La main dans le sac

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Les bannières déchirées du royaume flottaient dans le lointain. Leur couleur dorée d'origine n'était plus qu'un lointain souvenir : la pluie et vent les avaient tant malmenés qu'elles ressemblaient désormais à de vieux morceaux de chiffon.

L'air frais du matin piquait la peau des quelques courageux déjà dehors. Des gouttelettes de pluie brouillaient la surface du lac qui sommeillait à l'horizon. Depuis le sommet de la montagne, la cité semblait déjà sur le point d'être engloutie par son eau sombre et silencieuse, comme cela arrivait parfois au moment des pluies diluviennes du printemps.

Trois soldats descendaient le sentier rocailleux qui serpentait depuis les monts brumeux vers les collines escarpées. Encombré de rochers et de longues fougères, il était si rarement emprunté que son tracé menaçait de disparaître à tout moment.

L'éclat timide du soleil accueillit la petite troupe lorsqu'elle dévala les derniers mètres pour rejoindre la voie pavée qui menait aux portes de la ville. Leurs blessures brillèrent à la lueur du jour, tout comme le sang qui coulait de leurs plaies et les larmes, mêlées de boue, qui roulaient sur leurs joues. Aucun des trois soldats n'avait fière allure : l'un boitait, le mollet en sang, et s'appuyait sur un second dont le bras déchiqueté était maintenu contre son torse par une écharpe de fortune. Quant au meneur, sa mâchoire était si serrée que ses joues donnaient l'impression de trembler. Il tentait par tous les moyens de ne pas céder à ses pulsions morbides. Tout se bousculait dans son esprit : fuite… Meurtre… Vengeance… Injustice… Fuite. S'il n'était pas en train d'obliger ses pieds à avancer l'un après l'autre vers son destin, il aurait fait demi-tour en une seconde. Ensuite, il se serait terré dans la forêt. Et ne serait plus jamais revenu…

Les trois soldats entrèrent dans la cité par une porte seulement connues des militaires où ils ne risquaient pas d'être interceptés. Le meneur avait tout fait pour éviter la porte principale. Plutôt mourir que d'affronter les infâmes gardes des remparts. Plutôt mourir…

Boitillant et les yeux plissés par la fatigue et le soleil levant qui se reflétait sur la surface du lac, ils traversèrent les quartiers militaires qu'ils avaient quittés la veille, bien plus nombreux. L'heure matinale leur offrit au moins calme et solitude : les soldats de la milice patrouillaient déjà, laissant les troupiers se reposer de leur garde de la nuit. Pour la première fois depuis la veille, le sort semblait donc plus clément en leur offrant un répit avant la tempête qui s'annonçait.

Par habitude, la troupe prit le chemin de l'armurerie et y entra avec un sentiment nouveau qui leur brûla le cœur. Les trois soldats pénétrèrent dans une pièce gigantesque, circulaire et percée de dizaine de vitraux colorés. Le soleil encore pâle décalquait leurs dessins sur le sol en pierre tout en faisant briller les innombrables armes accrochées aux murs. Boucliers, épées, lances, flèches, arcs, arbalètes… Toutes sommeillaient dans d'immenses placards ou directement fixées au mur entre deux lézardes. Des éclats de fer résonnèrent soudain au fond de la pièce et le meneur sentit son sang se glacer.

Après un regard entendu à ses deux compagnons, il s'avança jusqu'au centre de l'armurerie, face à l'estrade d'entraînement, toujours en silence. Parler allait lui brûler la gorge, il en était certain, mais cette fois, il ne pouvait plus reculer. Il reconnut la silhouette trapue et ramassée de l'Intendant, aux prises avec un soldat rachitique qu'il confondait visiblement avec un sac de pommes de terre d'après la manière dont il le maltraitait. Lorsqu'il entendit la troupe avancer, il se retourna d'un bond et le soldat en profita pour dévaler les escaliers qui descendaient de l'estrade avant de s'échapper par une porte dérobée, le bras en sang. Le meneur ne manqua pas de remarquer les gouttes rougeoyantes qu'il laissa sur son passage et il serra un peu plus les dents. Si l'Intendant était capable de malmener autant les jeunes recrues, qu'allait-il bien pouvoir leur faire ?

Il entendit les deux soldats s'agenouiller derrière lui avant de se relever en grimaçant sous l'effort. Leurs blessures venaient de se réveiller.

– Que signifie donc cette intrusion au beau milieu de ma séance d'entraînement ? s'agaça l'Intendant, des éclairs grondant au fond de ses yeux noirs. A ce que je sache, je n'ai convoqué personne et la seule troupe partie en mission était attendue il y a plusieurs heures déjà…

L'Intendant n'avait pas frappé aussi fort que sur sa jeune victime et pourtant le meneur sembla recevoir un coup en plein cœur. Soutenant le regard de l'intendant sans vaciller, il fit mine de ne pas comprendre les lourds sous-entendus de ses paroles.

– Nous avons en effet été retardé… et surtout décimé. Une embuscade… voilà ce qui nous attendait en haut de la montagne, tenta-t-il de se justifier malgré la douleur qui remontait dans sa nuque.

L'Intendant prit le temps de ranger son épée avant de se planter au bout de l'estrade d'où il surplombait les arrivants de deux têtes. Jamais il ne serait descendu à leur hauteur. Il les considéra longuement, son visage émacié encadré de ces cheveux longs et noirs, que la sueur rendait huileux. Ses cernes, qui descendaient quasiment jusqu'à ses lèvres, soulignaient de petits yeux noirs et vils. Son teint cireux lui donnait toujours l'air malade, malgré les muscles saillants de ses bras et ses cuisses de taureaux. Mais le plus curieux restaient ses deux canines aiguisées et étonnamment longues qu'ils peinaient à ranger derrière ses lèvres étirées. Le meneur s'était toujours dit qu'il s'agissait bien du reflet de l'âme de l'Intendant : tout faire pour évincer ceux qui se mettaient en travers sa route. Comme un serpent répandant son venin dans le cœur de ses victimes.

– Ai-je bien entendu ? Une embuscade ? N'étiez-vous pas censés simplement raflé des loups ? Qui donc a bien pu vous attaquer dans ce cas ? Des troupes venues du Nord ? Des mercenaires de la côte ? Pourquoi n'avez-vous pas sonné l'alarme dans ce cas ? Toute la cité est peut-être en danger à l'heure qu'il est…

Cette fois, le poignard invisible sembla s'enfoncer plus profondément dans le cœur du meneur en creusant un trou bien plus large. Sous son inquiétude futile et son empressement, il n'y avait rien d'autre que l'infâme volonté d'humilier le peu qu'il restait de la troupe. Car l'Intendant connaissait déjà les réponses à ses questions…

– Les loups… continua le meneur sans prêter attention au rictus mauvais qui étirait les lèvres de l'Intendant. Nous avons été impuissants. Ils s'étaient tous alliés, ils avaient reconstitué une meute…

– Une meute ?

L'Intendant sembla se forcer à ne pas éclater de rire : des soubresauts agitaient les commissures de ses lèvres. Il trépignait d'entendre les pitoyables excuses des soldats, chaque nouvelle explication étant plus risible que la précédente…

– Apparemment, notre stratégie visant à les désorganiser a échoué. La meute avait retrouvé un mâle dominant. C'est lui qui a mené l'assaut.

A l'évocation du "mâle dominant", le regard de l'Intendant se vrilla quelques instants avant de reprendre aussi sec sa figure moqueuse :

– Peut-on m'expliquer comment ces loups infirmes, ces avortons relâchés à leur naissance à cause de leur piteux état, ont pu décimer un bataillon entier ?

Un silence pesant s'empara de l'armurerie. Derrière le meneur, les deux soldats ne pensaient à rien d'autre qu'un lit où se reposer enfin et soigner leurs blessures. Tête baissée et dents serrées, il prit son courage à deux mains et regarda l'Intendant dans les yeux :

– Je n'ai pas la réponse. Ce que je sais, c'est que nous les avons tous tué jusqu'au dernier. Tous sauf un.

A ces mots, l'un des deux soldats brandit un sac en toile de jute, effiloché par endroits. Avec précaution, il plongea la main à l'intérieur et en sortit une minuscule boule de poils par la peau du coup. La bestiole, les crocs encore fragiles brillant sous la lumière multicolore des vitraux, se débattit férocement en battant des pattes.

Cette fois, l'Intendant ne put réprimer son sourire. Un sourire maléfique et perfide. Il descendit les quelques marches de l'estrade, sans lâcher le louveteau des yeux. Il le jaugea d'un regard : muscles saillants et vifs, crocs de lait déjà aiguisés, mâchoire puissante et griffes acérées…

– Dans ce cas, montrez à ce jeune spécimen de quoi sont capables les hommes, finit-il par dire d'une voix traînante. Il va payer pour la révolte de son peuple…

Une violence sans pareil émanait du corps robuste de l'Intendant qui tourna le dos à la troupe en remontant sur l'estrade.

– Faites le souffrir, poursuivit-il avec la même haine. Torturez-le autant que sa meute a décimé notre troupe. C'est compris ?

Les trois soldats étaient restés de marbre, pétrifiés par les ordres de l'Intendant. A ce moment-là, il n'y avait aucune différence avec les statues posées aux coins de la cité.

– Ne doit-il pas être baptisé comme tous les autres louveteaux ? Et qui se chargera de son éducation ? osa demander l'un des deux soldats d'une voix tremblante.

– Nous verrons cela s'il passe la première lune…

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