Ava

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Recevoir des messages du futur apportait ce chaud réconfort de la persistance de sa vie. On se savait vieillir et s'adapter aux obstacles qui ne manqueraient pas d'affluer. On se sentait vivant et pour longtemps. Jusqu'à quand ? La question ressemblait de moins en moins à un mystère, Ben n'ayant jamais reçu aucun message au-delà de l'année 2048. Le protocole de signature de message qu'il avait mis en place avec ses vieux pour se garantir des faux était sans appel. Que s'était-il passé ensuite ? Cette question n'avait été qu'un tintement au début, léger et clair, sans importance. Puis un bruit de fond inaudible, une petite ritournelle qui réapparaissait quand tout autour de lui se calmait. Depuis quelque temps elle s'était transformée en un bourdonnement parasite qui enflait, le crissement de griffes sur du métal qui lui arrachait une grimace.

Au quartier de la Butte aux Cailles, dans un Paris de touristes où la rue s'habille des élégants lampadaires en fonte et s'anime des cafés et restaurants aux devantures d'époque, Ben se tenait devant l'un d'eux, face à une énorme tête de porc. Un écran, proche, indiquait qu'il restait 15 heures et vingt-huit minutes avant la Grande Connexion. Il faisait tourner nerveusement son dé dans sa poche. Il avait l'impression de revivre une scène de sa vie. De messages par-ci en confidence par-là, il s'était peu à peu reconstruit son histoire. Celle-ci disait que la veille de la Grande Connexion poussé par le besoin de se changer les idées en tentant une nouvelle expérience il rentrerait dans un de ces nouveaux restaurants rédemptions. Il l'entendrait avant de la voir puis sourirait comme un collégien en entendant son nom, Ava. Ils déménageraient au bout de 2 mois en banlieue, pour être ensemble. Un garçon, une fille, le choix du roi et une existence paisible allongé sur la pelouse de son arrière-cour. Il avait suivi toutes les indications pour ce moment-là, pour accéder à ce bonheur.

Il ouvrit la porte et se sentit happé par une immonde odeur, mélange de boue humide et de sueur bestiale. Un énorme porc siégeait au centre de la grande salle et semblait prendre un malin plaisir à patauger dans sa bauge devant des dizaines de personnes attablés, hilares. Il était devenu interdit de manger du cochon, par loi républicaine. Les échos du futur avaient annoncé une terrible épidémie dû à une variante du virus de l'encéphalite, un carnage humanitaire apparemment, décimant des milliards de vies de la Chine aux Etats-Unis. Les musulmans avaient bombé le torse et hurlé de fierté – on vous l'avait bien dit – et les végétariens s'étaient empressés de lancer un mouvement pour réparer moralement les atrocités commises sur ces pauvres mammifères, les restos rédemption. Bref, la nouvelle mode était de manger du céleri en reniflant de la merde de cochon.

Malgré un système olfactif désormais hors service, il sentait ses autres sens complètement en éveil, à l'affût du moindre moment présent. Cela faisait cinq ans qu'il attendait cette soirée et il se sentait transporté par un sentiment d'impunité et de toute puissance. Il commanda un plat de lentilles aux trompettes de la mort.

Un hululement suivi par le hurlement d'agonie d'un loup solitaire. Ce rire venu du fond de la grande salle déclencha une furie électrique parcourant ses neurones, ses glandes surrénales expulsèrent les hormones de la peur dont l'adrénaline et il avait les poils hérissés comme un chat avant un combat.

Son dé roula plusieurs fois sur la table. Le choix du hasard. Il se leva et avança gauchement, poussé par l'importance du moment, mais aussi par ce qu'il ressentait comme une sorte de devoir. Quelle impression étrange alors de se laisser guider par ce rire, d'isoler ensuite sa voix dans le brouhaha ambiant du restaurant, de découvrir, tenter d'esquisser même, une personne par ses simples variations vocales. Elle lui apparut, au milieu d'autres jeunes gens à s'esclaffer devant un petit porcelet, rose comme un dessin d'enfant, un verre à la main. Elle avait un visage ouvert et lumineux, des yeux qui vous rappelle les forêts et de gestes amples, forts, libérés. Comment aborder une inconnue aussi familière ?

_ Chaud dev...

Une odeur de potiron l'envahit en même temps que ces thermorécepteurs épidermiques hurlèrent.

_ Mon dieu, pardon, je suis désolé.

Deux petites billes de chocolat, affolées, le fixèrent et des petites mains toutes menus, blanc comme du pain, avisèrent de vaguement éponger le litre de soupe tombé sur sa chemise et son pantalon.

Bordel la serveuse.

Ben détourna le regard immédiatement, simulant de chercher un camarade quelque part. Il retira la main nettoyeuse et prit soin de fermer les yeux chaque fois qu'il croisait ceux de la jeune femme.

_ Est-ce que vous allez bien ? Vous semblez ...

_ Je vais très bien... surtout avec une chemise lavée à la soupe. Laissez-moi tranquille maintenant !

Il avait haussé le ton, attirant les regards de tous les convives, y compris celui d'Ava. Il sentait l'histoire dérapée, rapidement glissée entre ses doigts comme les grains de sable d'un temps incontrôlable. Tant pis, il décida de jouer sa dernière carte. Il fonça vers la table et se présenta.

_ Salut, Ava c'est ça ? Je suis Benjamin ... et je crois qu'on devrait parler, avait-il balancé sans un regard vers les autres.

Surprise, déçue, outrée ? Il lui fut impossible de lire les traits de son visage, mais elle accepta quand même de s'isoler avec lui. Il la trouvait belle, mutine et un petit côté extravagant dans sa manière de s'habiller qui lui plaisait. Physiquement ça roulait.

_ Je suis un ancien footballeur, fit-il de but en blanc.

A la mine déconfite qui lui faisait face, il comprit que c'était une erreur d'avoir aborder ce sujet en premier. Instinctivement, il jeta un coup d'œil à son téléphone.

« Petit conseil d'ami :). Branche-la vite sur le sujet de la Grande Connexion. B03102028 »

_ Puisqu'on se la joue direct carte sur tables, je suis physicienne, spécialisée dans la gravité quantique, je travaille dans le tout petit avec plein de mathématiques, continua t'elle sur un ton qui se voulu trop léger. Comme si elle avait cherché à le ménager.

_ Physicienne, rétorqua t'il sur un ton songeur. Cool ! Et vous avez encore du boulot malgré les ghosts ?

_ Je ne suis pas une secrétaire ou un comptable. Je travaille sur des choses abstraites que l'on ne voit qu'à travers des équations.

_ Est-ce que ce n'est pas comme cela que les ghosts voient le monde ?

Petit hululement. Elle rit.

_ Oui d'une certaine manière ! je récupère des données, j'écris des équations et des images se forment, comme les ghosts ... et comme les humains aussi. Mon domaine d'études est les mondes antichrones.

« Demande-lui ce qu'elle pense de la Grande Connexion. B17032029 »

Ben resta un peu interdit. Cette fille lui parlait une langue étrangère et il n'avait pas la bonne application pour la décoder.

_ Anticraune ... Oui c'est ancien ... une sous-branche de l'antiquité ! hasarda t'il comme un écolier au tableau ne sachant pas sa leçon mais assez culotté pour tenter de le faire croire.

Gros hululement. L'atmosphère se détendait.

_ Anti Chrone comme chronos, le dieu du temps. N'as-tu jamais rêvé de voir ton vase préféré, brisé en milles morceaux, se reformer en un verre intact ?

_ Je ne dirais pas que ... j'ai rêvé de ça ...

_ OK, ok, alors est-ce que ce ne serait pas cool de voir sa Porsche emboutie se réformer pour devenir comme neuve ?

Le raccourci footballeur-belle voitures le chagrina un peu. Mais il comprit et acquiesça.

_ Et bien d'après les lois de la physique, ce n'est pas impossible, c'est juste une question de probabilité... Dans l'océan quantique, sous-jacent de notre réalité, un petit rien, un changement inadéquat, une fluctuation, le souffle d'une fée va faire que le temps, au lieu d'aller dans un sens, s'écoule dans l'autre.

Ses yeux étaient immensément ouverts et Ben s'y perdait comme dans un verre de caïpirinha. Il n'y pipait cependant pas grand-chose.

_ Donc ... la Grande Connexion ?

_ Excellent parallèle, je vois que tu suis. Nous avons reçu tellement d'informations du futur qui ont fait exploser notre connaissance sur l'énergie noire, les multi-dimensions, le phénomène d'émergence et que sais-je encore. C'est comme si, un cerveau de Boltzmann allait apparaître demain et se mettre à observer notre univers en y appliquant des lois différentes. Ce moment n'a peut-être duré qu'un court instant mais il a tout rassemblé, passé, présent et futur. C'est fou !

_ C'est fou ! répéta par un mimétisme enfantin Benjamin.

_ Qu'est ce que tu en penses toi ?

_ Je pense ... que si j'essaye tous les jours de passer à travers un mur, il y a un moment je vais y arriver c'est ça ?

Elle n'arrêta pas de parler pendant tout le dîner, il ne s'arrêta pas d'écouter. Il s'était mis à frémir lorsqu'elle passait sa main derrière l'oreille pour y mettre ses cheveux, bouillir lorsqu'elle passait sa langue sur ses lèvres pour annoncer une boutade et à rêver en esquissant des images fractales de ses problèmes quantiques. Cette fille était tout sauf pour lui, mais elle était à lui, sa promise. Le ventre plein et le cœur battant la chamade, ils sortirent du restaurant, accueillant d'une profonde inspiration l'air frais débarrassé de la puanteur de ferme. La rue était pleine de personnes sortant deux par deux des bistros. Les deux téléphones carillonnèrent presque simultanément.

« Douceur et sensualité ! Passe à la salle de bains avant ;). B22092030 »

_ Il faudra envoyer un message pour soigner ton entrée, ce n'était pas très romantique, fit Ava. On va chez toi ?

Un clin d'œil plein de malices. Ben se sentit rougir comme un adolescent.

_ Je vais nous chercher un auto-vélo, ne bouge pas !

Il disparut dans la petite ruelle traversante et faiblement éclairée. Rapidement, il distingua des mouvements dans la pénombre et reconnu la serveuse. Elle se tenait assise, à côté des ordures, des volutes de fumées s'échappant de ses lèvres. Il hésita, après tout elle était mignonne.

_ Vous fumez encore ? Aucun de vos vieux ne vous a dit que vous alliez mourir d'un cancer ? lui lança t'il comme un reproche qui se voulait caustique.

Elle le fixait du regard, et il lui sembla qu'elle n'avait pas attendu qu'il l'interpelle pour cela.

_ Et c'est reparti pour des reproches ..., siffla t'elle entre ses dents.

_ Je suis désolé pour ce soir, en fait ...

_ Vous venez de me faire perdre mon emploi !

Elle avait clamé cela de manière virulente, mais la colère n'y était pas.

_ Je suis encore plus désolé.

« Rentre chez toi et ne parle pas à la serveuse. B02072026 »

_ Encore un message de l'avenir ?

Ses mains avaient formé des guillemets alors qu'elle formait le mot. Son ricanement moqueur finit de dévoiler tout le mal qu'elle en pensait.

_ Et qu'est-ce qu'il dit le vôtre ?

_ Je n'en sais rien ! J'ai jeté mon portable dans la Seine il y a bien longtemps.

Ben en fut stupéfait. C'était la première fois qu'il croisait le chemin d'un déconnecté. Des gens bizarres qui avaient refusé en bloc tout ce qui pouvait leur arriver de bien dans la vie pour se laisser aller au petit bonheur la chance. Les déconnectés ! On raconte même qu'ils s'étaient mis à inventer une langue inconnue afin de ne plus être compris, et écoutés des ghosts. Sachant qu'il faut moins d'une heure de conversation pour qu'une intelligence artificielle apprennent et décryptent une nouvelle langue, les pauvres s'étaient mis à mettre à jour et à tordre leur nouveau langage tous les jours si bien qu'ils n'étaient plus arrivés à se comprendre entre eux au bout d'une semaine.

_ Pourquoi vous rigolez ? Vous pensez peut-être que je suis une de ces décérébrés qui ne souvient plus de ses mots de passe ?

_ Non, pas du tout. Vous êtes libre de faire ce que bon vous semble. Allez bonne soirée, la mienne n'est pas terminée si vous voyez ce que je veux dire !

De manière la plus inélégante qui soit, il lui tourna le dos et entrepris de revenir dans la lumière.

_ Je n'ai pas toujours été serveuse !

Rentre chez toi et ne parle pas à la serveuse

_ Oookay. Laisse-moi deviner, casse-couille professionnelle ?

_ Manqué de peu, ingénieur en mécanique quantique, programmeuse d'algorithme pour ordinateur quantique.

Ben éclata de rire.

_ C'est la soirée. Pour le prochain essaye de donner un métier qui fait sens. Je ne sais même ce que c'est ton cantique machin chose.

_ Pourquoi est-ce que tu es là ?

Ben fut surpris par la question et demanda plus de précision.

_ Laisse-moi deviner. Quelque part, dans les trois, quatre neurones qui se touchent dans ta tête, tu t'es dit qu'on ne doit pas laisser passer une opportunité, pas vrai ? Que mon petit cul pouvait être bien sympa !

_ N'importe quoi tu es complètement folle.

_ Ne t'énerve pas ! Je trouve cela bien. Il y a encore quelque chose en toi qui croit que tout n'est pas décidé, qu'il existe encore une petite probabilité que ça ne marche pas avec la première et que je ferais une bonne seconde. Ou mieux, tu te dis que tu as peut-être encore le choix.

_ On n'a pas le choix.

Les yeux de la serveuse brillèrent de tous les éclats environnants.

_ Qu'est-ce qui te fait dire cela ? demanda t'elle soudainement curieuse.

_ Quelle question ?! Je ne sais pas moi, le fait qu'un moi future me dit quoi faire à chaque étape de ma vie et que ne pas le suivre c'est un peu me trahir.

Elle tira longtemps sur sa cigarette et laissa échapper sa prochaine question en même temps que la fumée.

_ Si ton vieux t'envoie un message c'est qu'il veut que tu prennes un autre chemin, qu'il ne connaît forcément pas, puisque finalement, s'il ne changeait rien, il resterait celui qu'il est sans intervention. Donc, tu suis les décisions de quelqu'un qui n'a aucune idée de ce que va être la suite.

_ Attends, ... tes conneries m'embrouillent ... Mais, si ce n'est pas le bon chemin, il suffit de renvoyer un message et le tour est joué. Ainsi tu prends toujours les décisions qui sont les meilleures pour toi. Je me corrige.

_ Mais tu t'envoies un message à qui ?

_ A moi, maline ! Mais tu sors d'où.

_ A toi ?! mais à toi avant que tu prennes la mauvaise décision, pas vrai ?

_ Euh, bin oui !

_ Donc qu'est-ce qu'il t'arrive à toi, là maintenant dans le présent si ton passé prend la décision que tout ce qui t'es arrivé n'est plus ? Disparu ? pfiout !

Ben resta silencieux, la bouche encore ouverte. Il ne s'était jamais vraiment posé la question en ce sens et tout devenait un peu confus dans sa tête. La serveuse ricana presque avec tendresse.

_ Tu as toujours scrupuleusement suivi les messages, comme un petit soldat. Tu ne vis que pour demain, pour des possibles et des promesses sans réfléchir à ce que tu fais ou ce que tu veux vraiment. La bourse fonctionnait comme cela, prédire ce qui serait avant que cela n'arrive, détruire l'incertitude. Cela a été mon dernier job, jouer avec les nouveaux ordinateurs quantiques pour garantir le retour sur investissement de mes clients.

_ Je ne sais toujours pas ce que c'est ton truc quantique...

_ C'est ton problème beau gosse, tout ce que tu sais vient des ghosts. Ce que tu suis, vient de tes vieux. Mais au fond, peut être que tout vient du même endroit et que tu ne sais rien. Alors déconnecte toi et pfiout !

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