mâles des femelles ?

— Non. Les petits des gros.

— D'accord chef.

— Ben, y'a pu qu'à.

***

La 404 noire troubla la tranquilité de la cour tandis que le clocher de Joussé sonnait huit heures. Madame Vignes attendit que François vienne lui ouvrir la portière. Nous étions debout, raides comme des piquets adossés à la porte de la grange. Émile avait quitté sa casquette et la triturait entre ses mains. Le haut de son crâne blanc semblait étranger au reste de son visage déjà tout bruni par le soleil printanier. Lorsqu'elle passa devant nous en se tordant d'un rictus aimable, François lui lança :

— Je passe vous reprendre vers midi. Cela vous convient-il ?

— Parfait. Je crois que nous aurons fini. N'est-ce pas Émile ?

— En principe oui, madame Vignes.

Il baissait les yeux, regardait ses bottes, puis les charentaises du grand François, sans émettre aucune réflexion. Il était lisse, poli et lisse. Il n'en pensait pas moins.

Madame Vignes, portait une veste imperméable marron foncé, un chapeau de toile aux larges bords, et une jupe de coton épais qui recouvrait tout juste le haut de ses guêtres attachées soigneusement. Quelques cheveux libres s'étaient échappés de la masse de son chignon souple à peine serré, porté bas dans la nuque, elle-même bien protégée par une écharpe écossaise. Elle déplaçait sa grande carcasse de femme fière avec la majesté des personnes respectables.

— Bien. Je vois que vous avez tout trié.

— Oui madame Vignes.

Une fois la casquette remise sur la tête, Émile retrouvait son rôle d'employé au service d'une patronne exigeante. Il approcha une drôle de chaise haute et l'aida respectueusement à grimper dessus.

— Ah ! Très bien. Je vous remercie. Donnez-moi vos carnets.

Le domestique n'eut pas à courir. Il avait tout préparé.

— J'ai déjà noté les naissances sur les miens, mais cela me permettra de comparer avec l'année précédente. Commençons, je vous prie.

N'étant pas au fait de la manœuvre, je prêtai la main au berger pour lui faciliter la tâche.

Nous devions attraper les agneaux les uns après les autres.

— Pourquoi ne les serrez-vous pas plus ? Ils vont vous faire courir. S'étonna-t-elle un peu agaçée.

— Avec la chine de Bertrand, o'l'é facile à c't'eure.

— J'ai peur qu'il ne les morde. Surveillez bien le fond pour qu'ils ne s'étouffent pas.

À mon coup de sifflet, Gypsie sauta sur les agneaux, circula sur leur dos jusqu'à atteindre le mur opposé. Effrayés, ceux-ci relâchèrent la pression et s'avancèrent près de nous. Il nous suffisait de nous baisser pour les attraper.

— Il est étonnant cet animal. Jamais il ne les mord ?

— Jamais madame.

— Incroyable. Est-il racé ?

— Oui, c'est un Border Colley, madame.

— Formidable. Vous avez là un bien précieux, Bertrand. Allons-y, prestement.

J'utilisai ma canne avec le crochet en fer et lui sa "canette" comme il disait : "il vaut mieux en avoir une courte efficace, qu'une longue mollasse". Il en avait tout simplement réduit le manche de moitié.

À tour de rôle, tandis que l'un attrapait et attendait, l'autre annonçait le numéro de l'animal. C'est surtout moi qui déchiffrais car l'Émile n'avait pas envie de chausser ses autres yeux comme il disait. Madame Vignes inscrivait le numéro suivi d'une appréciation rapide, traçait sur la tête un coup de crayon gras. La couleur rouge signait la mort de la bête

À l'aide d'une corde et de plusieurs poulies fixées dans les poutres, elle actionnait un système ingénieux. Sans effort elle tirait la porte guillotine qui ouvrait soit la case "abattoir" soit la case "troupeau".

La couleur bleue signifiait que l'agneau était trop petit, ou bien que l'agnelle était à conserver. La patronne s'emparait de son pistolet doseur et elle envoyait dans la bouche de l'animal que nous maintenions fermement, une rasade de vermifuge laiteux. Nous retrouverions les bleus avec le reste de la troupe plus tard, lors de la tonte.

À tout moment, elle interrompait son travail pour nous apprendre que tel agneau provenait d'une brebis fameuse qui elle-même descendait d'un excellent bélier. Cette femme, économe en paroles, dirigeait les opérations d'une main ferme et décidée. D'après Émile, les soixante dix-ans qu'elle portait allègrement ne l'embarassait pas lorsqu'elle était au milieu de ses ouailles. Pourtant, la chute provoquée par une bousculade lors d'un précédent tri l'avait contrainte à accepter cette fameuse chaise à pieds hauts, confectionnée par l'astucieux berger, qui, pas peu fier rougissait au moindre compliment de sa patronne. Entre eux suintait une espèce de connivence dans le travail, comme un vieux couple qui connaissait et devinait à l'avance ce que l'autre prévoyait.

Elle constata et félicita l'efficacité de Gypsie. En moins de trois heures, nous avions passé les deux cents agneaux. Un lot de quatre-vingts mâles partirait pour la boucherie dès le lendemain. Elle promena son regard sur l'état d'engraissement de ceux-ci.

— L'herbe est riche cette année.

Y'ont la courante. Ol'é la pluie.

— Il faudra traiter les brebis contre la douve. Vous reste-t-il du produit Émile ?

— Peu, madame Vignes, peu.

— Quand commencez-vous à tondre ?

C'tantôt, madame Vignes, C'tantôt.

La timidité d'Émile le rendait touchant, sympathique. L'homme au bout de sa carrière savait qu'il vivait les dernières exigences de sa patronne. Il accueillait les ordres de celle-ci avec une sobriété impalpable.

Avec elle, tout avait bien fonctionné. C'était une femme honnête, qui payait toujours en début de mois.

Avec son fils François, c'était une autre histoire.

— Vous apprendrez à Bertrand.

Ol'est pas bête le drôle. Y apprend vite.

— Je dirai à mon fils François de vous apporter le vermifuge nécessaire...

— … Et une autre tondeuse ?

— Oui, il doit en rester une à la Coterie, enfin dans l'temps, y'en avait une.

— Ben, y'a pu qu'à.

— Faites. Faites donc.

— Vous voulez entrer à la maison ? Un café peut-être ? lui proposa-t-il

— C'est gentil. Ne vous occupez pas de moi. Je vais faire un tour.

1 Vesin : voisin

2 O mouille : il pleut.

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