Signer le registre

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Le meneur quitta l’armurerie, le ventre noué. Il prit soin de ne pas trahir son agacement dans sa démarche, ni sa colère dans la veine qui tambourinait sur ses tempes. Il tenait fermement à la main le sac en toile de jute qui ne cessait de s’agiter depuis que le soldat avait remis le louveteau à l’intérieur.

« A ta place, je ne me ferai pas remarquer davantage… songea le meneur. Arrête un peu de gigoter comme ça ! »

– Capitaine, souhaitez-vous que je me charge de confier cet avorton à Vlad ? La caserne est sur ma route…

Le capitaine fut frappé par l’animosité lasse qui venait de percer dans la voix du soldat. Debout près du mur de l’armurerie, le soleil timide du matin soulignait la rondeur juvénile de ses joues et le duvet qui poussait au-dessus de ses lèvres gercées par le froid. Son allure faisait peine à voir : un filet de sang coulait de son arcade jusqu’au bas de son menton. Toute sa vie, on lui avait inspiré la crainte et l'antipathie pour les loups. Et voilà que ses peurs s’étaient cristallisées la nuit dernière. Pourtant, il n’y avait pas autant de colère que la capitaine l’aurait cru. Au contraire, il décelait même un peu de tristesse. Et de lassitude.

– Vous avez bien mérité du repos, répondit le capitaine en posant une main sur l’épaule du jeune soldat. Rentrez chez vous, je me charge du loup.

Les deux soldats ne se firent pas prier pour partir. Ils semblaient aussi avoir compris au ton doux mais tranchant de leur supérieur qu’il ne valait mieux pas discuter ses ordres. Ils s’éloignèrent tous deux vers les quartiers sud qui desservait les villages côtiers où ils résidaient.

Après une nouvelle - et vaine - tentative du louveteau de se hisser assez haut pour mordiller les doigts qui fermaient le sac, le capitaine se mit en route vers la caserne d’un pas décidé et le poing serré. Il savait d’ores et déjà qu’il allait devoir la jouer fine pour ne pas éveiller les soupçons. Mais il savait aussi qu’il susciterait la méfiance s’il n’allait pas signaler son retour. Pouvait-on seulement parler de “retour” lorsqu’une troupe revenait aussi amputée de son effectif initial ?

Il resserra les doigts autour du sac en essayant de ne pas laisser l’émotion le submerger. Comme s’il avait senti le trouble de son ravisseur, le louveteau s’agita de plus belle dans son sac, émettant de minuscule cri qui se perdait dans le brouhaha silencieux de la cité qui s’éveillait doucement autour d’eux. Celui-ci frissonna de peur lorsqu’il entendit l’une des mailles du sac se rompre. S’il continuait comme ça, il ne percerait ni plus ni moins sa prison et Dieu seul savait comment réagirait l’intendant…

Le capitaine s’abrita dans une impasse sombre, épargnée par le soleil grâce à la hauteur des bâtiments construits tout autour. Il n’y avait pas âme qui vivait par ici et si le soldat n’avait pas vu le soleil se lever en descendant de la montagne, il aurait pu croire qu’il faisait encore nuit.

Après avoir vérifié que personne ne l’avait suivi, le capitaine plongea la main dans le sac, sans prêter attention aux coups de crocs et de griffes qu’il récolta. Il sortit l’occupant du sac par la peau du cou et le leva jusqu’au niveau de ses yeux. Le louveteau se débattit encore davantage - si cela était possible - et roula sur lui-même pour échapper aux doigts qui le retenaient.

– Maintenant écoute-moi bien, boule de poils. Ce que je fais là est interdit, et ce que je m’apprête à faire l’est encore plus. Alors pour ta sécurité, tu as intérêt à te tenir à carreaux à partir de maintenant, c’est compris ?

Seul au milieu de l’impasse obscure, le capitaine sourit de sa propre situation : était-il vraiment en train de s’adresser à un loup ? Qui plus est à un louveteau à peine capable de sortir ses griffes seul ? Et le comble, c'est qu’il espérait faire entendre raison à cette boule de poils indisciplinée…

Pour se donner une contenance, il secoua le louveteau en le regardant droit dans les yeux. Soudain, l’animal cessa de se débattre et replia sous lui ses deux pattes avant. Il ne montra plus les crocs et ses petites griffes se rétractèrent l’une après l’autre.

– C’est beaucoup mieux, le félicita le capitaine, se trouvant toujours aussi ridicule.

D’un geste assuré, il remit l’animal au fond du sac. Son esprit fatigué lui jouait-il des tours ou le louveteau était-il vraiment devenu plus calme ? Toujours est-il que, pour la première fois depuis qu’il se trouvait prisonnier du tissu, le canidé ne se débattit pas et resta tranquille, bercé par les pas du soldat.

« Lui aussi doit avoir besoin de repos… C’est sûrement ce qui explique cette soudaine accalmie… »

Le capitaine reprit sa route vers l’armurerie.

Il frappa à la porte du bâtiment qui sentait le fer et la poussière. A l’intérieur, dans un hall silencieux, un bureau fatigué soutenait un énorme registre aux pages gondolées. Des éclats de voix résonnaient dans les étages desservis par un immense escalier à colimaçons qui serpentait depuis le fond du hall. Des pigeons nichaient dans les plus grandes des fissures qui lézardaient les murs jusqu’au plafond. Un lustre en fer forgé flottait comme par magie au-dessus du bureau. Tout l’édifice semblait prêt à s’écrouler d’un instant à l’autre.

Le capitaine, toujours étonnée de la soudaine coopération du louveteau, s’avança sans bruit vers le registre et s’empara de la plume. L’encre avait formé une croûte noire et il gratta la pointe sur le haut de la page avant de l’annoter, le cœur serré.

" Me voilà de retour. Une fois de plus…"

- Je commençais à désespérer de te revoir, fit une voix derrière lui. J’ai bien cru ne plus jamais voir ta signature dans le registre, Capitaine Sildo.

A l’évocation de son nom, le soldat sentit tout son corps se contracter. Comment avait-il pu croire qu’il s’en sortirait si facilement ?

- Vlad… J’imagine que tu sais déjà que la mission a été un véritable échec… Je ne faisais que passer, je dois rentrer au plus vite, j’ai un rapport à écrire.

Tentant de rester aussi courtois que possible, Sildo ramassa le sac qu’il avait posé à ses pieds pour signer le registre et fit mine de quitter la caserne. Intérieurement, il priait pour pouvoir fuir le plus vite possible…

- Attends un peu, Sildo ! Tu penses que je vais te laisser filer comme ça ? Combien d’hommes sont encore morts sous ton commandement ce soir ?

Sans relever l’affront de ne pas avoir énoncé son grade en s’adressant à lui, Sildo se retourna lentement. Ce qu’il ne voulait surtout pas, c’était l’affrontement. Et Vlad semblait bien disposé à lui chercher querelle…

- Pourquoi me poser la question ? répondit le capitaine sans se démonter. Tes espions ont déjà dû te faire leur propre rapport. J’ignore encore pourquoi je me fatigue à écrire le mien alors que tes informateurs le font si bien…

- C’est tout ce que ça te fait ? Hein ? C’est ta faute ! Encore une fois.

Cette fois, le capitaine fit un pas en avant, le cœur battant et la main posée sur le pommeau de son épée accrochée à sa ceinture.

- Finalement, tes espions ne sont pas si exhaustifs que ça ! feula-t-il, les yeux injectés de sang. Nous sommes tombés dans une embuscade ! Nous étions trop peu nombreux. J’ai fait ce que j’ai pu pour remplir la mission…

- Et toi… Comme toujours face à ces affreuses créatures, te voilà sain et sauf. C’est curieux, n’est-ce pas ? Après toutes ces années, tu continues à t’en sortir indemne. Ne me dis pas que tu n’as jamais remarqué que ces sales cabots t’épargnent toujours…

Sildo serra les dents pour se retenir de ne pas trancher la gorge de Vlad que la graisse et la sueur faisait ressembler à un cochon.

- Si tu es au courant de ce qui est arrivé, tu sais aussi ce que j’ai perdu là-haut. Alors ne t’avise plus jamais de me dire que j’ai été épargné…

Cette fois, et pour la première fois depuis leur entrevue, Vlad fit un pas en arrière, soudain conscient qu’il avait été trop loin. Une goutte de sueur roula sur son front épais et une étrange grimace étira ses traits pâteux.

- Excuse-moi…

Au même instant, le sac s’agita dans la main du capitaine et son sang ne fit qu’un tour.

- Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Vlad, méfiant.

- Je suis passé à l’armurerie récupérer mes vêtements. Je n’ai pas eu le cœur de retirer mon armure là-bas. Je ne pense qu’à une chose, c’est rentrer et me reposer…

Sildo avait fait en sorte de paraître le plus crédible possible, tout en priant pour que le louveteau ne s’agite pas davantage. Mais visiblement, son mensonge ne fut pas assez convaincant puisque Vlad s’empara d’un lasso accroché au mur derrière lui.

- Vide ton sac, Sildo. Immédiatement.

- Comme tu voudras…

Ses forces soudain décuplées, le capitaine lâcha le sac à ses pieds et décocha un coup de poing violent, si violent que le bruit de l’impact résonna dans tout le hall. Déséquilibré et le visage encore plus rougeaud, Vlad bascula en arrière, les yeux fous.

- Et maintenant, tu vas me laisser tranquille, murmura Sildo en soulevant l’homme à terre par le col de sa chemise mal boutonnée. Je suis revenu, le registre est signé et je rentre chez moi. Ne me pose plus une seule question, sinon je noterai dans mon rapport que tu m’as manqué de respect à deux reprises ce matin en omettant de m’appeler par mon grade, c’est bien compris ? Et si tu oses quand même me désobéir, sache que je te ferai regretter ta décision, fais-moi confiance…

Le nez en sang et les yeux voilés, Vlad dévisagea le capitaine, la main sur le visage. Après quelques minutes à respirer comme un buffle, il hocha la tête, apeuré et contraint au silence.

- Bonne soirée, Vlad.

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